XXVI

Il songeait, il était soucieux, mais non encore décidé. Chez les hommes de la campagne, les résolutions croissent et mûrissent lentement comme des moissons. Julien se tenait à lui-même de longs discours, il revivait le passé en travaillant à ses champs, il se sentait entraîné tantôt par le chagrin à dire oui, tantôt par l’amour-propre à dire non. Quelques semaines s’écoulèrent dans celle lutte douloureuse. Peut-être eut-elle duré davantage, si la vie ne lui avait tout à coup posé de nouveau la même question et dans des termes qui ne permettaient plus d’hésitation.

L’époque fixée pour les noces de Marie approchait, en effet. Or, un des derniers dimanches, après vêpres, la jeune fille, comme ç’avait été la coutume depuis ses fiançailles, attendait Louis Fauvêpre, qui devait venir « lui causer ».

La joie et les larmes, ceux qui meurent et ceux qui se marient, les mêmes murailles voient tout passer. Au milieu de la salle de Genivière, le métayer, assis sur le banc devant la table, se reposait un peu, les pieds blancs encore de la poussière de la route. Il rentrait du bourg. La métayère pliait son capot étendu sur la couverture d’un lit, hélas ! vide à présent. Marie, debout, écoutait. Elle entendit un pas hardi sur les pierres de la cour. Et un petit frisson la transfigura. Elle devint toute charmante de plaisir et de trouble mêlés. Et, quand il entra, lui, dans ses beaux habits, fier et sûr d’être aimé, elle alla au-devant de lui, mit la tête sur l’épaule de son promis, et se laissa embrasser, moitié riante, moitié sérieuse, en regardant du côté des vieux.

Julien fit asseoir son futur gendre en face de lui.

Son visage rude et triste s’épanouissait toujours un peu quand il voyait ce Louis Fauvêpre, que l’amour avait converti à la terre. Un bon rayon d’espérance lui réchauffait l’âme. Il apercevait un avenir prochain où la métairie, mieux travaillée par des mains jeunes, rapporterait plus encore à ses maîtres, où lui-même se déchargerait des plus lourdes besognes, et se donnerait moins de tracas et de fatigue. Car, sans être âgé, il se sentait usé. Il était à ce point de la vie où les ambitions se retirent des postes lointains, et se replient peu à peu vers le foyer, comme vers la halte suprême. Les marraines ne l’avaient-elles pas vu, pour la première fois, semer des volubilis et d’autres menues graines au pied de la treille de vigne, et prendre goût à fleurir le devant de sa maison ?

Lors donc que le jeune homme fut assis de l’autre côté de la table, Julien Noellet dit joyeusement :

– Va me chercher une bouteille de muscadet, Marie : nous boirons aujourd’hui à vos noces qui viennent.

Et il ajouta, pour Louis Fauvêpre :

– Le temps est lourd : m’est avis que nous aurons de l’orage ce soir.

– Peut-être, dit le jeune homme, et ce sera bon pour les vesceaux qui souffrent de la sécheresse.

– Tu dis bien, Louis Fauvêpre, un peu d’eau leur ferait du bien et aux froments aussi.

– Ils sont beaux, vos froments, maître Noellet ; vous verrez que, pour mon entrée à la Genivière vous aurez vos greniers pleins.

– Ça sera toujours comme ça, maintenant, mon ami : tu m’as ramené la chance.

Marie, en ce moment, posa la bouteille et deux verres sur la table. Et, comme elle regardait du côté des étables, par la porte demeurée ouverte :

– Que voyez-vous donc ? demanda Fauvêpre.

– Deux pies qui chantent, répondit-elle : nous allons avoir de la compagnie.

Elle était naïve, cette grande et belle fille ; elle répétait, non sans y croire un peu, ce qu’elle avait toujours entendu dire : « Quand deux pies chantent, c’est de la compagnie qui arrive. »

– Bah ! dit Fauvêpre, qui pourrait venir ?

– Personne, répondit Julien. Autrefois, le dimanche, sitôt vêpres dites, c’était à la Genivière une procession de marraines avec leurs petits gars, ou des métayers qui avaient affaire à moi. Mais quand il y a eu du deuil dans une maison, vois-tu, ça fait fuir le monde. Les pies se trompent.

Il n’avait pas achevé sa phrase que le facteur apparut, sa canne passée sous le bras, et entra en secouant ses souliers poudreux.

– Tu as donc vu les verres sur la table ? dit le métayer.

– Non, j’ai là une lettre pour vous.

Les yeux de Fauvêpre et des deux femmes se portèrent aussitôt sur Julien Noellet, qui se leva, saisi d’un grand trouble.

– D’où vient-elle ? demanda-t-il avec effort.

Le facteur fouilla dans sa gibecière de cuir, et répondit :

– De Fontainebleau.

– Je ne connais pas ce nom-là, reprit Julien, est-ce que c’est loin de Paris ?

– À peu près comme d’ici Nantes, dit le facteur.

Et il tendit la lettre au métayer.

Celui-ci la prit dans sa main toute tremblante ; il considéra un instant l’écriture.

– Non, dit-il lentement, ça n’est pas de lui.

Et voyez cette contradiction humaine : il avait juré de refuser toute lettre de son fils, et cependant quand il reconnut que celle-là n’était pas de lui, ses yeux se remplirent de larmes.

– Tiens, dit-il, Louis Fauvêpre, lis donc à ma place : je n’ai pas la vue assez claire aujourd’hui.

Le facteur s’éloigna, et le jeune homme, brisant l’enveloppe, lut à haute voix :

« Fontainebleau, 16 avril 183..

» Monsieur Noellet, je vous écris, mû par la sincère amitié qui m’anima toujours pour votre fils, depuis que j’eus le plaisir de le connaître à Paris, quai du Louvre.

» Pierre n’est plus tel qu’il a été. La vie, qui semblait lui sourire, s’est tout à coup assombrie pour lui. La cruelle déception du 28 décembre l’a désespéré, et lui a fait perdre toute vigueur et tout ressort. Il ne fait plus rien, il est malade, sa position au Don Juan est compromise, m’assure-t-on. Le chagrin, l’oisiveté, l’absinthe, si dangereuse, le conduiraient promptement à la situation la plus déplorable, si quelque ami ne venait vous prévenir du danger. Ce rôle, je l’ai pris. Maintenant, c’est à vous d’aviser. Faites votre devoir : je crois avoir fait le mien.

» Votre dévoué serviteur,

» CHABERSOT. »

Quand Louis Fauvêpre eut fini de lire, il y eut un silence assez long. Cette lettre était en partie mystérieuse pour les habitants de la Genivière, à cause des formes trop peu simples du vieil humaniste et des événements, inconnus d’eux, auxquels il faisait allusion. Ce fut la mère Noellet qui, la première, rompit le silence.

– Pierre est malade comme l’autre ! s’écria-t-elle en fondant en larmes ; tu vois, il n’a même plus la force d’écrire !

– Est-ce une raison ? dit le métayer : je lui ai défendu d’écrire, et cela suffit, je pense !

– Pauvre enfant ! reprit-elle. Et ça ne te fait rien, cette lettre-là ? Tu ne vois pas qu’il est malheureux ? qu’il est…

– Il est puni, dit Noellet ; je savais bien qu’il le serait, mais de quelle manière, voilà ce qu’on n’explique pas.

Il parlait sans rudesse, et son air, le son de sa voix, montraient bien que l’ancienne colère avait fléchi. Mais la mère Noellet était trop émue elle-même pour s’en apercevoir.

– Tenez, continua-t-il, voyant que Marie pleurait aussi, allez-vous-en, les marraines : vous n’empêcherez rien avec vos larmes. C’est avec Louis Fauvêpre que je veux causer de cette affaire-là.

Elles se retirèrent dans la chambre, et, quand les hommes furent seuls :

– Le 28 décembre, demanda le métayer, qu’est-ce qu’il y a eu ?

– C’est le jour où vous m’avez accordé Marie, maître Noellet.

– Oui, je me souviens, après la guerrouée partie. Mais ce n’est pas de ça que parle la lettre. Comment dit-elle ?

– « La cruelle déception… »

– Sais-tu ce que c’est ?

– Ma foi, non.

– Il est malade, il a du chagrin, voilà qui est sûr, dit le père.

– Il boit, ajouta Fauvêpre, il s’enivre avec de l’absinthe, et c’est mauvais, cela.

– Vraiment ?

– J’ai vu des hommes, au régiment, qui en mouraient.

– Qui en mouraient ! répéta le métayer.

Il cacha sa tête dans ses mains, réfléchissant à cette nouvelle si soudaine et si grave. Mais aucune idée ne lui vint : rien que des visions confuses de son fils et un grand trouble de cœur. Alors il prit la main de Louis Fauvêpre.

– Je ne peux me décider à rien, dit-il. Tiens, mon bon gars, conseille moi : que faut-il faire ?

– Voulez-vous mon avis tout franc ?

– Dis-le.

– Allez chercher votre fils !

– Y penses-tu, Fauvêpre ? Aller vers lui, un gars qui m’a menti !

– Je le sais.

– Qui a été cause de la mort de Jacques, qui ne m’a fait que de la misère et de la honte depuis qu’il est homme…

– Maître Noellet, dit résolument le jeune homme, le temps a passé là-dessus. Et, puisque Pierre est malade à présent, vous ne devez plus penser qu’à une chose, c’est qu’il est votre enfant et qu’il a besoin de vous.

– S’il est malade, les médecins le soigneront là-bas, et, s’il veut revenir, une fois guéri, il est d’âge à retrouver la route qu’il a prise pour s’en aller.

– Il ne la reprendra pas tout seul, maître Noellet, après que vous l’avez chassé.

– D’ailleurs, il ne m’appelle pas.

– La lettre vous appelle pour lui. Allez le chercher, maître Noellet.

– Et après ?

– Après, il sera temps de penser à mieux. Je ne sais pas ce qui arrivera, mais vous aurez fait votre devoir.

– C’est que je n’ai jamais voyagé si loin, dit Noellet ébranlé.

– Eh bien, vous commencerez, répondit le jeune homme. On commence à tout âge. Si vous avez besoin d’un compagnon, prenez Antoinette ; pas Marie, par exemple.

Le métayer réfléchit un peu, les sourcils rapprochés, la tête penchée sur la poitrine. Puis il se redressa, leva son verre à la hauteur de ses yeux.

– Tu es un homme ! dit-il. Buvons à tes noces, Louis Fauvêpre ; car nous n’avons pas bu encore !

Ils burent, reposèrent les verres sur la table, et demeurèrent silencieux, tandis que les femmes, n’entendant plus rien, rentraient, et cherchaient à lire sur le visage des hommes ce qui avait été décidé.

Au bout d’un moment, le métayer dit en regardant Fauvêpre :

– Oui, mon ami, j’irai chercher mon fils.

La mère Noellet joignit les mains.

– Qu’as-tu dit là ? s’écria-t-elle. Noellet, ne me trompe pas. Tu iras le chercher ?

Penchée vers eux, saisie d’une joie encore anxieuse, elle interrogeait des yeux tour à tour son mari et son gendre de demain, ne pouvant croire à tant de bonheur.

Noellet était plus pâle que de coutume, mais plus calme aussi et content de son courage. Louis Fauvêpre considérait Marie, tout fier de se sentir aimé, écouté, presque admiré dans sa famille nouvelle.

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