XXX

Ce furent de belles noces, les noces de Marie !

Dès le matin, le soleil – sans qui rien n’est beau – s’était mis de la fête. Il pleuvait de petits rayons doux, brisés, tamisés par un ciel maillé de gris. La joie discrète du temps influait sur toutes choses. Les maisons du Fief-Sauvin avaient un air de bonne humeur, parées de cette lumière. La cloche carillonnait si clair, que toutes les Mauges devaient l’entendre. Le bourg entier était aux portes. Et, quand, dix heures sonnantes, Marie sortit de l’église au bras de Louis Fauvêpre, et parut sur la place, quand le violoneux, s’échappant du cabaret, vint prendre la tête du cortège pour le conduire à la métairie, tout le monde admira la robe de popeline noire de la mariée, son châle de soie blanche à grosses côtes, le flot de rubans qui descendait de la ceinture jusqu’à terre et la coiffe de dentelle fine et la couronne qu’on eut dite cueillie aux orangers du château. Les jolis mariés ! Louis Fauvêpre radieux, Marie intimidée de tant de regards qui la suivaient et de son bonheur qu’elle ne pouvait cacher. Le violoneux lui-même en était fier. Quels coups d’archet ! Comme il faisait courir sur les cordes ses maigres doigts de tailleur bossu ! Les jeunes gens sur son passage esquissaient un pas de danse. Les vieux levaient leur canne, et marchaient un peu tout seuls, par braverie.

Deux cents personnes au moins formaient le cortège : tous les parents étaient là et tous les amis, sauf Mélie Rainette. Ils dévalèrent lentement la pente du bourg, quittèrent la grande route, et prirent le chemin de la Genivière. Presque tous l’avaient suivi déjà, il y avait un an à peine ; c’était la même saison, les mêmes pommiers étaient fleuris, le vent soufflait ainsi dans les branches : ils menaient le deuil de Jacques. Qui s’en souvint ? Les arbres sans doute : car ils donnèrent à cette joie qui passait ce qu’ils avaient donné à la douleur jadis, la même pluie de fleurs blanches.

Et toujours le violon sonnait son même refrain enlevant comme une fanfare de chasse. À cent pas de la métairie, quand les gars embusqués derrière les talus, pour « tuer la mariée », déchargèrent, au milieu des cris, pistolets, canardières et tromblons, il dominait la fusillade de sa voie aiguë : tradéri, tradéri, la la, tradéri la ! Cet oiseau n’avait peur de rien. Sa chanson était très ancienne. Elle avait fait danser les métayers d’avant la Révolution, les soldats peut-être dans les genêts, pendant la grande guerre. Les saules de l’Èvre la connaissaient bien. Aussi s’en donnèrent-ils à cœur joie de la répéter, lorsque les mariés entrèrent dans la cour de la Genivière, où se dressait le mai entouré de fagots en bas et de bouteilles en haut ; quand la mariée se mit à table ; quand les invités, vers le milieu du dîner, se levèrent pour « la danse des présents », apportant chacun son écot : un coupon de toile de Cholet, des chandeliers de verre, des piles d’assiettes, ou comme la mère Mitard, la rentière magnifique, un bâton fendu garni de pièces d’argent.

Trois heures durant, on dîna sous le hangar ouvert que prolongeait une tente de toile louée avec les bancs, les tables et le reste à un entrepreneur de Beaupréau. Puis on dansa dans l’aire, la bourrée, la gavotte, même une sorte de quadrille rapporté du régiment par des amis de Louis Fauvêpre, tout cela conduit sur le même air ou peu s’en faut. Deux binious avaient rejoint le violon. Ce fut un vacarme jusqu’à la nuit, une grande démenée bruyante, à l’air libre, sous l’œil des vieux, groupés autour du tertre.

Et, le soir venu, on se remit à table.

Le premier entrain était passé. Quelques fils de métayers, de beaux gars bruns, forts comme leurs bœufs, plaisantaient encore, et parlaient de recommencer la danse après souper. Mais la lassitude des longues fêtes pesait sur presque tous les convives. Les filles, le visage tiré, devenaient graves et muettes, et répondaient mal aux frais de leurs galants. La pensée du retour, avec des conducteurs moins sûrs de la route, préoccupait déjà les marraines. Elles regardaient à la dérobée leurs maris, leurs fils, leurs frères. Et, les voyant plus rouges ou plus pâles que de coutume, elles n’accueillaient que d’un sourire contraint les grosses facéties et les chansons obligées des repas de noces. Car elle était finie, la coutume du vieux temps : les femmes n’apportaient plus leur gobelet profond, ni les hommes la petite tasse d’argent plate qu’ils pendaient à leur boutonnière, usage tempérant et discret ! Quelques anciens le continuaient seuls. Les autres buvaient à pleins verres le vin des coteaux de la Loire et de la Sèvre, et les têtes s’échauffaient, au grand désespoir des marraines de plus en plus retenues et inquiètes. Rien n’est lugubre comme une fête en de certains états d’âme. Pierre Noellet, depuis le matin, luttait contre une tristesse noire qui montait en lui, noyant toute joie, toute force, l’espérance réapparue, l’oubli reposant du passé : tous les sommets. La gaieté bruyante de ces vaillants et de ces simples lui était odieuse. Leurs éclats de rire lui faisaient mal. Il aurait voulu s’enfuir. Du coin du hangar où il s’était assis, près de la porte, il assistait comme un étranger à ces noces de sa sœur. La vue même de Marie et de Louis Fauvêpre, tranquillement heureux et se parlant bas à l’autre bout de la table, l’irritait, et le poussait dehors.

Vers la fin du souper, Antoinette et une autre jeune fille se levèrent, et, se donnant la main, allèrent se placer en face de la mariée. Le bruit s’apaisa un peu. Elles se regardèrent l’une l’autre, intimidées, pour bien partir en même temps, et de leurs voix sans art, qui traînaient les finales, commencèrent à chanter la chanson qu’avaient chantée leurs grand’mères à plus d’un siècle de là.

Le rossignol des bois,

Le rossignol sauvage,

Le rossignol d’amour

Qui chante nuit et jour !

Il dit dans son beau chant,

Dans son joli langage :

Fillettes, mariez-vous,

Le mariage est doux.

À ce moment, la femme de Louis Fauvêpre, émue comme le voulait aussi la tradition, cacha sa tête dans son petit mouchoir de batiste. Tous les convives se dressèrent, et montèrent sur les bancs pour voir pleurer la mariée. Et, dans le tumulte qui s’ensuivit, Pierre gagna la porte du hangar.

Il se trouva tout à coup dans la nuit bleue.

Il s’éloigna un peu, jusqu’à l’extrémité de l’aire. Comme tout était calme dans la vallée ! comme elle dormait sous la lune ! À trente pas du hangar, c’est à peine si l’on se fût douté qu’une fête s’achevait là, tant ce misérable bourdonnement de la joie humaine se perdait dans le grand silence. Les buissons penchaient leurs feuilles lourdes de rosée. Une senteur âpre de marais montait des prés de l’Èvre. Que d’étoiles il y avait là-haut ! Les trois du baudrier d’Orion luisaient entre toutes. Leurs yeux, autrefois pleins de rêves, étaient pleins d’une pitié infinie. Pierre ne pouvait se lasser de les regarder.

Il se souvint de sa promesse, et se mit à marcher très lentement dans le sentier qui menait chez Mélie. Le long du talus piétiné par les bêtes, son ombre l’accompagnait. – La Genivière s’enfonçait derrière le rideau épaissi des arbres, et le petit violon, faiblement, recommençait à grincer : tradéri, tradéri la !

Pierre Noellet, le chemin est dangereux pour toi. Tu le sais bien. Tu connais l’endroit, avant d’arriver chez Mélie Rainette, d’où l’on découvre la Landehue, les pelouses, jusqu’aux massifs de fleurs, d’une teinte grise, ce soir, par la lune, au bord du sable brillant. Tel que tu es, triste, tu ne passeras pas là sans que tes yeux cherchent au delà de la brèche… Que ferais-tu si, dans l’avenue dont la courbe fuit parmi les prés, tu les apercevais, elle et lui, revenus ce soir d’Italie, et prenant possession de leur domaine, dans une de ces lentes promenades que font les bonheurs nouveaux parmi les choses anciennes ?

Et ce n’est pas un rêve !

Les traces de la voiture qui les a amenés sont encore fraîches sur l’allée. Vois ! ces deux ombres, si rapprochées qu’elles se confondent par moments, c’est Jules de Ponthual, c’est Madeleine. Ils viennent.

Pierre franchit la haie, et se jeta dans un bouquet de châtaigniers que l’avenue coupait, à cinquante mètres de là. Qu’allait-il faire ? Le savait-il lui-même ? Elle s’était montrée, et il accourait. Il voulait la revoir, même au bras d’un autre, dût-il en souffrir, dût-il en mourir, la revoir encore !

Il ne songeait plus à vous, Mélie Rainette, qui l’attendiez ! Il était debout, le long d’une gerbe de baliveaux partis d’un même tronc, et, caché par eux, la tête avancée au milieu de leurs feuilles, il regardait à sa gauche. Autour de lui, l’ombre était épaisse ; mais, de ce côté, la baie ogivale que formaient les branches, taillées en berceau, s’ouvrait sur un coin du parc illuminé de lumière douce et dormante.

Par là, les deux jeunes gens s’approchaient à petits pas, et le murmure alterné de leurs voix parvint bientôt à Pierre.

– Ce chant de binious et de violon, disait Ponthual, me donne envie de pousser jusqu’à la Genivière. Venez-vous les voir danser ? Ce sera drôle.

Madeleine s’arrêta au bord de la tache d’ombre que le taillis projetait sur l’allée. Elle leva la tête vers son mari avec une petite moue pleine de reproche et de câlinerie. La lueur cendrée qui l’enveloppait ajoutait à la beauté sévère de la jeune femme je ne sais quelle grâce indécise et fuyante.

– Ce serait drôle peut-être, dit-elle, mais c’est si bon d’être ici !

– Comme vous avez raison ! répondit-il.

Et il l’entraîna, riant de sa grosse voix contente.

– Dites-moi, ajouta-t-il un peu plus loin, qu’est donc devenu Pierre Noellet ?

– Peu de chose, je le crains. Il n’a pas reparu à la maison depuis décembre. Mon père lui a écrit deux fois : pas de réponse.

– C’est incroyable !

– Mon père a fait mieux encore. Il a pris la peine d’aller au Don Juan : là, on lui a dit que M. Pierre Noellet ne venait plus régulièrement au journal, et que, quand il y venait, c’était dans un état !

– Vraiment ?

– Un garçon pour lequel nous avions eu toutes les bontés, jusqu’à le recevoir dans l’intimité. Vous comprenez que mon père n’a pas insisté.

– Pauvre Noellet, cela fait grand pitié ! Finir ainsi !

– Sans doute, mais c’était fatal.

– Pourquoi donc ? Il a toujours été intelligent, il avait de l’esprit.

Elle sourit légèrement.

– Eh ! sans doute, mon ami, mais pas plus que beaucoup d’autres, et avec cela une ambition folle, démesurée, qui croyait conquérir le monde de haute lutte, comme il arrive à de très rares talents. Encore y mettent-ils le temps. Et, pour un qui perce, il y en a cent qui échouent misérablement. Il en est une preuve.

– Vous dites peut-être plus vrai que vous ne pensez, reprit Ponthual assez gravement : une ambition démesurée, cela pourrait bien être. Il y a un petit incident qui m’a beaucoup frappé, je l’avoue, et que je ne puis m’empêcher de rapprocher en ce moment de cette chute si rapide, qui ressemble pas mal à un désespoir. Quand j’ai annoncé à Noellet notre mariage, vous vous souvenez, à cette soirée du 28, le dernier jour où nous l’avons vu ?

– Oui.

– Il a pâli, tremblé, changé de physionomie… Au premier instant, j’ai attribué son émotion à la surprise que lui causait la nouvelle. Mais, ma foi, je commence à croire qu’il y avait autre chose.

Ils passaient devant l’endroit du taillis où Pierre était caché. Madeleine, un peu étonnée, regarda son mari.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

– Mon Dieu, ma chère, vous êtes charmante, je ne vous l’apprends pas, et peut-être que ce malheureux garçon…

– Ah ! par exemple, reprit-elle avec un peu d’humeur, vous n’y pensez pas, mon cher ! Je le crois très ambitieux, c’est vrai, mais pas au point d’oublier les distances. En somme, ce Pierre Noellet n’a jamais été et ne sera jamais qu’un paysan !

Ils continuèrent leur promenade, et causèrent d’autre chose.

Au bout du massif, comme ils rentraient dans la lumière calme du pré, ils entendirent un bruit de feuilles remuées derrière eux.

Madeleine, effrayée, se serra contre son mari. Ponthual se détourna négligemment, et attendit, le regard fixé sur l’ombre du fourré.

Il reconnut que le bruit s’éloignait.

– N’ayez pas peur, dit-il en haussant les épaules : c’est une bête qui se sauve.

L’épaisseur du taillis les empêcha d’apercevoir Pierre Noellet qui fuyait, désespéré. « Il n’a jamais été, il ne sera jamais qu’un paysan ! » C’est elle qui avait dit cela ! elle qui riait de lui ! L’amour qui avait poussé ce fils de métayer loin de la terre, la cause de tant d’efforts et de tant de souffrances, elle ne l’avait pas vu, pas même cru possible ! Ce n’était plus seulement sa jeunesse inutile et perdue : il se sentait dédaigné, méprisé par celle qu’il avait aimée, condamné à n’être jamais qu’un paysan, pour elle et pour le monde ! Le seul mot de pitié qu’il avait eu était venu de Jules de Ponthual !

Il courait comme un insensé, tout droit, à travers les prés. Il fuyait, poursuivi par la vision de leur bonheur à eux et par cette condamnation dédaigneuse de toutes ses ambitions passées.

Malheureusement, dans cette course folle, croyant sans doute revenir au point où il avait aisément franchi le talus, il se trompa, et aborda la haie un peu plus loin, en face du jardin de Mélie Rainette. En cet endroit, le sol du pré était renflé, et le sentier le coupait à pic, à plus de deux mètres de profondeur. De jour, malgré le délire qui l’emportait, Pierre Noellet eût aperçu le ravin béant sous ses pas. Mais, aveuglé par les larmes, trompé par l’ombre des souches énormes qui bordaient le chemin, il ne vit rien : la terre lui manqua tout à coup, et, entraîné par l’élan, il tomba dans le vide. Un cri traversa la nuit.

Jules et Madeleine, loin déjà, s’arrêtèrent, écoutèrent un instant du côté d’où venait cette voix, et, n’entendant plus rien, s’enfoncèrent de nouveau dans le parc.

Mais, tout près, dans le petit courtil, quelqu’un veillait, attendant la visite promise.

Au cri poussé par Pierre, Mélie Rainette accourut. Elle ouvrit la barrière, et descendit les marches du jardin. Là, devant elle, Pierre était étendu, les pieds dans l’ombre, le haut du corps éclairé, la face contre terre.

Il ne bougeait pas.

Mélie l’appela.

– Pierre ! dit-elle, Pierre Noellet !

Le grand silence du sentier lui répondit seul. Épouvantée, elle s’approcha, s’agenouilla sur les cailloux, près de son ami, se pencha vers lui :

– Pierre ! dit-elle encore.

Et, comme il demeurait immobile, elle écarta les deux bras du jeune homme que la chute avait projetés en avant ; puis, doucement, de ses deux mains, elle retourna à moitié cette tête chérie. Hélas ! elle retira ses mains toutes rouges. Le front fendu, enfoncé par les pierres, baignait dans une mare de sang. Pierre avait les yeux fermés et une pâleur de mort.

Mélie Rainette voulut appeler. Elle était seule. Comment l’emporter ou le traîner jusqu’à la maison ? Elle n’en aurait pas la force… Et puis cette blessure, cette tache qui s’étendait, rougissant une à une les pierres blanches… Il fallait du secours… Peut-être l’entendrait-on dans le village… Mais sa voix ne sortit pas. Elle se sentit défaillir.

Un pas d’homme qui s’approchait la fit revenir à elle.

C’était le métayer de la Genivière que la brusque sortie de son fils avait inquiété, et qui s’était mis à sa recherche.

– Venez ! cria-t-elle, il est tombé en sautant dans le chemin, il est blessé, venez vite !

– C’est lui qui appelait tout à l’heure, Mélie ?

– Oui, j’étais ici près, je l’ai entendu, et tout de suite j’ai couru : il n’a pas encore bougé, et voyez, il perd son sang, maître Noellet, il va peut-être…

– Pauvre gars ! dit le métayer en arrivant près de son fils, moi qui le croyais sauvé, dans les Mauges !

Et il ajouta :

– Aide-moi à le sortir d’ici, Mélie ; car je me fais vieux.

Il souleva Pierre dans ses bras, et, aidé de Mélie, le transporta dans l’enclos des Rainette. Ils l’étendirent sur la pente moussue qui bordait le jardin tout autour. Le père s’accroupit alors, et sur sa poitrine posa la tête de son enfant. La lune donnait sur ce petit talus. Oh ! maintenant, en pleine lumière, comme c’était plus affreux encore ! comme le sang coulait ! Il ruisselait sur la veste de fête du métayer, encore parée au revers d’une fleur détachée du bouquet de Marie. Mélie avait couru chercher de l’eau, et lavait la blessure, longue, profonde, par où la vie s’échappait.

Le métayer, habitué aux rudes entailles que font les tranches et les serpes dans la chair des travailleurs, s’était d’abord moins effrayé que Mélie. Cependant, voyant que Pierre ne faisait aucun mouvement et que la respiration s’affaiblissait, il fut pris d’angoisse. Il regarda cette fille, tremblante et en larmes, qu’il avait chassée de chez lui, et qu’il retrouvait là, inopinément, dans un si grand malheur.

– Ah ! dit-il, il n’en reviendra peut-être pas !

En ce moment même, Pierre ouvrit les yeux, et lentement, avec effort, dit :

– Mon père, êtes-vous là ?

Son regard était fixe et éteint : il ne voyait déjà plus.

– Oui, mon fils, dit le métayer, je suis là, je te tiens. Sens-tu mon bras, là, derrière ton épaule ? Es-tu bien blessé, mon petit !

– Où est Jacques ? reprit Pierre.

Jacques avait demandé aussi : « Où est mon frère l’abbé ? » Le métayer comprit qu’il délirait, et, ne voulant pas le heurter, répondit :

– Il est très loin.

– C’est bien cela, très loin, très loin… Je lui ai fait du mal, et à vous aussi… Pardonnez… Il faut pardonner aussi à Mélie… Elle ne m’a pas entraîné, non… Elle est bonne, Mélie… Vous savez, celle qui donne des rameaux… « Celui-ci pour vous… pour votre mère… pour Antoinette… »

Il s’arrêta, saisi d’un tremblement convulsif. La mort se révélait prochaine. Et le malheureux père avait trop vu mourir pour en douter.

– Cours, dit-il. Mélie, cours vite, ramène le curé : notre gars va passer !

Elle jeta sur l’herbe son linge taché de sang, et partit en toute hâte. Mais elle n’était pas rendue au bout du jardin que Pierre remua de nouveau les lèvres.

– Je n’entends pas, dit Julien, parle encore ; si tu peux, répète-moi, non petit…

Et, plus près de son oreille, il souleva la tête ensanglantée de son enfant.

– Il n’aura pas le temps d’arriver, balbutia Pierre… Donnez-moi votre chapelet.

Le vieux métayer, qui sanglotait, fouilla dans sa poche, et remit le rosaire dans la main du blessé.

Par un dernier effort, Pierre leva le bras, chercha ses lèvres, y posa la petite croix noire, et mourut dans ce baiser.

À cette heure même, une acclamation confuse s’élevait du côté de la Genivière, et la nuit s’éclairait, au-dessus de la métairie, d’une flamme rouge dont la fumée montait en tourbillons vers les étoiles. C’était le mai qui brûlait. C’étaient les derniers cris de joie saluant les noces de Marie.

La fête s’achevait là-bas, tandis que le métayer, tout seul au fond du jardin des Rainette, laissait retomber la tête de son fils mort sur le talus de la haie.

Le lendemain matin, dans cette Genivière où le deuil venait de rentrer si brusquement Mélie Rainette, aux premières blancheurs de l’aube, se leva d’auprès du lit où le corps de Pierre Noellet était couché. Depuis les longues heures qu’elle était là, venue d’elle-même et par la permission du malheur, le métayer, agenouillé près d’elle, n’avait même pas eu l’air de s’apercevoir de sa présence. Plongé dans une stupeur morne, il semblait ne rien entendre et ne rien voir. Cependant, comme elle allait sortir de la chambre, il l’appela :

– Reste, ma fille, dit-il, d’un ton si attendri et si bon, qu’elle ne se souvint pas qu’il lui eût jamais parlé ainsi.

Et, comme elle hésitait, ne sachant ce qu’il voulait dire, il répéta :

– Reste. Tu l’aimais autant que nous, ma pauvre fille… Reste ici en mémoire de lui… J’ai perdu mes deux fils, – et, regardant Louis Fauvêpre debout dans un coin de la chambre, – j’en retrouve un : tu remplaceras l’autre !

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