XII Celui de Vilna

Joseph Ehrsam, depuis plusieurs mois, faisait campagne en Lithuanie, contre les Russes. Ceux-ci, refoulés hors de la Prusse orientale, qu’ils avaient d’abord envahie, cédaient peu à peu devant les armées d’Hindenbourg. Depuis le printemps, le gouvernement de Souvalki était envahi. On se battait autour des lacs, enveloppés de forêts de bouleaux et de pins, qui s’étendent à l’ouest de Vilna, et qui coupent la terre lithuanienne de tant de reflets du ciel. La lutte était sauvage et la pillerie universelle. Malheur aux fermes posées le long des routes ! Les grands paysans aux yeux bleus, pressurés par les troupes russes en retraite, voyaient le lendemain s’avancer des avant-gardes allemandes. Un commandement rauque, des fusils tout prêts, un revolver braqué : « Donne-moi tout ce que tu as ! – J’ai déjà donné aux Cosaques ! – Donne ce qui te reste aux vainqueurs des Cosaques ! » Il fallait céder, souffrir par ces inconnus encore plus que par les Russes, et quitter enfin la maison vidée de toute sa pauvre richesse. Les Allemands arrivaient au temps de la moisson, dans un pays où il y avait à manger, pour les hommes et pour les animaux : but premier, but suprême de tous les soldats et de la plupart des chefs. Ils enlevaient les provisions de blé, d’avoine, de foin nouvellement engrangées, ils razziaient le bétail, chapardaient la basse-cour, et poussaient des hurlements de joie, en s’emparant des moulins, des magasins, des villages et des tanneries de Chavli. D’autres corps d’armée, entrés en Lithuanie par le nord et par le sud-ouest, progressaient de même, et, s’enfonçant en coin vers la ville capitale, menaçaient d’en encercler les défenseurs.

La contrée est si vaste cependant, la solitude si profonde autour des chaumières bâties sur les lieux hauts, que beaucoup de familles ne connaissaient quelque chose de la guerre que par les fugitifs. Sur les chemins et les pistes, tant que durait le jour, des files de chariots s’en allaient, la plupart vers l’orient, et chaque chariot, couvert de toile ou exposé au vent, renfermait les êtres les plus faibles, enfants, vieillards, malades, et aussi le mobilier qu’on avait pu emporter, et des sacs de vivres : tout ce que pouvait traîner le cheval épuisé. Des hommes et des femmes, pieds nus, regardant devant eux la route indéfinie, les herbes, les quelques champs, les eaux mortes des marais entre les troncs blancs des bouleaux, marchaient à droite et à gauche, pensant à tout ce que l’on quittait. Plusieurs des femmes, dévotement, sans avouer la fatigue, priant parfois dans leur cœur, portaient devant elles une image encadrée de la Vierge, qu’elles appuyaient sur leur poitrine et que soutenaient leurs deux bras étendus : et le soleil, jusqu’à midi, voyait ainsi passer la pire misère, et l’espérance qui reste. Ils disaient entre eux : « Où irons-nous ? Où nous arrêterons-nous avec nos petits enfants ? »

Quelques-uns gagnaient Vilna, qu’on croyait bien protégée par l’armée russe ; d’autres essayaient d’atteindre Minsk, ou même, hors de la patrie, la lointaine Smolensk ; mais un grand nombre, que conduisaient l’exemple des aïeux et la tendresse sacrée pour les arbres témoins des exodes anciens, pénétraient, tout saisis de respect et sûrs désormais de ne plus être poursuivis, sous les voûtes millénaires, dans les halliers, les tourbières, les solitudes de la forêt de Bialowiez, que la main des hommes n’a jamais exploitée, réserve de chasse des tsars de Russie, où vit le troupeau sauvage et précieux des aurochs. Les laboureurs dételaient leurs chevaux ; ils disposaient en cercle les chariots autour des clairières, et l’on voyait monter, la nuit, au-dessus de l’océan des feuilles, la flamme et la fumée des feux qu’ils allumaient. Hélas ! ils ne savaient pas que les fantassins et les cavaliers de l’Allemagne les chasseraient de la forêt de Bialowiez, et que, dans l’Europe entière, il n’y avait plus d’asile.

À Vilna, l’inquiétude était grande. Chaque jour, depuis le début de septembre, des officiers, des soldats, des fugitifs, disaient aux habitants : « Tel village a été occupé et incendié par les Allemands ; telle rivière franchie par eux ; la barrière des lacs a été forcée : ils viennent. » Néanmoins, plusieurs de ceux qui donnaient ces tristes nouvelles s’arrêtaient, et, retenus par le besoin d’abri et de nourriture, par la puissance rassurante des grandes communautés humaines, essayaient de trouver place parmi les gens de toute nationalité et de toute langue qui s’entassaient dans les habitations aux toits de tuiles grises ou de tôle peinte. Quelques-unes des familles aisées avaient quitté la ville, mais d’autres, commandées par l’honneur, déclaraient qu’elles n’abandonneraient pas leur maison, ni leurs voisins, à l’heure du danger. Le menu peuple continuait de vaquer à ses affaires, de commercer, de causer sur le pas des portes. Les rues étaient plus animées encore que de coutume. Il n’y avait plus ni Lithuaniens, ni Polonais, ni Juifs ; mais des malheureux, rapprochés par la commune souffrance, et qui parlaient la commune langue des gémissements et des larmes. L’imminence du péril surexcitait la ferveur religieuse. On se passionnait pour ou contre l’enlèvement de la Vierge d’Ostra Brama et des cloches des églises. L’image de la Vierge, enrichie d’or et de pierreries, célèbre dans toute la Pologne, honorée des orthodoxes autant que des catholiques, est placée dans une galerie vitrée, au-dessus de la rue nommée l’Ostrobramska, et qu’on avait pavée en bois, pour que le bruit fût moindre autour du lieu sacré. Lorsqu’ils approchent de ce pont sur la rue, les cochers modèrent l’allure des chevaux ; quand ils passent sous la voûte, les hommes portent la main à leur chapeau ou à leur bonnet, les femmes se signent. Presque tous lèvent un instant les yeux, pour apercevoir, à travers la grande baie, l’image de la Vierge Mère et les cierges qui, toujours, brûlent autour. Or, en ce moment, la Vierge d’Ostra Brama était merveilleusement environnée de ces petites flammes des cierges, parce que le danger avait réveillé le besoin d’invocation. Qu’allait devenir l’image sainte, si les Allemands entraient dans la ville ? Les caractères, les races, les intérêts se heurtaient en cette occasion, comme en tant d’autres. Les Russes auraient voulu que l’image fût emportée au loin, mise à l’abri, tandis que les Polonais refusaient de se séparer de la Vierge protectrice, et l’on voyait, tout le jour, et même dans ces nuits aussi vivantes que le jour, des hommes, des femmes, en plus grand nombre que de coutume, agenouillés sur les trottoirs ou à l’abri des arcades de la rue, et qui priaient sans doute, mais qui aussi gardaient leur trésor. La foule était grande encore, et vive de propos et de gestes, autour des églises, – or, il y a plus de quarante églises dans la ville, – parce que les Russes venaient d’ordonner qu’on enlevât les cloches, pour les emporter à Moscou. Les catholiques surtout, s’élevaient contre cette profanation. En vain, le clergé prêchait l’obéissance aux règlements des chefs militaires. Le peuple montait la garde au bas des clochers. Les hommes s’y tenaient menaçants, par groupes ; les femmes y venaient pleurer. Parfois, mêlant leurs voix, ils chantaient en parties les supplications que la Lithuanie, depuis des siècles, chante au jour des douleurs, le Swiety Boze, ou l’hymne populaire à la Vierge, Boga Rodzies. À quelques lieues de là, les guetteurs de l’armée russe, dans les roseaux et les tranchées, entre les lacs, comptaient avec effroi, quand l’aube se levait, les empreintes qu’avaient laissées les sabots des chevaux sur la boue encore molle.

Pauvre Vilna ! C’était l’heure de l’année où le lin passe fleur. Il y avait encore de longues bandes bleues dans la campagne proche. Les prairies étaient vertes et solitaires aux bords de la Vilia : puis les mille collines dont est faite la vallée, les unes cultivées, les autres abandonnées à la pâture et couronnées de pins et de bouleaux, mêlaient leurs lignes, jusqu’à l’extrême horizon, où les bois devenaient la forêt. La tiédeur de l’air, en ce mois de septembre, et sa limpidité rappelaient les plus beaux étés qu’eût connus cette campagne heureuse. Le long des pistes, c’était l’heure aussi où les sorbiers sont éclatants.

Le 17, on apprit que les Russes avaient été battus, près du lac de Troky. Peu après, un nombre immense d’hommes, de canons, de caissons, de chariots, d’automobiles, emplirent les rues de la ville, et s’écoulèrent vers l’est. Sur le passage de l’armée, dont les chasseurs de la Garde impériale protégeaient la retraite, il devint à peu près impossible aux habitants de sortir de chez eux. Le flot continua de passer toute la nuit. Ce jour-là même, le grand-duc Nicolas faisait connaître que la ville ne serait pas défendue. Certains de s’emparer d’elle, les ennemis cherchaient seulement à faire taire des batteries établies dans les bois, ou à détruire des villas appartenant à des familles que les espions leur avaient désignées.

Vers le soir, le 17, une jeune femme polonaise, rose et blonde, en costume d’infirmière de la Croix-Rouge, se tenait sur le trottoir de gauche de la perspective Saint-Georges, près du pont qui relie cette grande voie au faubourg de Zwierzyniec. L’interminable défilé des troupes l’empêchait d’avancer ou de reculer, lorsqu’un officier de la Garde, à cheval, étroitement serré dans cette foule, regardant partout avec des yeux qui ne voient pas, comme il arrive dans l’extrême fatigue, aperçut tout à coup cette amie d’enfance, eut une sorte de frisson, parut s’éveiller en sursaut, et alors il la vit vraiment, et la reconnut. Il fit avancer son cheval en coupant la route aux trois files de fantassins qui le séparaient du trottoir, et ce simple mouvement, brutal et rapide, fit un remous tout autour du cavalier. Des hommes jurèrent, quelqu’un dut heurter le cheval, ou le piquer, car la bête lança deux ruades, et un soldat tomba, qui fut d’abord piétiné, se releva, et continua, en boitant. Le courant se reforma, dans le tapage, dans le roulement des chariots et des caissons ; l’officier s’inclina ; il était blanc de poussière ; des gouttes de sang, tombées d’une balafre à la tempe, avaient coulé sur la joue gauche, et y traçaient un sillon rouge qui se perdait dans le col de l’uniforme.

— C’est vous, Vladimir Domejko ? Quelle rencontre !

Elle riait en disant cela, mais il était facile de voir que son rire triomphait d’une souffrance, celle d’une extrême fatigue, et de l’inquiétude aussi qu’elle avait de se sentir prisonnière de la foule. Montrant d’un geste d’autres officiers qui l’avaient dépassé, le Polonais tendit la main :

— Venez, je ne vous lâche plus, marchez à côté de mon cheval : je vois bien que vous êtes en peine.

— Extrêmement en peine, et même de rentrer à l’hôpital ou chez une amie. Depuis deux heures, je ne puis bouger.

— Vous dînerez avec nous, nous allons à l’hôtel Saint-Georges. Ce sera un repas rapide, et je m’excuse, madame : l’ennemi est aux portes. J’espère pourtant que ces maudits nous laisseront le temps de nous restaurer et de boire à votre santé.

Heurtés, poussés, entraînés par le flot, le cavalier et la jeune infirmière firent quelques centaines de mètres jusqu’à la longue façade de l’hôtel. Ils formaient une jolie image de guerre antique : le cavalier et sa prisonnière. La marée les portait. Arrivé à la hauteur de l’hôtel, l’officier amena son cheval jusqu’au trottoir, et descendit. D’autres, avant lui, avaient mis pied-à-terre : on eut dit que les officiers de la Garde s’étaient donné là rendez-vous : rendez-vous d’hommes riches et affamés, au milieu d’une armée qui continuait sa retraite.

En un instant, la salle à manger, aux murs lambrissés et décorés de motifs Louis XVI, fut envahie. Des officiers de tout grade, la plupart aussi blancs de poussière que Domejko, l’uniforme gris taché ou entaillé, s’assirent par groupes autour des petites tables, et ils n’étaient pas plutôt entrés que l’orchestre des tziganes, l’orchestre célèbre de l’hôtel Saint-Georges, dont le premier violon pleurait et délirait de même au temps de paix, commença de jouer comme s’il s’était agi, vraiment, d’amuser de jeunes seigneurs en partie de plaisir. Pas un seul jour, l’hôtel n’avait manqué de clients, depuis le commencement de la guerre.

Les maîtres d’hôtel étaient prêts à servir ; il semblait qu’on eût attendu ces convives de la Garde, et peut-être, en effet, quelqu’un avait-il trouvé le moyen d’avertir le patron. L’infirmière en eut le soupçon lorsque, ayant traversé la salle, elle aperçut un homme de moyenne taille, au visage large et rude, aux moustaches roulées, sur le passage duquel les officiers, même dans cette presse et ce désordre, se levaient et s’inclinaient. C’était le commandant militaire de Vilna, le prince D…, Caucasien d’origine, qui venait s’asseoir à la table où la jeune femme avait pris place, et lui disait aussitôt, en français : « Nous sommes trop heureux de vous avoir parmi nous, madame, j’ai donné l’ordre à la musique de jouer, pour que vous n’entendiez pas trop le canon. » Et en effet, si les Allemands avaient jugé bon de ne pas bombarder la ville, ils tiraient sur quelques collines, aux environs. Le bruit d’explosions lointaines se mêlait aux accords des violons. Sur un signe du prince, les musiciens s’arrêtèrent de jouer la valse commencée, et tout le monde se leva. Ils jouèrent l’air caucasien, que bientôt toutes les voix chantèrent avec les instruments ; elles chantaient : « Allah verdi Gospod sto boï. » Selon l’usage, le maître d’hôtel chef avait fait distribuer, à quelques-uns des convives, ces grands verres qui tiennent chacun la moitié d’une bouteille de champagne, et qu’il faudrait vider d’un seul trait jusqu’au fond, quand le prince aurait dit : « Je porte la santé du colonel des chasseurs à pied de la Garde, » ou bien : « Je porte la santé de Son Excellence le général Ivanowich. »

Les officiers se rassirent, les conversations devinrent plus bruyantes, on mangea à la hâte le premier service. La nuit était tombée. De temps en temps, un des officiers les plus jeunes sortait de la salle, et allait aux renseignements, sur la perspective Saint-Georges, car on craignait une surprise. Comme il venait de sortir pour la troisième fois, on entendit dehors les cris de la foule. Dans la salle, aucun des convives ne bougea ; quelques-uns seulement, prévoyant ce qui allait arriver, et n’ayant pas dîné à leur faim, rompant avec tout l’usage mondain dont ils étaient fiers, s’emparèrent des morceaux de pain à portée de leur main, et des fruits disposés dans les corbeilles. Le guetteur rouvrit la porte, et, sans souci des grades plus élevés que le sien, cria :

— Tous debout ! l’ennemi entre dans le faubourg de Pohulanka !

Le prince caucasien, sans se hâter, tira son portefeuille, et, supposant bien que personne ne songerait à payer le déjeuner, s’approcha du maître d’hôtel, puis tendit au chef des tziganes trois billets de cent roubles, que celui-ci prit entre deux doigts sans s’arrêter de jouer.

Dans l’avenue, à peine éclairée par quelques lanternes, les officiers de la Garde retrouvèrent leurs chevaux. Le flot des troupes en retraite continuait de passer, débordant la chaussée. Ils s’y mêlèrent et, dans la nuit déjà fraîche, promptement séparés les uns des autres, inconnus parmi les soldats des derniers régiments de la défense, ils montèrent vers la vieille ville, aperçurent, dans l’ombre bleue du ciel, les deux coupoles de la cathédrale, autour desquelles il y avait tant d’étoiles. Bientôt, les collines, les bois, les forêts, séparèrent les armées ennemies. Ce ne fut que bien plus tard que le prince D… et ses camarades apprirent qu’ils avaient été victimes d’un faux bruit, répandu dans une nuit de panique, et que les Allemands n’étaient entrés dans Vilna que le lendemain.

Le matin du 18 septembre, en effet, quand le soleil se leva, tous les soldats, et presque tous les blessés avaient quitté la ville, qui attendait le vainqueur. Il ne restait plus que les Cosaques, postés par trois ou quatre, à l’extrémité des rues par où s’avançaient les Allemands. Penchés sur le cou de leur cheval, le bonnet d’astrakan en avant, dès qu’ils avaient vu, entre les façades peintes du quartier de Pohulanka, les éclaireurs des Germaniques, ils tournaient bride, et, au petit galop, s’engageaient à leur tour dans la longue rue d’Antokol, par où s’étaient retirés les défenseurs de la ville.

À dix heures et demie, un officier prussien, revolver au poing, sanglé dans l’uniforme gris-vert, presque aussi correct de tenue que s’il sortait de sa chambre pour la parade, ouvrait à son tour la porte du restaurant fameux de l’hôtel Saint-Georges. Les domestiques, qui appartenaient à toutes les nationalités, n’avaient pas pris la fuite : ils se tenaient, toujours en habit, derrière les portes entrouvertes des couloirs de service, et l’un d’eux vint immédiatement à l’appel de l’Allemand, qui demandait : « Champagne ! » Mais apercevant, sur les fauteuils, quelques ceinturons, des jumelles, des papiers oubliés par la Garde russe, celui-ci se fit expliquer la raison de ce désordre, fronça les sourcils, et dit :

— Enlevez d’abord, et faites venir le patron.

Quelqu’un accourut, qui se donna pour tel, et causa en allemand avec l’officier. Celui-ci devait connaître à merveille le pays, car il choisit, sans qu’il fût besoin de le conseiller, le lieu, assez éloigné de la ville, où l’état-major de sa division souperait ce soir ; répondit aux objections de l’employé ; déclara qu’il mettrait plusieurs camions automobiles à la disposition des maîtres d’hôtel, qui tous seraient bien traités et bien payés, et répondit enfin :

— Vous dites qu’on tire encore sur la colline où est Ponary ?

— Oui, monsieur le lieutenant.

— Je ferai donner l’ordre à nos batteries de se taire : votre armée n’a plus besoin qu’on accélère sa fuite.

Celui qui parlait ainsi était un Prussien des rives de la Baltique, lieutenant d’infanterie commandant une compagnie. Il était grand, maigre, il avait une figure plate, exsangue, large aux pommettes, le teint jaune, des yeux enfoncés, un peu tirés en haut, vers les tempes, si bien que les soldats, saisissant la lointaine ressemblance, l’avaient surnommé « le grand Lapon ». Mais, pour peu qu’on le regardât attentivement, on remarquait l’intelligence, l’extraordinaire énergie de ces yeux gris-bleu, dont les paupières étaient souvent allongées par un tic nerveux. Il s’appelait Otto Gervasius, et c’était bien un des plus rudes jeunes hommes de guerre récemment sortis de l’Académie de Berlin. Nul ne connaissait aussi bien que lui les règlements, les hommes, les chefs, les théories de l’attaque et de la défense par l’infanterie, arme dans laquelle il servait, mais aussi les dernières inventions allemandes concernant l’artillerie ou l’art des fortifications de campagne. Son esprit n’avait point de repos. Il vivait pour la guerre. Gervasius ne s’avouait jamais fatigué. Sa haine de toute la latinité l’aurait rendu célèbre, s’il n’avait eu, d’abord, la réputation d’un officier capable, secret, prêt à tout, sûr d’un grand avenir dans l’armée allemande. Jamais, sauf au combat, on ne le voyait rire. Bien qu’il fût, avec ses camarades, d’une correction scrupuleuse, et qu’il ne refusât point d’assister aux soupers, aux beuveries, aux mascarades, mêmes aux pillages organisés par la jeunesse teutonne, on sentait, à la raideur du personnage, à l’immobilité de ce visage où aucun signe d’intérêt, de plaisir, de colère même ne marquait les mouvements de l’âme obscure, que le lieutenant Gervasius avait de la guerre une autre idée que la plupart des officiers de son régiment, qu’elle était son unique pensée et sa vie. D’ailleurs, il était l’homme dont le vin n’avait jamais raison. Ses défauts, comme ses qualités, le rendant redoutable aux timides, il avait pris un ascendant extraordinaire sur le général von Salzmann, commandant la division, et sur le chef d’État-major von Limbourg, de telle sorte qu’en mainte occasion il avait été chargé de missions de confiance. En ce moment, il remplissait une de ces missions, en préparant le souper qui devait avoir lieu à huit heures. Le général avait simplement dit : « Nous sommes vainqueurs et fourbus, deux raisons pour que ce soit très bien, vous entendez, Gervasius ? très bien. » Quand il eut donné ses ordres, Gervasius sortit de l’hôtel. La perspective Saint-Georges était encombrée, à présent, de soldats allemands, et de camions de la Croix-Rouge amenant des blessés.

Vers sept heures et demie, dans un parc, au sommet d’une colline, à une dizaine de kilomètres de la capitale, les officiers subalternes, plusieurs officiers supérieurs de l’État-major, les uns venus en automobile, les autres à cheval, se promenaient et causaient en attendant l’arrivée du général. Quelques-uns, malgré l’heure tardive, faisant le tour de la villa de Ponary, allaient contempler le sévère paysage qui s’étend vers le sud-est : une plaine étroite et longue, ayant en son milieu un lac de même forme, qu’enveloppent d’abord des roseaux, puis des prés, puis des forêts d’arbres verts. La lumière du jour, encore vivante dans les hauteurs du ciel, laissait toute leur grandeur aux lignes de la terre, et faisait luire ardemment, comme un saphir entouré de sombres émaux, le lac au-dessus duquel tournaient des bandes d’oiseaux sauvages.

Ponary, construite sous le règne de Sigismond Auguste, était une longue villa, composée d’un corps de logis flanqué de deux ailes, le tout bien abrité sous des toits de tôle peints en vert, et qui débordaient largement les murs. Au cours des temps, elle avait changé plusieurs fois de maître, et cette demeure seigneuriale, autrefois très richement meublée, n’était plus guère, au commencement du XXe siècle, qu’une maison peu entretenue, où subsistaient quelques vestiges de son premier état. De belles tentures du XVIIIe siècle, des portraits anciens, des trophées d’armes, pendaient aux murs des pièces de réception, et l’on voyait encore, au deuxième étage, un musée de zoologie, qui rappelait l’époque où M. de Buffon apprenait l’histoire naturelle à toute l’Europe. Les Russes ayant établi une batterie en arrière de Ponary, à contre-pente, la villa s’était trouvée exposée aux ripostes de l’artillerie allemande. Le matin même, elle avait été atteinte par plusieurs projectiles, qui avaient détruit l’aile gauche, et les serres, en arrière. Le reste n’avait été sauvé que par un ordre transmis vers onze heures au commandant de l’artillerie ennemie.

C’est là que Son Excellence le « général-leutnant » von Salzmann avait décidé de dîner, ce soir, avec les officiers de l’État-major de sa division.

Otto Gervasius avait fait dresser la table dans la grande salle de réception, au rez-de-chaussée. Il était là, veillant aux moindres détails, depuis trois heures de l’après-midi, afin que la fête fût digne des personnages invités et de la victoire qu’ils voulaient célébrer. Les quatre fenêtres de cette salle étaient déjà éclairées. Au sommet de la colline boisée, cette aile effondrée d’une maison de plaisance, dont les débris fumaient encore, cette autre aile dans laquelle des soldats et des serviteurs préparaient un banquet, enfin, dehors, sur la pelouse, sur le sable, ces officiers de l’armée victorieuse attendant le chef, formaient un spectacle cruel. Mais les hommes qui le donnaient n’étaient pas de ceux qui songent à la qualité de leur plaisir. Comme l’heure du rendez-vous était venue, ils se réunissaient. Par l’avenue montante, à huit heures précises, ils virent arriver une automobile fermée qui, malgré la pente, allait rapidement. Face à la porte d’entrée, que protégeait une marquise de verre, les officiers, dans le soir tombant, avaient pris l’attitude réglementaire. Son Excellence descendit de voiture, précédée de son chef d’État-major, et de ses deux officiers d’ordonnance, le lieutenant Gothein et le sous-lieutenant von Barnekow. Le général était un homme de taille moyenne, qui avait des épaules démesurées, d’où sortait, sans soubassement visible, un visage carré, d’un ton rouge uniforme, mais deux fois barré par des poils blancs : en haut, par deux sourcils en buisson, éclatants comme les pinceaux de plumes autour des yeux d’une orfraie, et, en bas, par deux moustaches raides, coupées court. Il avait une voix d’orgue enroué.

— Eh bien, cria-t-il, appétit ?

Il n’y eut point de réponse, mais les têtes s’inclinèrent.

— Est-ce prêt ? reprit-il, où est Gervasius ?

Le commandant de l’infanterie de la division, colonel von Lobwitz, s’avança, et dit :

— Excellence, il est aux cuisines.

— Fort bien.

Le grand chef jeta un coup d’œil sur les avenues, les prairies, les futaies, puis sur le ciel d’une limpidité magnifique, où les premières étoiles s’allumaient aux dernières lueurs du jour.

— Pas mal, dit-il. D’ailleurs, la vue d’une conquête est toujours jolie. Allons à table !

La table était chargée de toute l’argenterie qu’on avait pu découvrir en brisant les portes des buffets et des armoires de la villa : on l’avait chargée de candélabres et de chandeliers enlevés aux salons et aux chambres. Les serres avaient fourni quelques feuillages et des fleurs. Une partie des domestiques du domaine, découverts dans les communs où ils se cachaient, se tenaient derrière les chaises des convives. Plusieurs avaient revêtu la livrée bleue, brodée au col d’un aigle blanc. Des soldats d’infanterie allemande aidaient au service. Les places avaient été distribuées, selon le protocole, par Gervasius qui avait mis le général au bout de la table, au-dessous d’un assez médiocre portrait de Jean Sobieski, qu’enveloppait une auréole de drapeaux de régiments polonais. Cent bougies éclairaient la table, d’autres brûlaient sur les appliques disposées autour de la salle, et leur éclat se reflétait sur les tentures de satin jaune qui couvraient les murailles. Devant chaque convive étaient sept verres de Bohême.

Pendant la première demi-heure, on parla peu, on mangea, et tous ces hommes, en vérité, recrus de fatigue, avaient, pour ne pas se mettre en frais d’esprit, cette excuse qu’ils venaient de se battre quatre jours et trois nuits. Mais quand ils eurent bu le premier verre d’un bordeaux dénoncé par l’ancien sommelier de Ponary, et sorti d’une cachette au fond de la cave, la conversation commença entre voisins, rude et compassée tout d’abord. On racontait les derniers engagements dans les faubourgs, la veille ; comment on avait forcé l’ennemi à rompre, ici, là ; et les exploits des régiments, des camarades. Parfois, relevant un nom qu’un des officiers venait de prononcer, le vieux Salzmann fronçait ses sourcils blancs, et disait : « Pauvre un tel ! Pauvre un tel ! » Sauf lui, les convives parlaient bas. L’habitude de la discipline, le sentiment de la caste, maintenaient les distances. Même les jeunes officiers se tenaient raides, sous l’œil des chefs, et continuaient de passer l’éternel examen. On était encore en service commandé : le chef d’État-major von Limbourg, le colonel von Lobwitz, commandant l’infanterie de la division, le major Kraemer, commandant l’artillerie, les officiers de moindre importance, le capitaine commandant le quartier général, le très élégant capitaine de cavalerie von Wartenberg, le lieutenant téléphoniste officier de réserve Michaëlis, le médecin divisionnaire Pötschke, le vétérinaire Roth, le lieutenant de réserve Furrer, chargé du service des gaz nocifs, le juge mobilisé devenu conseiller de conseil de guerre, l’officier de gendarmerie, tous, et ceux-là surtout qui affectaient le plus d’aisance et de savoir-vivre, ils étaient commandés, en secret, par le désir de l’avancement.

Vers dix heures et demie seulement, ils commencèrent à perdre la notion du temps, de la guerre, de ce qu’il fallait dire et de ce qu’il ne fallait point dire, et on le vit bien quand le général, dont les yeux étaient devenus tout humides, frappant la table d’un coup de poing qui fit trembler la vaisselle et l’argenterie, cria :

— Belle chose que la guerre, n’est-il pas vrai ?

— Sainte ! répondit le chef d’État-major.

Son adjoint, le capitaine Brücker, qui pensait toujours comme lui, dit vers l’autre bout de la table :

— Non, pas sainte : désirable serait plus juste. Voyez plutôt.

Rouge, les yeux vagues, il leva les bras, et, d’un geste circulaire, désigna les tentures jaunes, le portrait de Sobieski, les drapeaux, les meubles : tout le bien d’autrui.

— Très bien, capitaine Brücker, désirable est le mot. Il faut porter la santé de Brücker…

En parlant, le général heurtait l’un après l’autre, de la lame de son couteau, les sept verres de Bohême rangés devant lui, et qui rendirent un son différent.

— Écoutez, garçons ; ils se plaignent ! Donnez encore du vin à ces héros allemands. Il y en a dans les caves. Il faut qu’il y en ait ! Sans cela, j’enverrai moi-même, pour vous faire marcher, le lieutenant Gervasius, qui n’est pas tendre.

— Excellence, vous dites bien, répondirent les haut gradés.

Le lieutenant, seul en pleine possession de soi-même parmi les convives, ne parut aucunement ému d’entendre prononcer son nom, et continua de s’entretenir à voix basse avec un des soldats qui faisaient le service.

— Ah çà, vous ne répondez pas ?

Les conversations bruyantes cessèrent. Le lieutenant, raide, impassible de visage, répondit, d’une voix posée et nette, qui, dans cette salle encore vibrante de l’épais parler des langues avinées, produisit un effet extraordinaire :

— Je viens d’être averti, Excellence, que l’un de mes sous-officiers demande à me parler. Voilà tout. Je demandais si c’est pour affaire urgente et grave.

— Vous êtes trop bête, Gervasius. Mais faites-le entrer ! Vous n’allez pas, je suppose, quitter la table pour un sous-officier ?

— C’est bien, Excellence.

L’attention était maintenant portée vers le fond de la salle, vers la porte, derrière Gervasius, par où allaient et venaient les gens de service. Un sous-officier souleva la portière, et pénétra dans la salle. Il était rose de visage, très blond, ébloui par tant de lumière, et, après avoir un instant cherché, du regard, autour de la table, s’avança vers le lieutenant qui s’était détourné.

— Un Alsacien ! dit à haute voix le lieutenant Brücker. Je n’aime pas à voir ces gens-là dans une fête.

L’officier d’ordonnance, Gothein, appuya sur l’injure.

— Je ne les aime pas plus dans le combat, dit-il ; ils ne sont pas sûrs.

L’antienne fut reprise par plusieurs qui, se penchant vers le voisin, et s’imaginant qu’ils ne seraient entendus que de lui, mais incapables de gouverner leur gosier et de mesurer leur voix, dirent, les uns riant d’un gros rire, les autres en serrant les dents :

— Race allemande inférieure.

— Inassimilée.

— Pis que cela : indigne de notre grande Allemagne, et de l’honneur que nous lui avons fait, en l’acceptant parmi nous !

— Oh ! Mon cher, acceptée ! Nous l’avons contrainte, et nous ferons bien de continuer à contraindre ce peuple, qui n’a pas encore compris, non, pas compris…

Cependant, la plupart écoutaient, l’oreille tendue, ce qu’allait dire le sous-officier.

— Excellence, voici le sous-officier Ehrsam, de la réserve, fabricant à Masmunter, et qui sera bientôt, je crois, Fähnrich.

Joseph Ehrsam ne broncha pas, il rougit encore.

— Sous-officier Ehrsam, reprit tout haut le lieutenant, vous dites que la compagnie a découvert et cerné un officier et trente soldats russes, cachés dans la maison d’un boulanger, et que le sous-lieutenant von Plau ne sait que faire d’eux ? C’est bien cela ?

— Oui, monsieur le lieutenant.

— Parce que la prison est pleine, les écoles sont pleines, les églises aussi ?…

— Eh ! mais, interrompit le général, il y a des prés, ce me semble, aux environs ?

Il fit le geste d’épauler, et les rires emplirent la salle. Quelques domestiques en livrée, de ceux qui servaient l’ancien maître, riaient aussi derrière la serviette.

Gervasius ne riait pas. Il se sentait jugé secrètement et avec honneur par ceux qui l’entouraient.

— Dites-moi, ils ont été fouillés et désarmés ?

— Par moi-même, monsieur le lieutenant.

— Vous avez bien une pièce de cinq mètres sur quatre, dans votre boulangerie ?

— Oui, la chambre, en arrière de la salle de vente.

— Bouclez-y vos trente hommes.

— Et l’officier ?

— Sera gardé à vue, à côté. Et qu’on m’attende ! Retournez à la ville.

— Pas encore ! dit le général.

Il avait entendu les mots de défiance et de menace adressés par ses officiers aux Alsaciens-Lorrains, et, le vin aidant, l’idée lui était venue de donner une leçon de patriotisme à cet Allemand de seconde classe, à ce « Wacke » comme il aimait à répéter, que le hasard lui envoyait en un moment de victoire. Dans son cerveau, où vivaient étiquetées, comme dans un magasin d’habillement, à côté des principes de l’académie de guerre, un certain nombre de formules prétentieuses, en l’honneur de la patrie, le projet, pour être bien établi, exigea un délai de quelques secondes. Le silence était complet. Les domestiques ne marchaient qu’en glissant le pas. L’Excellence avait le regard fixe.

Il eut soin de laisser encore un moment d’attente.

— Gloire à l’Allemagne ! dit-il d’une voix forte. Cette pensée est de notre Tannenberg : « Le peuple allemand a toujours raison, parce qu’il est le peuple allemand, et qu’il compte quatre-vingt millions de sujets. »

Des murmures d’approbation s’élevèrent autour de la table. Ils se firent plus bruyants qu’il n’eût convenu, à l’extrémité où se trouvaient, près de Gervasius, les officiers les plus jeunes. L’officier de gendarmerie, un peu plus excité que les autres, cria :

— Hoch ! pour Son Excellence le général von Salzmann ! Tannenberg a dit vrai !

Le commandant de l’artillerie, major Kraemer, eut l’audace d’imiter le grand chef. On le vit appuyer les deux mains sur la table, se soulever d’un demi-pied, et dire avec solennité :

— « L’Allemagne est l’avenir du genre humain. » Cela est de monsieur Lehmann.

Le général ayant toléré cette réplique, le chef d’État-major dit à son tour, se renversant sur le dossier de sa chaise :

— « Un seul de nos guerriers allemands, comme il en tombe malheureusement un grand nombre à cette heure, a une valeur intellectuelle et morale supérieure à celle de centaines de ces hommes grossiers et primitifs que l’Angleterre, la France et la Russie nous opposent. »

— Moi, dit d’une voix aiguë le lieutenant de réserve Michaëlis, ingénieur fort diplômé « akademisch gebildet », moi, je citerai notre Kaiser.

À ce mot, ils se levèrent tous, quelques-uns avec difficulté, ne sachant trop si c’était une obligation, mais pour imiter le général qui s’était levé, le premier, au nom de l’Empereur. Quelques-uns regardaient Michaëlis de travers, parce que celui-ci avait eu l’idée heureuse, la grande idée.

— Qu’a-t-il dit, notre Kaiser ? car enfin, il a parlé plusieurs fois ! demanda le colonel von Lobwitz, qui ne manquait pas d’une certaine causticité. Mais à le voir, raide, sérieux, le regard droit devant lui, tous furent convaincus que le respect et la curiosité seuls avaient dicté la demande. Et le jeune Michaëlis, rassuré, prononça, en accompagnant la phrase d’un geste de la main gauche :

— « Un art qui dépasse les limites et les lois que je lui ai fixées n’est plus un art. »

— Comme c’est vrai, comme c’est beau ! Hoch ! répondirent quelques-uns des convives.

Tous se rassirent avec dignité, et on entendit le lieutenant Gothein marteler cette noble pensée de H. S. Chamberlain, l’homme passé à l’Allemagne :

— « L’armée allemande, dans laquelle j’englobe, naturellement, la marine, est, à cette heure, la plus importante institution d’éducation morale qu’il y ait dans de monde. »

Von Salzmann reprit :

— Voilà ce que j’appelle un corps d’officiers ! Tous, ici, nous comprenons que l’Allemand est roi parmi les peuples, et que tous les autres, tous ceux qui ne sont pas de la race pure, sont faits pour l’admirer et le servir.

— C’est un peu la formule du catéchisme expliquant les devoirs envers Dieu, murmura Michaëlis, dans un coin. Seulement, on ajoute « pour l’aimer », et ça, nous ne le disons pas.

La face carrée de l’Excellence s’était empourprée. Sans entendre la réflexion du lieutenant téléphoniste, il leva au plafond ses yeux durs, et essaya de rire, personne n’a jamais su pourquoi. Puis, comme rappelé aux réalités de la vie, il regarda, l’un après l’autre, tous les convives rangés autour de la table. On attendait les paroles qu’il allait prononcer. Il dit :

— Je veux encore boire un coup de Kaisersekt.

Le sous-officier qui commandait le service se pencha.

— Il est prêt, Excellence, il est prêt.

Dix domestiques entrèrent aussitôt, portant les bouteilles de champagne, venues d’Allemagne dans les fourgons de l’armée. Personne ne faisait attention à Joseph Ehrsam, qui, à trois pas derrière les convives, écoutait sans bouger, n’ayant pas quitté la position du garde à vous. Gervasius finit par se souvenir de la présence du sous-officier.

— C’est bien, retirez-vous, et, comme je l’ai dit, attendez-moi.

— À quelle heure dois-je attendre monsieur le lieutenant ?

— Un peu avant le jour.

Désormais, il n’y eut plus de retenue dans la beuverie, dans les propos, dans le tapage. Ces hommes, gorgés de vin et de mangeaille, échangèrent des propos vagues, se répandirent en menaces ou en attendrissements stupides. Les tostes se succédaient, de convive à convive, imprévus, tout en gestes, selon l’usage. Le sous-officier commandant les maîtres d’hôtel, chargé du message par un des officiers présents, faisait le tour de la table, s’inclinait, et murmurait à l’oreille d’un autre officier : « Monsieur le Capitaine Brücker, monsieur le Rittmeister von Wartenberg boit à votre santé ; » ou bien : « Monsieur le médecin divisionnaire Pötschke, monsieur le vétérinaire divisionnaire Roth boit à votre santé. » Aussitôt, comme s’il répondait à un défi, et le plus promptement possible, le capitaine Brücker ou le médecin Pötschke se levait, se mettait au garde à vous, se tournait vers le camarade qu’on venait de lui nommer, présentait de loin son verre plein, buvait, présentait encore le verre vide, et se rasseyait.

Douze fois, ce rite allemand fut suivi. Alors, le lieutenant Gothein, acclamé, proposa de fabriquer lui-même, pour terminer un si bon souper, une « bowle » comme jamais les plus grands restaurants de Berlin n’en auraient servi à leurs clients. Un vaste bol à punch en argent fut apporté et posé devant lui, ainsi que plusieurs bouteilles de formes différentes, un grand pichet plein d’un liquide très pâle et mousseux, de la glace en morceaux, un sucrier et deux ananas juteux, roux, d’un parfum violent, qui venaient d’être cueillis dans les serres effondrées de Ponary.

— Je commence par vous annoncer que, grâce à la haute intervention de Son Excellence, un baril de bière blanche nous a été envoyé de Berlin.

— Hoch ! pour Son Excellence ! Hoch ! pour la bière blanche !

— Je fais d’abord le lit de la bowle, reprit l’officier d’ordonnance.

Disant cela, il taillait l’ananas, avec une adresse extrême, enlevant le noyau, plus dur, et ne laissant guère que les alvéoles gonflées, dont il faisait encore, d’un coup de lame, tomber l’écaille. Sur le lit d’ananas, il versa une livre de sucre en poudre, puis la bière blanche, deux bouteilles de champagne, une bouteille de sirop de framboise, une bouteille de cognac, et, dans ce bain d’une affreuse couleur, fit nager les morceaux de glace très pure de la Vilia. La bowle était faite. On la laissait froidir. Les yeux ronds, les yeux petits et durs, les yeux sournois, entre des paupières appesanties, les yeux en diagonale relevés vers les tempes, tous les yeux la convoitaient. Dans cette concupiscence et cette admiration, l’idée de la supériorité allemande était encore présente. Quelle autre armée eût fabriqué une bowle pareille, à pareille distance de la capitale ? Quelle autre intendance, inspirée par le génie de la race, eût acheté ainsi la bière préférée, pour l’expédier avec les canons et la mauvaise farine ? Quel autre chef, sinon un Allemand authentique, se fût préoccupé, le matin même de l’entrée dans une ville conquise, d’employer tant de soldats pour préparer le souper, au loin, sur les collines, et quel autre eût trouvé aussi ingénieusement, et forcé plus résolument les cachettes murées par les maîtres en fuite d’un domaine bien pourvu ?

Les parfaits guerriers Allemands, dans la fumée des vins, bénissaient l’Allemagne pour le breuvage nouveau.

On servit, avec une cuiller à punch, et ils buvaient, les uns penchés sur leur verre et humant la bowle, à petites gorgées, les autres renversant la tête en arrière et avalant d’un trait le mélange dont les divers éléments, juxtaposés plutôt que fondus, irritaient et caressaient alternativement leur palais. Seul, Otto Gervasius, toujours droit sur sa chaise, buvait sans hâte et sans plaisir apparent, et continuait de parler à un voisin, qui n’écoutait plus, d’une manœuvre qu’on avait faite, devant la très forte position d’Ovile. Il ne tarda pas à se taire, et, tandis que les convives, ayant reçu, comme ils disaient, le « coup de massue », riaient, s’interpellaient de nouveau, ou commençaient à s’assoupir, ou se levaient, titubants, il considérait, avec le plus parfait mépris, ces hommes vaincus par le vin, l’eau-de-vie, la chaleur et l’orgueil.

À onze heures et demie, sans un mot d’adieu, le général von Salzmann se retira pesamment, suivi de ses deux officiers d’ordonnance et du chef d’État-major. Gervasius le rejoignit à la porte de la salle, lui demanda des ordres, fut peut-être compris, reçut, pour réponse, un grognement affirmatif, et revint s’asseoir un peu à l’écart. Les autres officiers étaient demeurés à table. Vers minuit, trois d’entre eux, les plus élevés en grade, dormaient, les coudes abattus sur la nappe ; un autre, plus jeune, la tête appuyée sur le dossier de sa chaise et la bouche ouverte, ronflait. Deux lieutenants, qui étaient sortis depuis une demi-heure, réapparaissaient dans l’ouverture de la porte d’entrée, poussant par les épaules deux filles de service qu’ils avaient dénichées dans quelque coin du château. Sauvages et amusées, résistant et riant, elles étaient à demi enveloppées dans les plis retombants de la portière d’étoffe verte, et leurs yeux effarés, illuminés jusqu’au fond par la lueur des bougies, brillaient comme ceux de deux jeunes loups passant.

Gervasius jugea le moment venu de terminer la fête, car il avait mieux à faire qu’à regarder ses camarades rouler sous la table, se prendre de querelle ou courir dans le domaine après les servantes. Il se leva, et dit :

— Son Excellence commande que les officiers se retirent. Les automobiles sont avancées.

C’était vrai ; des automobiles étaient rangées devant la villa. Les domestiques, aidés par les chauffeurs, emportèrent quelques officiers qui avaient entièrement perdu conscience.

Lorsque le lieutenant eut vu disparaître, au tournant de l’avenue, la dernière automobile, il revint dans la salle en grommelant :

— C’est dégoûtant : ils se saoulent pour peu de chose ! Sans moi, qui est-ce qui ferait le nécessaire ?

Il était redevenu, en un instant, le maître impérieux et terrible qui ne prodiguait pas les mots, mais, quand il les avait dits, n’en retirait jamais aucun.

Les serviteurs étaient à table, à leur tour, dans la vaste cuisine. Il les rappela.

— Enlevez l’aigle blanc ! À présent, c’est l’aigle noir qui commande ! Plus de livrée ! Tout le monde en tenue de travail ! Dans deux heures, il faut que la villa soit déménagée. Toi, vieux Piotr Burlingis, tu indiqueras les dernières cachettes, et tu livreras les clefs : ou bien, tu m’entends ?…

La mimique était expressive, et le vieux cocher n’eut pas de peine à comprendre qu’il serait fusillé. Il fut digne, ne répondit rien, et se mit au travail en essuyant deux larmes au coin de ses yeux. C’était le dernier acte imprévu de trente années de bon temps et de paternel coulage, qu’il avait vécues à Ponary. Dans la salle des fêtes, on apporta toutes les caisses trouvées dans les greniers et les caves. Au moment où les travailleurs commençaient d’empiler sur le parquet, autour de la table, pêle-mêle, l’argenterie, des panneaux de tapisserie, des candélabres, du linge damassé, des sacs de blé et d’avoine, des pièces de drap du pays, des caisses de bouteilles de vin, et, dans un panier de rotin, quelques vases de porcelaine du Japon, des miniatures, un jeu d’échecs en or ciselé, don d’un roi de Pologne au grand-père du maître du domaine, les serviteurs, surpris, virent entrer un détachement de soldats d’infanterie, conduit par un Feldwebel.

Tout avait été prévu. Ébaubis, ricanant, silencieux parce qu’ils avaient aperçu Gervasius, les soldats enlevèrent les caisses, et les portèrent jusqu’aux camions automobiles que le lieutenant avait commandés pour une heure du matin. Les habitants de la plaine qui regardèrent, cette nuit-là, dans la direction de la villa, durent être surpris de voir tant de fenêtres illuminées. On fouillait de la cave au grenier. Une méthode savante conduisait la bande des pillards à tous les étages et dans les combles même, à cause des trésors que Gervasius espérait toujours y trouver, et qu’il n’y trouvait point. L’homme à la figure de Lapon exultait. C’était là son orgie, à lui : il amassait le butin, sans profit personnel, sans même une parfaite connaissance de la valeur des objets qu’il pillait : mais la pensée de la plus grande Allemagne était dans son esprit, et c’était à elle que, silencieusement, il faisait l’offrande de chaque pièce de ce trésor de guerre. « À toi, Germanie, le linge damassé, d’une finesse exceptionnelle, orgueil de ces seigneurs polonais ; à toi les pièces de drap conservées dans les armoires, dont la domestique de confiance, la « ô maîtresse ! » avait la gestion et la garde ; à toi les barils d’eau-de-vie, les jambons fumés, les sacs d’avoine et d’oignons, et tout le reste, tout ce qui mit en sueur les soixante hommes de corvée ! »

Un peu avant trois heures du matin, – déjà on devinait un reflet rose, dans la nuit, tout au ras de l’horizon, du côté de l’est, – le lieutenant Gervasius, que six hommes en armes accompagnaient, descendit dans l’avenue, jusqu’à un groupe de hêtres centenaires, sous lesquels la nuit était deux fois sombre.

— Par ici, monsieur le lieutenant,… à la lisière ;… tenez, voici le bouton d’appel, et l’écouteur.

Un caporal téléphoniste avait, dans les branches basses d’un des hêtres, retrouvé le fil qu’il avait posé quelques heures plus tôt. Gervasius appela, puis demanda :

— Donnez-moi l’observatoire F.

— Vous l’avez.

— Premier lieutenant Gervasius, d’ordre de Son Excellence le général von Salzmann. Dans dix minutes, envoyez rafale d’obus, dont quelques-uns incendiaires, sur la villa de Ponary.

— Compris, monsieur le lieutenant.

Les automobiles, chargées du butin enlevé du château, n’étaient pas encore au bas de la colline, et la première seulement commençait à s’engager dans la plaine, quand une canonnade furieuse et courte ébranla la forêt, puis, par ondes rapides, les collines voisines, jusqu’à Vilna. Le sommet où était bâtie la villa apparut entier dans l’éclat fulgurant des explosions, les bois, les pelouses, les murs blancs, les toits ; puis, on ne vit plus que des fragments de muraille, inégaux, sans plus aucune forme d’habitation humaine, et qui s’écroulaient parmi des tourbillons de flammes, de poussière et de fumée.

On ne sait pas si les serviteurs du château, et tout le menu peuple disséminé dans les communs du domaine avaient été prévenus.

Le lundi 20 septembre, les rapports adressés par les chefs des différentes unités occupant Vilna et les environs pouvaient dire, avec vérité : « Toute résistance a cessé, les magasins sont ouverts, les troupes se reposent. » Les soldats avaient reçu la permission de franchir les postes gardant les faubourgs de la ville, à condition de ne pas s’éloigner de plus de quatre kilomètres. Aussi, le dimanche suivant, dans un bois de sapins et d’érables, descendant vers la rivière, et d’où l’on pouvait apercevoir, au loin, les ruines noircies de Ponary, une trentaine de soldats d’infanterie allemande étaient réunis, assis sur la mousse épaisse. Contrairement à ce qui se passe d’habitude, quand de jeunes hommes sont ainsi libérés de la discipline militaire, on n’entendait aucun cri, ni même aucune parole prononcée à voix haute ; cependant ils causaient avec animation, en jouant aux cartes, par petits groupes de quatre. Ils semblaient beaucoup plus attentifs à la conversation qu’à la partie qu’ils jouaient. Si quelqu’un avait pu, sans être vu, se glisser parmi eux, il aurait tout de suite observé qu’ils parlaient le dialecte alsacien ; toutes les figures étaient alsaciennes, et une certaine exubérance de geste et de parole eût d’ailleurs décelé l’origine commune, l’origine celte de ces jeunes gens rassemblés dans cette futaie lithuanienne, au cours de la guerre la plus extraordinaire que le monde ait vue. Fréquemment, l’un ou l’autre regardait avec attention les sentiers par où quelque témoin pouvait venir. Dans le groupe central, le sous-officier Joseph Ehrsam était celui qu’on écoutait le plus volontiers, et auquel on faisait des objections. Il était debout, et souvent il observait aussi, entre les arbres, les profondeurs du bois, ou la route, en bas, au bord de la Vilia.

— Enfin, disait l’un des hommes les plus jeunes, vous êtes sûr que nous ne resterons pas ici ?

— Sûr. Je ne peux pas vous dire comment je le sais, mais je le sais. J’ignore à quelle partie du front occidental nous sommes destinés, mais il n’y a pas à dire : on va nous faire nous battre contre les Français et les Anglais.

— Moi, fit un des joueurs, déjà grisonnant aux tempes, me battre contre des Anglais, cela me sera égal, mais contre ceux de l’ancien pays, non, je ne le ferai pas.

Le premier qui lui répondit n’avait pas plus de vingt ans, il était petit, sec, tout brun, ardent comme un Français.

— Moi non plus !

— Moi non plus !

— Moi non plus !

Ils se rapprochaient les uns des autres, et ne formaient plus qu’une grappe, en vérité, sur la mousse en pente, et, comme ils ne jouaient pas de bon cœur, mais seulement pour se donner contenance et tromper les espions, plusieurs oubliaient de tenir les cartes en main, et ils les laissaient tomber. Les yeux, les jeunes visages décidés de ces gars d’Alsace étaient tournés maintenant vers Ehrsam, qui était au guet, appuyé contre le tronc d’un sapin. Leur haine de l’Allemagne se trouva déchaînée, tout à coup, parce que celui qui avait parlé le premier de tous, le plus âgé, un gros tisseur de Mulhouse, qui riait toujours, frappa de la paume le tronc d’un arbre, et dit :

— J’ai reçu des lettres de chez moi ; ce sont des tyrans, ces Schwobs : ils condamnent les nôtres à la prison, à pire encore, parce que leurs belles manières ne nous ont pas séduits !

On vit alors que sa plaisante figure était devenue mauvaise. Et aussitôt des ripostes lui vinrent ; des mains se levaient, pour applaudir discrètement ; le murmure des voix montait entre les arbres.

— Moi aussi, j’ai reçu des lettres. Sais-tu que Lucien Guismann, le maître tailleur de Strasbourg, pour avoir ôté son chapeau sur le passage d’un convoi de prisonniers français, a été puni de six semaines de prison ? Le juge a eu l’audace de mettre dans le jugement : « Tenant compte de son grand âge ! »

— Le grand âge ! ah ! ils en tiennent compte ! Le pasteur Gérold, de Strasbourg, a fait un mois de prison pour avoir donné de l’argent à des blessés français, et de même l’abbé Kaspar, de Netzwiller, et l’instituteur de Soufflenheim, qui avait fait crier : « Hoch ! » à ses écoliers, en l’honneur de l’armée française.

— Quinze mois à un artiste de Colmar, Michel Sittler. Devinez pourquoi ? Pour avoir fabriqué des statuettes de Napoléon Ier.

— Ils se rappellent Iéna.

— Et le reste, mon vieux ! Moi, j’en connais aussi, des victimes de leurs conseils de guerre. Pour avoir propagé, en Alsace, un journal français, cinq mille marks d’amende, et six mois de prison à madame Malmonte, de Novéant ; un an de prison à cinq petits gars de mon village, Crovisier, Caquelin, Chiavazzo, Couedera, Poirot, qui sont de Rothan, et qui, entendant les soldats allemands chanter le Deutschland über alles, entrèrent dans l’auberge, et entonnèrent en chœur la Marseillaise ! Pour avoir « favorisé les blessés français au préjudice des blessés allemands », cinq ans de travaux forcés à la sœur Valentine, de Riedisheim, qui n’avait rien fait du tout, si ce n’est se déclarer Française, devant ceux qu’elle soignait. Je pourrais citer vingt autres condamnations, contre des aubergistes, des laboureurs, des serruriers, des maçons…

— Je te crois ! ils ont déjà, leurs conseils de guerre, distribué trois mille années de prison, en Alsace !

— Mais le plus beau de leurs jugements, c’est celui qu’ils ont prononcé contre deux jeunes filles, Jeanne Gros et Eugénie Proly, en juillet dernier.

— Ah ! ah ! dis-nous cela ?

— Elles avaient, à Colmar, envoyé des baisers à des prisonniers de France, qui passaient dans les rues. Les Schwobs les ont condamnées chacune à un mois de prison, « pour approche illicite de l’ennemi ».

Les rires duraient encore, lorsque Joseph, d’un geste, rappela ses camarades à la prudence, et dit :

— La réunion d’aujourd’hui est faite pour décider la conduite à tenir, quand nous irons sur le front ouest.

— Qu’ils mettent donc en ligne un corps d’armée tout entier composé d’Alsaciens, reprit un jeune, et ils verront une chose qu’ils n’ont pas encore vue…

— Ils ont eu soin, jusqu’à présent, de nous envoyer contre les Russes : ils se méfient.

— Quand je pense, dit un autre, que j’ai attendu les Français à Masevaux, jusqu’à huit heures, le 7 août 1914, et que le train est parti, et que, s’ils étaient arrivés seulement deux heures plus tôt, mes enfants, nous serions tous du côté où nous avons le cœur !

Un autre fredonna :

— « Quand ce temps-là sera venu,

Je ne sais pas si les sapins auront de la neige

Ou si la framboise sera mûre… »

— Ne chante pas ! dit Ehrsam. Tais-toi ! Nous sommes déjà trop suspects, réunis ainsi dans un bois, entre Alsaciens. Non, voici ce qu’il y a de sûr : nous irons en France, et nous ne pouvons pas tuer des Français.

Des voix, tout autour de lui, répétèrent :

— Nous ne pouvons pas !

— Alors, que faire ?

— Ce que d’autres ont fait déjà : quand nous serons en ligne, nous tirerons trop haut, toujours.

— Il ne faudrait tout de même pas mettre la hausse quand les autres ne la mettent pas ?

— Sans doute, mais on vise au-dessus du but, et le plomb passe dans l’air…

Il allait ajouter d’autres mots, mais ayant regardé du côté de la rivière, à droite et en bas, il prit par le bras un de ses camarades qu’il força de se lever, et dit aux autres :

— Remuez un peu, vous tous ; faites semblant de jouer : nous sommes vus !

Aussitôt, il sortit du groupe, et commença de se promener de long en large, entre les arbres, causant avec le compagnon auquel il donnait le bras ; plusieurs autres s’égaillèrent dans le bois, et se mirent à jeter des pierres dans les sapins, comme s’ils poursuivaient des écureuils, et à couper des baguettes ; d’autres levèrent en l’air deux doigts qui tenaient des cartes ; trois ou quatre s’étendirent sur le dos, et firent semblant de dormir. Il ne se passa pas trois minutes avant que n’apparût, montant la pente, un officier qui avait une badine à la main. Il marchait vite, et comme si le terrain n’eût point été en pente. Il ne regardait pas du côté des Alsaciens, mais il venait droit vers eux. Ehrsam l’avait reconnu à la taille, à l’allure décidée, à la peur instinctive peut-être qu’il avait ressentie, dès qu’il avait aperçu la silhouette de l’officier, là-bas, très loin, le long de la Vilia.

Ce fut lui, comme il revenait sur ses pas, du côté où la mousse était foulée, qu’interpella Gervasius, et vraiment le lieutenant était de belle humeur, comme le temps : il y avait une sorte de contentement sur le visage jaune, aux traits tirés, de celui que les soldats observaient en cachette, inquiets pour Ehrsam.

— Bonne promenade, Ehrsam, hein, qu’en dites-vous ? On ne pourra pas dire que vos chefs ne sont pas soigneux de la santé de leurs hommes ? Vous n’avez pas rencontré de cosaques, je suppose ?

L’air de satisfaction qu’Ehrsam avait remarqué s’était déjà effacé. Hautain et secret comme il l’était presque toujours, le menton levé, les paupières à demi baissées, l’officier examina et compta les hommes disséminés dans le bois, puis, brusquement, faisant signe au sous-officier de le suivre :

— Venez par ici !

Ils descendirent jusque dans les prés bordant la rivière, et prirent le chemin de Vilna.

— Si je n’étais pas aussi sûr que je le suis de vous, Ehrsam, je m’étonnerais de cette réunion dans les bois, entre Alsaciens. Car j’ai compté, je sais tous les noms : il n’y a pas un Allemand, là-haut.

Joseph Ehrsam avait un don de dissimulation que ne possédait à aucun degré son frère Pierre. Grâce à cela, il s’était tiré de plusieurs fâcheuses affaires, dans cette année passée parmi des soldats allemands. Il fit celui qui ne comprend pas, et se mit à rire, en regardant devant lui les toits et les clochers de la ville.

— Ah ! monsieur le lieutenant, ce sont de vrais enfants : ils aiment à se promener en bandes, à jouer, et à parler ou à chanter dans notre dialecte, qui n’est point, assurément, le chef-d’œuvre de l’élégance allemande, mais qui leur fait du bien en passant dans leur gosier, comme un bon verre de bière, vous savez, de cette bière blanche qui gratte la gorge… Je crois que, précisément, messieurs les officiers en buvaient l’autre soir ?

— Oui, oui, dit Gervasius, ce sont des souvenirs effacés : le canon les a effacés. Mais vous n’avez pas très bien saisi, Ehrsam, ma pensée. Je voulais dire qu’un autre que moi, bien entendu, qui vous connais, aurait pu se demander si, étant donné le caractère particulariste et la mauvaise tête de vos compatriotes, ils ne tramaient pas quelque complot. Cela s’est vu : j’ai entendu raconter que plusieurs généraux avaient déjà rédigé des ordres sévères à ce sujet, et prescrit de faire toujours accompagner le soldat alsacien en mission par un soldat allemand, de race authentique.

— Mais, monsieur le lieutenant, l’Allemagne nous a toujours considérés comme étant de race authentique, puisqu’elle nous a réclamés comme Allemands, en 1871.

— Sans doute : je veux dire comme des hommes d’une race entièrement loyale… Enfin, que faisiez-vous ? car je vous ai vus en cercle, puis vous avez fait lever votre voisin, et tous les autres se sont écartés.

— Pauvres enfants, je leur ai dit : « Bonsoir, enfants ! » Quelques-uns ne m’ont pas entendu, ils dormaient, comme vous avez pu le voir, monsieur le lieutenant, puisqu’ils ne se sont pas réveillés. Toutes ces victoires les ont fatigués.

— Elles n’ont peut-être pas enlevé cet esprit frondeur que tous les bons offices de l’Allemagne n’ont pas encore pu corriger, et je me disais que trente Alsaciens ensemble, – avec vous, trente et un, – pouvaient bien ne pas former un concert pour chanter les louanges de la patrie allemande. Ai-je tort ?

Ehrsam, entièrement maître de lui-même, tourna la tête, et le soldat et le chef se regardèrent au fond des yeux. Gervasius, abandonnant toute feinte, avait repris cette physionomie menaçante, cette manière d’interroger avec précision, de presser du regard et d’inquiéter l’adversaire, qui lui valait d’être si redouté des hommes et de ses camarades eux-mêmes. Il fouetta l’air trois fois, de la badine qu’il tenait à la main, et, tout en marchant, et sans quitter des yeux Joseph Ehrsam qui soutenait bien l’épreuve, il reprit :

— Je m’entends à corriger les traîtres, vous ne l’ignorez pas, et, s’il y en avait jamais, dans la compagnie que j’ai l’honneur d’avoir sous mes ordres, les choses seraient vite réglées, Ehrsam, et durement.

L’Alsacien répondit, en regardant de nouveau la ville, et du ton le plus tranquille :

— Vous devez bien penser, monsieur le lieutenant, que, du moment que j’étais là, moi sous-officier, rien ne pouvait se passer que de normal et de licite.

Gervasius leva les épaules, dépité évidemment de trouver chez Ehrsam un esprit plus souple que le sien.

— Je préfère, en tout cas, les promenades où tous les éléments de la grande Allemagne sont représentés, et je vous le dis une fois pour toutes. Ce m’est une occasion de vous répéter, Ehrsam, que vous devez donner une preuve de ce loyalisme dont aucun de mes camarades ne doute, pas plus que moi, mais qui vaudra encore mieux quand il aura été solennellement affirmé.

— Que voulez-vous dire, monsieur le lieutenant ?

Gervasius s’arrêta.

— Mais que vous devez devenir officier ! Jusqu’à présent, vous avez refusé. Il en meurt beaucoup, des officiers, et, pour les remplacer, les hommes comme vous, d’éducation supérieure, riches, habitués à conduire les hommes dans l’industrie, sont tout désignés.

Avec un geste évasif de la main, l’Alsacien répondit :

— Je suis sans ambition.

— Il ne s’agit pas d’ambition, il s’agit de devoir. Vous avez fait votre volontariat. Vous êtes de bonne famille. Vous vous devez, et vous nous devez de devenir officier. Ce serait plus agréable pour vous.

— En effet.

— Les fréquentations vous conviendraient mieux que celles que vous avez tous les jours.

— Que voulez-vous, monsieur le lieutenant, nous autres, en Alsace, nous sommes un petit monde content de peu.

Gervasius, une fois encore, essaya de voir, en le regardant dans les yeux, si Joseph Ehrsam ne parlait point ironiquement. Il avait un léger doute. Mais les yeux ternes de l’Alsacien n’exprimaient que l’attention déférente, sans un éclair, sans une ombre de pensée. Le lieutenant, avant de finir l’épreuve et de reprendre la marche, fronça les sourcils, tordit cette bouche molle, épaisse, ridée, au-dessus de laquelle quelques poils de félin se hérissaient.

— Inutile de finasser. Je veux que vous soyez officier au service de l’Empereur.

— Soit, je le serai.

— Ah ! voilà qui me plaît. Je suis enchanté, Ehrsam, vraiment enchanté. Je vais répéter votre promesse à mes camarades, et nous vous aiderons à devenir l’un des nôtres. Je pensais bien qu’un jour ou l’autre, votre obstination cesserait.

Une automobile arrivait à toute vitesse. Gervasius ne voulant pas qu’un officier supérieur, peut-être un officier général, le rencontrât en conversation familière avec un simple sous-officier, fit quelques pas en avant, salua quand passa l’automobile, puis attendit que Joseph l’eût rejoint. Il fit cela comme une chose toute naturelle, qu’il n’avait point à expliquer.

— Nous allons, reprit-il, revenir à l’occident avec la division, mais nous ne serons pas envoyés au front avant quelques semaines, je le présume. Vous aurez le temps de suivre des cours ; nous vous enverrons à Hanovre, et vous deviendrez « Fähnrich ».

La promenade continua peu de temps. Avant d’arriver aux faubourgs, l’officier prétexta une visite de poste à faire dans la campagne voisine, et prit un chemin de traverse. En partant, et pour la première fois de sa vie, il tendit la main à l’Alsacien.

« Quelle sorte de piège m’a-t-il tendu ? songea celui-ci, dès qu’il se trouva seul, à l’entrée de la rue d’Antokol. Aspirant ou sous-lieutenant, je serai plus près de lui, soumis à une surveillance plus étroite, victime plus assurée, car il me hait, de toute la haine de son peuple contre ma race. Il s’est chargé de me perdre. Si quelqu’un des trente hommes qui étaient avec moi tout à l’heure, dans la forêt, se décidait aujourd’hui à me vendre, je serais bien sûr de ne jamais faire connaissance avec l’école des aspirants de Hanovre… »

Mais aucun témoin ne raconta ce qui s’était passé.

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