XXVIII

– Vous y voilà, à Paris, maître Noellet ! dit le marchand de moutons en sautant sur le quai de la gare. Descendez la rue d’Amsterdam, la rue du Havre, traversez le boulevard Haussmann : en un petit quart d’heure, vous serez rue Caumartin, près des grands boulevards, devant les bureaux du Don Juan.

Là-dessus, il quitta les deux voyageurs légèrement épeurés de se trouver seuls si loin de chez eux.

Julien et Antoinette prirent la direction qu’on venait de leur indiquer, et commencèrent leur promenade à travers Paris, lentement, retardés à chaque croisement des rues par tant de voitures qui se suivaient. Sur le trottoir, dans le miroitement de la grande ville mise en fête par un jour de soleil, ils formaient un groupe original, ces deux paysans des Mauges : lui primitif, avec sa veste courte, ses cheveux retombants, sa physionomie austère, marchant à larges enjambées, comme s’il suivait sa charrue, sans plus d’étonnement ni de hâte ; elle toute mignonne, avec sa robe noire et sa coiffe de dentelle blanche, éblouie, attirée par mille choses nouvelles. Comme ils longeaient les boutiques, elle restait parfois un peu en arrière ; elle aurait bien voulu s’arrêter aux devantures : les modes, les bijoux, les primeurs d’Algérie ou du Midi débordant des mannequins, les étalages de lingerie, de poterie et de joujoux même, tout la tentait. Mais son père la prenait par le bras : « Viens-t’en, disait-il, Toinette, c’est ton frère que nous allons voir. » Il ne pensait qu’à cet enfant, pour lequel il avait quitté la Genivière. Pour lui. Paris n’avait qu’un attrait : son fils. Et toute sa préoccupation était de savoir dans quel état il le retrouverait, comment il lui parlerait, comment il réussirait à l’emmener.

Naturellement, comme ils n’avaient ni la moindre connaissance de Paris, ni l’habitude de chercher les noms des rues sur les plaques bleues des carrefours, ils se trompèrent un peu, et arrivèrent place de l’Opéra. L’immense flot humain coulant à pleins bords sur les boulevards les enveloppa et ils n’avancèrent plus que difficilement, serrés l’un contre l’autre, dans la foule où leur passage causait une surprise rapide. On se détournait un instant. Antoinette, émerveillée, ouvrait tout grands ses cils d’or. Ses seize ans étaient une chanson que tout le monde aimait, et rien que pour l’avoir effleurée, plusieurs se sentaient le cœur plus jeune. Un mot de bonne humeur leur montait aux lèvres : « La jolie fille ! » Regardez-la, gens du pavé, c’est la campagne profonde, c’est le printemps qui passe. Et, quand le printemps passe, les âmes volent !

Julien Noellet, las du bruit qui assourdissait ses oreilles habituées au silence, fit halle au coin du boulevard, et dit à sa fille :

– Antoinette, demande-leur où c’est, le journal. Nous n’arriverons jamais : il y a trop de maisons ici.

– Ma belle enfant, répondit un marchand d’oranges ambulant à qui Antoinette s’adressa, vous y êtes : deuxième à droite, à deux pas d’ici.

Après quelques tâtonnements, elle trouva enfin la rue Caumartin et le numéro du Don Juan.

– Ici, dit-elle.

Le métayer, pour la première fois, regarda autour de lui avec curiosité : à sa gauche, le boulevard qu’il venait de quitter, à droite la rue qui fuyait et en face une porte cochère ouverte à deux battants sur un porche encombré de paquets de journaux ficelés. Au-dessus, à la hauteur de l’entresol, un transparent portait, en lettres rouges : « Le Don Juan, littéraire, mondain, financier, dix centimes. »

Par l’escalier aux marches poussiéreuses le métayer monta, suivi d’Antoinette, et se trouva bientôt sur le palier, en face de deux portes : Administration, Rédaction. Ces deux mots n’avaient pas de sens pour lui. Pendant une minute, il demeura debout, comprimant de la main son cœur, qui battait trop rudement ; puis il entra au hasard.

Un garçon de bureau qui lisait, la tête lourde de sommeil et de désœuvrement, les coudes sur un buvard, se détourna. En apercevant les Noellet, il eut un sourire protecteur qui signifiait : « Faut-il être de loin pour ne pas savoir qu’il n’y a personne avant huit heures au Don Juan, qu’à huit heures j’allume tout, et que je me tiens en permanence devant le téléphone. Mais il dit simplement :

– Vous demandez ?

– Nous demandons Pierre Noellet, répondit le métayer.

– Vous avez de la chance : c’est le seul de la rédaction qui vienne à ces heures-ci.

– Alors, il y est ?

– Oui, mais autant vaudrait dire qu’il n’y est pas.

– Malade, n’est-ce pas ?

– Vous le savez ? Qui êtes-vous donc ?

– Je suis son père, Julien Noellet, du Fief-Sauvin. Cela fut dit avec une dignité simple qui parut émouvoir, chez cet employé, quelque vieux respect endormi.

– J’avais un bonhomme de père qui vous ressemblait, monsieur Noellet, dit-il.

Il se leva, considéra un instant le métayer, et ajouta :

– Puisque vous venez voir votre fils, je dois vous prévenir qu’il ne vous reconnaîtra probablement pas. Il a eu un chagrin, le pauvre garçon. Je ne sais pas lequel. Il y a de cela trois mois, à peu près ; il s’est mis à boire de l’absinthe, et vous savez que ça ne pardonne guère : il arrivait ici la tête troublée, incapable de faire son service. M. Thiénard s’en est aperçu. Il y a eu des scènes. Et, ma foi, avant-hier…

– Eh bien ?

– Votre fils a été renvoyé du journal. C’est dommage : un garçon qui promettait. Mais voilà, cette maudite absinthe le tient. Il ne sait plus trop ce qu’il fait : depuis deux jours, il continue à revenir ici comme s’il n’était pas renvoyé. Je le laisse là, dans la salle de rédaction, puisqu’il n’y a personne l’après-midi, et il dort.

– Menez-moi à lui, dit Noellet.

L’homme attira une porte rembourrée, et, précédant le métayer et Antoinette, traversa un corridor. Au fond s’ouvrait la salle de rédaction, banale, tendue de vert, coupée d’une longue table au-dessus de laquelle planaient, en accents circonflexes, les tuyaux de gaz coiffés d’abat-jour à franges, et là, devant lui, Julien Noellet aperçut son fils. Pierre était étendu sur un canapé, près du mur, les yeux fermés, très pâle, endormi d’un sommeil brutal.

Une grande pitié saisit le père. Il revit par le souvenir le Vendéen robuste et sain qu’il avait élevé. Était-ce bien Pierre, ce maigre jeune homme couché là ? Le sang appauvri qui bleuissait à peine ses tempes, était-ce celui des Noellet, ce sang vermeil qui fleurissait autrefois sur sa bouche ? Comme il était grand temps d’arriver, de prendre l’enfant et de l’emporter au pays !

Julien, en trois enjambées, fut près de son fils, lui souleva la tête entre ses mains, et, de sa voix qui tremblait, se mit à dire :

– Ohé ! Pierre, mon gars, éveille-toi : c’est moi !

Et, comme Pierre n’ouvrait pas les yeux :

– C’est moi, ajouta le père, c’est Antoinette, c’est la Genivière qui est venue à Paris !

Antoinette avait pris une des mains qui pendait, et, agenouillée, la baisait.

La chaleur de ce baiser d’enfant dissipa un instant l’ivresse lourde qui pesait sur Pierre Noellet. Il ouvrit les yeux, fixa d’un air hébété le petit bonnet blanc d’Antoinette, puis les leva sur le métayer immobile et debout devant lui. Il eut un petit tressaillement, comme s’il avait peur :

– Le père, murmura-t-il, le père !

Et sa tête retomba sur le canapé, et la clarté fugitive qui lui avait fait entrevoir son père disparut dans l’engourdissement du sommeil.

C’était un spectacle honteux, cet homme jeune, beau, instruit, ainsi tombé et abruti, inerte comme une chose. Pierre avait pu répudier les siens et la terre, il avait pu s’approcher du monde : au fond de lui-même, les passions de l’homme du peuple n’étaient qu’endormies. Elles s’étaient tout à coup éveillées, lorsque l’ambition qui le transformait l’avait abandonné : au premier chagrin, il s’était mis à boire, comme un valet de ferme congédié.

Julien avait honte, il souffrait de l’air de commisération du témoin qui était là. Chez lui, l’honneur parlait vite. Il prit brusquement sa résolution.

– Dites-moi, fit-il, à quelle heure s’éveille-t-il d’habitude ?

– Dans la soirée. Mais il n’en est guère plus solide pour cela. Vous voyez qu’il se tue, ce garçon.

– Je le vois bien. Où sont ses hardes ?

L’homme répondit, après une hésitation :

– Je crois qu’il n’a plus rien, monsieur Noellet : il a tout vendu.

– Où loge-t-il ?

– Il a changé d’appartement, et je ne saurais vous dire où il demeure maintenant.

Sans en chercher plus long, sans s’inquiéter si cet homme ne mentait pas et n’abusait pas étrangement de la situation où le hasard le mettait, le métayer n’avait qu’une pensée : partir, sauver son fils.

– C’est bien, dit-il, je l’emmène tout de suite.

– Où donc ?

– Droit à la gare.

– Vous n’aurez pas de train avant ce soir, monsieur Noellet.

– J’attendrai. Tout m’est égal, pourvu que je le sorte de la ville. Je ne suis venu que pour lui, voyez-vous : je veux l’emmener.

Déjà, par la fenêtre, l’homme s’était penché, et hélait une voiture qui passait à vide.

Voilà comment la nuit suivante Julien Noellet, immobile dans l’angle d’un wagon, ramenait en Vendée ces deux enfants étendus sur la banquette en face de lui. Ils étaient seuls. Paris, très loin déjà, disparaissait derrière les villas et les masses d’arbres bordant la voie. À peine si, par l’échancrure d’une vallée étroite, dernière brèche ouverte sur la grande ville, un ruban d’étincelles dessinait encore quelque rue de banlieue inclinée ou tournante. Le train filait à toute vitesse avec un roulement léger qui berce. Pierre et Antoinette dormaient à demi couchés, sous la lumière de la lampe. Le vieux paysan ne se lassait pas de les contempler tous deux. Il avait l’âme pleine de tendresse émue, pleine de souvenirs. Et parfois, alangui malgré lui par la fatigue, il s’imaginait que c’était dix ans plus tôt, quand ils étaient tout petits, et qu’il allait doucement, pieds nus, dans les deux chambres de la Genivière, voir sa famille endormie.

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