XI Hubert

Juin, mois des grands jours chauds, avait tué toute la flore fugace de la Garrigue, et les arbustes nains, eux-mêmes, languissaient. Marie, lasse du travail d’un de ces jours de soleil, rentrée dès six heures à l’Abadié, s’était assise sur un banc de bois, placé près de la maison, dans la cour d’entrée. De là, on voyait ce qui se passait sur la route. Marie songeait à cette correspondance provoquée par un mot de M. de Clairépée, et qui n’était au vrai, sans formule d’amour, que l’aveu renouvelé d’une tendresse grandissante. Dans sa quatrième lettre, Pierre avait mis « l’inoubliable Abadié » : tout tenait dans ce mot-là, mais n’était-ce pas une autre preuve et bien plus forte, cette espèce de joie avec laquelle l’Alsacien cherchait et découvrait, autour de lui, les raisons inconnues qui l’avaient poussé vers la France ? Marie se disait : « Il plaide devant moi, et mon père laisse aller. » Elle considérait, dans la dernière rayée de soleil, la plus ardente de toutes, celle qui rase la terre, éclaire le dessous des feuilles, et le plein cœur des fleurs, et les parois des pierres jusque dans les cavernes creusées par la pluie, elle considérait les cheminées devenues pourpres de la maison et cette ligne de tuiles de faîte qui, ayant reçu trop de poussière et trop de germes de mousse, ne pouvaient plus prétendre, comme suprême éclat, qu’à celui de l’or rouge. Elle entendit marcher sur la route, du côté de Saint-Baudile, et aussitôt, elle se dressa sur ses pieds. C’est un bien petit indice, le pas d’un homme. Cependant elle était sûre que le passant venait à l’Abadié, et qu’il venait pour elle. En effet, le facteur, qui avait oublié de lui donner, le matin, une lettre, la lui remit. Hubert annonçait sa prochaine arrivée.

« 27 juin. Marie, les permissions commencent, et la mienne sera des premières signées. Joie de venir ! Joie de retrouver mon père, toi, l’enfant, et cette quatrième personne que j’aime : la Provence ! Dire que je n’ai pas vu le printemps ! Provence aux ombres bleues, Provence d’été, je te reverrai, mais la guerre m’aura volé les heures divines où tu promets. Marie, te rappelles-tu, le long de la route de Châteaurenard, nos courses de mai 1914, à travers le jardin sauvage de la Petite Crau ? Nous y trouvions en fleur les deux tribus, celle qui est armée pour vivre, et l’autre qu’on dirait née pour mourir trop tôt, après un si court éclat. Nous revenions, les bras chargés de gerbes. Ma part, à moi, c’étaient surtout les ramures des arbustes nains, aux feuilles coriaces, d’une sculpture si fouillée, et dont tu ornais ton « mois de Marie » : les lentisques d’où les abeilles rapportent un miel aromatique et détestable, mais aussi les nerpruns aux mille petites coupes vertes, où elles s’enivrent ; le chêne à feuilles de houx, dont le gland, à aiguillons recourbés, s’accroche à la laine des moutons ; les cistes qui formaient des buissons roses ou des buissons jaunes ; les genêts et, entre tous, le genêt d’Espagne, le très odorant, le très sucré, qui balance ses nefs dorées au sommet de tiges de jonc bien lisses, et dont la fleur nouvelle, au toucher d’une mouche, – te souviens-tu ? – éclate et la couvre de pollen. Nous avions des « nids », où nous étions sûrs, entre les roches, dans le sable, dans les creux qui gardent une goutte d’eau, de rencontrer à foison tantôt l’asphodèle blanche et veinée de violet, tantôt les touffes, fleuries en capitules bleues, de notre « Bec de passéroun » ; tantôt cette liliacée qu’on appelle chez nous le dragon, délicate et forte, qui tend au grand soleil ses six pétales d’améthyste ; tantôt, – tu chantais en l’apercevant, – l’orchis-abeille, brun et pourpre ; tantôt « le pied de perdrix », ou bien la coronille. Et au-dessus de ces corbeilles, que d’ailes en mouvement tout le jour !

» Marie, même en juillet, la Garrigue sera belle : desséchée, âpre, mourante de soif, je l’aime encore. Meste Francès Bouisset m’accompagnera, s’il le veut bien ; il doit savoir où sont gîtés les lièvres, et dans quelle solitude, parmi les galets et les herbes sèches, les nouvelles arrivées, les cailles, ont fait leur nid ?

» J’ai résisté à une année de guerre, j’ai été si voisin de la mort que la vie, la vraie, celle de chez nous, va me paraître d’une douceur infinie. »

Quelques jours plus tard, comme elle était au même endroit, et presque à la même heure, mademoiselle de Clairépée se leva encore, entendant marcher au loin. Elle cria : « Hubert ! » Une voix forte, pleine, chaude, répondit : « Me voilà ! » Et plus sourdement : « Ah ! Marie, Marie, quelle joie ! » Ils s’embrassèrent sur la route. Aussitôt, comme si les minutes eussent été trop précieuses pour qu’en les gardant pour soi, on ne les volât point à quelqu’un :

— Viens voir papa, il est là !

— Où ?

— Dans le jardin, il bêche parce que le jardinier est parti, tu sais ?

— Mais non, je ne sais pas.

— Si, si, viens !

Et, riant, se tenant par le bras, ils traversèrent la cour de l’Abadié, crièrent en passant, tous deux ensemble : « Bonsoir, Marine, c’est Hubert ! c’est moi ! bonsoir », et avant même que la vieille servante eût pu sortir de la cuisine, coupèrent en diagonale la terrasse, et, trottant du même pas, légers, délicieux à voir, arrivèrent au bout du jardin, au pied des abricotiers et des grenadiers, dans le verger où, nu-tête, vêtu d’une chemise de flanelle et d’un pantalon, le maître de l’Abadié achevait d’émotter une plate-bande en bordure, pour les laitues de septembre. Quand il aperçut son fils, M. de Clairépée changea de visage. Qu’il y avait de distance entre sa pensée et celle de ses deux enfants qui accouraient à lui ! Il ne sourit point, il fut près de pleurer : la joie, qui a ses lendemains, l’avait trop souvent trompé pour qu’il se laissât prendre à son premier bonjour. Il embrassa Hubert, puis s’éloigna de deux pas, laissant tomber la bêche, reprenant sa veste accrochée à la branche basse d’un arbuste.

— Tu as pris de la force, tu as bonne mine, tu es magnifique. Est-ce qu’ils sont tous comme toi, les camarades ?

— Tous ceux qui ne sont morts ou blessés.

Il riait en disant cela, cet Hubert plein de jeunesse, échappé au danger, et qui revenait au pays. Mais le père demeura grave, et ce fut avec effort qu’il fit semblant de sourire en disant :

— Ton Maurice est superbe aussi, nous l’avons bien gardé, Marie, Marine et moi.

— Viens le voir ? dit Marie.

À l’autre bout du jardin, déjà, Marine s’avançait, amenant l’enfant auquel elle venait de mettre un costume tout neuf, et qui reconnut son père sous l’uniforme, et l’admira, et l’embrassa, comme s’il eût compris la guerre.

Ce fut une belle soirée, puis une belle veillée au salon, fenêtres ouvertes. On parla de guerre, puis des plus petites choses de la famille, du domaine, et de Saint-Baudile. Hubert écoutait les nouvelles de la maison avec l’obligeante curiosité de l’homme qui n’en est plus. Ni le départ du garde, ni le refus de payer du locataire Maximin Fustier, ne semblaient le toucher, lui, si sensible autrefois au moindre incident de la vie rurale. Tout de suite, il revint à des histoires de régiment. Il tirait après lui ces chères âmes inquiètes, effrayées, attendries, qui n’imaginaient qu’une chose dans ces tableaux rapides de la guerre : le péril qu’Hubert avait couru, et qui demeuraient tremblantes pour un peu de temps, puis, voulant sortir de là, tâchant d’échapper à la guerre, reprenaient le thème de la vie ordinaire, et disaient :

— Tu ne seras cependant pas fâché d’apprendre des nouvelles des Clarens ; ce sont des millionnaires, à présent ; et aussi de la bonne madame de la Move, un modèle d’infirmière-major, d’une charité qui ne se lasse ni de veiller la nuit, ni de parler le jour. Elle est admirable : si elle pouvait seulement t’apercevoir !

— Oh ! mais non ! j’ai mieux à faire ! Demain… Papa, avez-vous pris soin de mon fusil ?

— Je l’ai graissé deux fois moi-même, dit Marie : pas une tache de rouille.

— Eh bien ! demain, je fais mon ouverture aux cailles.

— Tu n’y penses pas, interrompit M. de Clairépée, que diraient les gendarmes ? Fin juin ?…

— Les gendarmes sont des gens, mon père, qui ne se battent pas, et ils n’ont plus qu’à obéir aux gens comme nous, qui se battent. Pensez-vous sérieusement, non, pensez-vous qu’un homme qui se bat depuis onze mois, et qui a risqué cent fois sa vie, puisse être empêché de tuer une caille ? La chasse aux Boches continue d’être ouverte pour nous, donc toutes les autres. Je n’ai plus de chien, puisque l’épagneul a des rhumatismes ; mais Bouisset ne refusera pas de me prêter sa chienne Mirza, qui se couche devant une caille comme nous devant un tir de barrage. Donc, demain, à six heures du matin, je pars. Je commence par le clos de la Grande-Garrigue, je continue de monter à travers la Petite Grau, par les Olivettes, les champs de pierre, les ronciers, et le domaine brûlé, au sommet, vous vous rappelez, où nous avons tiré soixante coups de fusil, un jour d’ouverture ?

Flatté, rajeuni par ces éclats de voix, et par cette ardeur, et par les souvenirs qui ramènent, de si loin, des joies qu’on croyait mortes, M. de Clairépée se mettait peu à peu à l’unisson. La conversation entre le père, le fils et Marie, ressembla beaucoup à celles qu’on tenait autrefois, au Mas de l’Abadié, quand le monde était en paix ; beaucoup, pas tout à fait : par moments, les yeux qui se posaient sur ce jeune visage mâle, sur cet uniforme de cavalier, en recevaient une image trop nette, trop différente de ces souvenirs et de ces projets dont on s’entretenait, et alors on se taisait, et on avait besoin d’un certain effort pour continuer de dire : « J’ai déjà prévenu Marine ; tu trouveras du pain, du beurre, du vin sur la table de la salle à manger ; les cartouches sont dans le placard de la chambre de réserve, personne n’y a touché… » Quand ils se levèrent et montèrent l’escalier qui conduisait aux chambres, M. de Clairépée demeura en arrière avec Hubert. Il le prit par le bras, comme pour s’assurer qu’il avait bien là, près de lui, son fils, son Hubert, vivant, content, sans blessure. Et il demanda à voix basse :

— Dis-moi, entre nous, cette guerre ?

Si la bougie que portait Marie, à quelques mètres plus haut, avait pu éclairer plus vivement le visage de l’officier, son père aurait vu qu’Hubert prenait une physionomie bien différente de celle qu’il avait eue jusque-là.

— Affreuse, dit le jeune homme. Je puis vous le dire à vous : entre la guerre que j’avais rêvée et celle que je fais, il y a autant de différence qu’entre un carrousel et un abattoir ; mais cela, Marie ne doit pas le savoir, n’est-ce pas ?

Tous deux ils regardaient la jeune fille, qui arrivait au palier de l’escalier, et, à demi détournée, les attendait, heureuse.

Le lendemain, pendant plus d’une heure, on entendit de l’Abadié les coups de fusil de ce chasseur que la guerre avait fait braconnier, et qui avait dû lever des cailles, peut-être même des perdrix, dans les herbes et les touffes d’arbrisseaux des garrigues. Puis les détonations s’éloignèrent. Hubert avait prévenu qu’il ne rentrerait pas pour déjeuner. Il ne revint, en effet, qu’après quatre heures, et si las qu’il lui fut impossible de causer comme la veille, et de passer la soirée avec Marie et son père. À peine eut-il dîné qu’il demanda son lit. Le lendemain matin, jusqu’au déjeuner, il s’amusa, comme une maman, avec Maurice, qu’il avait fait venir dans sa chambre.

Ce jour-là était le dernier, car, avant d’arriver à l’Abadié, Hubert avait passé trente-six heures chez les parents de sa femme, braves gens auxquels, dans le deuil, il était demeuré fidèle. Ils habitaient une propriété un peu moins méridionale que l’Abadié, dans le voisinage immédiat de la ligne de Lyon à Marseille. M. de Clairépée, désireux de profiter de ces dernières heures que son fils passerait en Provence, ne le quitta presque pas, de midi jusqu’au dîner, de telle sorte que Marie, qui avait demandé congé à l’hôpital, ne trouva que peu d’instants pour causer avec Hubert d’un sujet dont elle ne parlait à personne. Comme M. de Clairépée recevait un voisin, dans le salon, Marie et Hubert s’en allèrent en haut de la Garrigue, sous les vieux oliviers ; ils s’assirent sur l’herbe pelée, et Marie commença tout de suite :

— J’ai un secret, Hubert.

— D’amour ?

— Évidemment. Tu vas le savoir. Je ne sais que faire, tu me donneras conseil.

Pendant qu’elle parlait et qu’elle lui racontait le séjour de Pierre à l’hôpital, et le dîner à l’Abadié, et le départ des anciens blessés, et comment une correspondance s’était établie entre Pierre et M. de Clairépée, le frère, à qui cette histoire d’amour rappelait tant de souvenirs, devenait triste. Marie ne le voyait pas. Elle était toute à son sujet, à cette question quelle s’était faite tant de fois : « Dois-je faire entendre à Pierre Ehrsam qu’on ne serait pas fâchée de le connaître mieux, qu’il a toute permission pour parler de lui-même, et de souvenirs qui ne seraient pas militaires ? » Quand elle eut vanté, avec cette mesure que le besoin de gagner sa cause ne lui faisait pas abandonner, le caractère énergique de Pierre, sa droiture, son courage simple et la beauté de l’homme, elle se pencha, cherchant les yeux d’Hubert, qui erraient distraitement parmi les olivettes.

— Tu veux mon avis ? Es-tu certaine de n’avoir rien dit ?

— Oui.

— Eh bien ! garde ton secret.

— Je n’ai rien dit, mais, dès lors qu’il écrit à mon père, avec l’espoir que ses lettres seront lues par moi, si je n’arrête pas cette correspondance, je l’encourage donc ; j’accepte ces hommages ; j’admets l’idée que monsieur Pierre Ehrsam peut me demander en mariage : et mon secret n’est plus qu’une moitié de secret.

— Garde alors cette moitié. Ne t’engage pas.

Elle mit la main dans la main de son frère, qui persistait à ne point regarder Marie.

— Tu veux me faire de la peine ?

— Oh ! non !

— Qu’as-tu alors ? Te voici qui me troubles pour longtemps. Tu es cruel.

— J’ai pitié de toi, au contraire, et de lui qui m’est bien indifférent.

— Veux-tu dire que je me trompe ?

— J’en ai peur.

— Que sais-tu de lui ?

— Son nom, son âge et son amour, mais vois-tu, Marie, ce n’est pas le temps d’aimer.

Marie et Hubert se levèrent, et descendirent la pente. Hubert se tenait près de sa sœur, qui disait :

— Je me reproche d’être faible, en effet.

— Toi, la forte !

— Demain, cette nuit, je penserai que tu me désapprouves, je croirai que tu as raison, mais je sens que je ne t’obéirai pas.

— Je n’en doute guère, va ! Pendant que les étoiles tomberont du ciel, et que le soleil s’obscurcira, le monde continuera encore d’aimer… Ne te fais pas de peine, et surtout ne crois pas que je désapprouve ton choix. Je n’ai pas le moindre doute sur ce que tu m’as dit, Marie. Mon père et toi, toi surtout, vous ne devez pas vous tromper… Mais, moi qui ai souffert, je voudrais t’épargner peut-être une douleur pareille.

— Comme les mots les meilleurs sont peu puissants !

— Hélas !

— Je suis tentée de t’en demander pardon.

Il voulut partir de bonne heure, dans l’après-midi, afin de prendre le chemin de fer départemental à Châteaurenard, au lieu de ce rendre à la gare de la grande ligne, au pied de la Montagnette.

— J’irai à pied, Marie, veux-tu venir ?

Elle était prête. M. de Clairépée et Maurice les regardèrent s’éloigner sur la route, puis rentrèrent. On marchait en bordure de la plaine, dans l’ardent soleil. Marie avait ouvert son ombrelle, et, la levant plus haut que d’habitude, elle en partageait l’ombre avec ce grand capitaine de dragons, qui riait et se laissait faire. Tant qu’ils se sentirent en vue de la maison, ils demeurèrent silencieux, et ils se hâtèrent. Puis ils se mirent à causer, si doucement qu’en vérité, ils ne se souvinrent pas d’avoir passé ensemble une heure plus courte. Il disait :

— Tu ne saurais comprendre le prix des images que j’emporte ; toute ma Provence est dans mes yeux ; toutes mes tendresses sont ravivées ; je vous ai retrouvés tels que je vous rêvais ; rien n’a changé à l’Abadié : la fortune est la même, l’intelligence aussi, dans la maison pauvre et pleine de reliques. Toi, tu as embelli.

— Tu crois ?

— Je ne sais quoi de trop paisible s’est effacé…

— C’est l’inquiétude que tu trouves belle ? Inquiétude pour toi, pour Maurice, pour les blessés…

— Pour Pierre l’Alsacien ?

— Je te l’ai dit : vous êtes mon tourment de chaque heure.

— Marie, tu n’es plus l’enfant ; la guerre aussi a mis ton âme plus près de ton visage ; on devine aux vitraux les lampes allumées.

— Poète !

— Et cela me fait trembler ! Si, tout à coup, dans le sanctuaire, le vent soufflait ?…

Ils causaient à demi-voix ; on aurait pu les prendre pour deux amoureux ; à cause de leur jeunesse même, ils disaient les choses tristes avec un sourire, et sans y croire. Elle, du moins, n’y croyait pas. Leurs yeux erraient avec délices sur la plaine qui n’avait d’ombre qu’au pied des cyprès noirs, et cette ombre était bleue, comme Hubert l’avait dit.

Lorsqu’ils entrèrent dans Châteaurenard, entre les maisons basses, ils furent vus par les gens qui travaillaient à l’ombre. Plusieurs dirent : « Il est joli, le Clairépée. C’est dommage, péchaire ! qu’un si beau garçon s’en aille se battre. » Mais d’autres se trouvèrent, pour riposter : « Eh ! vous ne savez donc pas que les riches ne se battent pas ? – Êtes-vous sûr ? – On me l’a dit. » La chaleur était accablante. Une odeur de fruits mûrs s’échappait des boutiques à demi-fermées et qui semblaient désertes. Les platanes du Cours avaient déjà des feuilles jaunes. En arrivant là, Marie, qui pensait que son frère se dirigerait tout droit vers la gare, le vit traverser le boulevard, et prendre un raidillon qui grimpe la colline.

— Où vas-tu ?

En même temps, elle se souvint qu’Hubert, musicien passionné, avait plus d’une fois passé l’après-midi à jouer de l’orgue, là-haut, dans la tribune de l’église, et elle reprit :

— Je devine : nous n’avons pas d’orgue à l’Abadié, et tu es de ceux qui chantent quand ils ont le cœur triste.

— Oui, Marie, je chanterai, mais pas tristement.

Sur la place haute, l’église est trapue, neuve ; des pins-parasols l’enveloppent en arrière. Marie dit vivement :

— Vos regrets sont courts, à vous qui vous battez ! Ou bien vous nous trompez !

— N’en crois rien !

— Comment, à la veille de batailles où tu pouvais mourir, où tes camarades allaient mourir par milliers, as-tu écrit des lettres enthousiastes, des lettres gaies, des lettres folles ! En vérité, c’est un mystère…

— Oui, un mystère de tendresse.

— Que faites-vous, quand vous mentez de la sorte ?

— Nous vous disons adieu. Laisser de soi un bon souvenir, une image claire et souriante : plusieurs s’y sont essayés, j’en suis un, si tu veux.

Il disait cela gravement, comme ceux qui expriment une vérité de foi, à laquelle leur cœur est attaché. Tous deux ils entrèrent dans l’église. Marie demeura dans la nef blanche, et bientôt, Hubert, qui avait prévenu le sacristain, se mit à jouer sur l’orgue de Châteaurenard, dans la solitude de l’église, de la place, du rocher qui porte les tours. Il improvisa pendant un quart d’heure, – le dernier de sa permission de soldat ; – il raconta sa peine, son histoire, ses rêves, toute une jeunesse pareille à d’autres, puis, pour achever ce qu’il avait à dire, appelant à lui toute la puissance de l’orgue, essoufflant le sacristain, faisant sonner les voûtes et trembler les verrières, il joua le Magnificat.

Alors il descendit rapidement, et, à la porte, il embrassa Marie qui pleurait.

Ils se quittèrent. Le regardant s’éloigner, elle murmurait :

— Je ne comprends qu’une chose : c’est qu’ils ont été faits pour la plus grande heure de l’histoire de France.

Hubert écrivit, trois jours plus tard, quelques mots sur une carte postale : « En arrivant à la gare régulatrice, j’ai appris que mon régiment n’était plus dans les régions du Nord, et aussitôt je suis reparti, lentement voituré. Heureusement les nuits sont belles. Demain matin, je pense que j’aurai rejoint mes camarades. Je ne serais pas étonné que le régiment fût engagé bientôt. Les nouvelles sont bonnes ; celle-là répondrait à un de mes vœux. Ne vous inquiétez de rien, avant que je ne vous aie dit qu’il en est temps. »

On s’inquiéta quand même à l’Abadié ; puis une nouvelle lettre laissa entendre qu’Hubert était en Lorraine, dans un coin qu’il disait tranquille. Les journaux publiaient de longues colonnes sur les combats de Picardie et la prise de Thiaumont. « À quels périls il a échappé ! » disait Marie.

Septième lettre de Pierre : « 8 juillet. J’ai rencontré, non loin des lignes, un paysan, vieil homme, dans le champ qu’il avait labouré, hersé, ensemencé, puis sarclé au bruit du canon, et parfois comme un soldat, sans nul souci des obus égarés, qui tombent au delà des tranchées. Il venait voir si le froment avait répondu à ce travail de choix. Je me reposais avant de retourner au cantonnement. Je vis l’homme entrer dans la rigole, entre deux planches de blé. Il était grand, mais les tiges étaient aussi hautes que lui, toutes égales, toutes parées, aux arêtes des épis verts, de ces flocons blancs minuscules qui sont la fleur du froment. Le vent soufflait de l’est. Je dis : « Elle aurait pu vous coûter cher, mais vous aurez une belle moisson. – Oui, me dit-il gravement, et le temps est bon pour le blé. Quand il est en fleur, il a besoin du vent, parce que les épis frayent entre eux, voyez-vous, et le vent les fait voisiner. » Je lui demandai : « Qui a sarclé ? Vous n’avez pas une mauvaise herbe. – Ma femme, mes filles, mon petit gars. – Personne n’est parti ? » Il me montra un toit effondré, à quelque distance, entre des arbres. « On peut encore y vivre, » dit-il. Je lui demandai le nom de la ferme. Elle s’appelle la Matutinerie : la ferme du matin, de ceux qui se lèvent à l’aube, de ceux qui ne perdent pas une minute du jour. »

M. de Clairépée qui, d’ordinaire, ayant lu la lettre d’abord, la passait à Marie, sans un mot, dit cette fois : « Ce garçon est un poète, ce qui ne me déplaît pas. – La maison où nous sommes en a connu plus d’un, » répondit Marie.

Huitième lettre de Pierre : « 15 juillet. Près de l’hôpital, j’ai causé, dans la rue qui mène à la gare, avec des évacués d’un village que l’ennemi tenait en son pouvoir, depuis près d’un an, et qui lui a été arraché le mois dernier. Comment, pourquoi les a-t-on conduits ici ? Ils ne le savent pas. Par quelle route ? Ils le savent à peine. Ils vont, n’ayant plus de volonté, plus de forces, emmenés, ramenés, indifférents, humbles, comme l’eau qui se plie à tout. Je les ai rencontrés, ils m’ont demandé le chemin de la gare ; ç’a été la présentation. Nous sommes allés ensemble vers la maison de brique où ils attendront, une fois de plus. Les trois auxquels j’ai parlé m’ont dit quelque chose de leur âme, et c’est pourquoi je le marque ici, puisque je n’ai pas la permission d’exprimer la mienne.

Un vieux, en redingote, portant sur le dos un paquet enveloppé dans un drap cousu, un homme d’au moins soixante-dix ans, l’air un peu égaré, le front à demi couvert par des mèches blanches, de la pointe desquelles coulait la sueur, m’a dit :

— Moi, monsieur, ils disent que mon fils est mort, je l’ai appris le jour où nous avons été délivrés. Il faut bien dire délivrés, mais on ne peut pas dire heureux, n’est-ce pas ? Oui, je l’ai appris, avec tous les détails, d’un soldat qui avait vu tomber mon enfant. Pourtant, le lendemain, j’ai assisté au défilé d’un régiment. Ils étaient plusieurs mille, en bleu neuf, des jolis gars, jeunes, de son âge. Je ne le cherchais pas, non, bien que je l’aie toujours dans l’idée. Et, vrai comme vous êtes devant moi, je l’ai vu. C’étaient ses yeux bleus, qui regardaient toujours en avant, sa petite moustache retroussée, son pas relevé. J’ai cru qu’il allait tourner la tête, je l’ai même appelé. Pas assez haut, faut croire : il a continué, toujours droit. Je ne pouvais pas courir. Mais personne ne m’empêchera de croire qu’il était là, que je l’ai vu, que je le retrouverai. »

Une femme marchait à ma gauche, forte, alerte, dont les joues avaient dû bien souvent rire et former la pomme, au temps de prospérité. « Le mien, me dit-elle, il est sûrement mort. Ils l’ont enterré au coin d’un bois. Je sais l’endroit ; j’ai la carte, avec une croix qui marque où on l’a mis. Il y a son nom, sur la croix, avec le dessin de la médaille militaire qu’ils lui ont donnée, pour sa mort, même un peu avant. Toute mon envie serait de retrouver à présent ma maison. Je ne serai bien que là pour pleurer. Elle était jolie, je vous assure, et nette, le samedi soir, comme un sou neuf. Quand mon homme rentrait du travail, – il est aussi dans les armées, – il riait au ménage bien fourbi. À présent, elle est toute tombée. On a vécu dans la cave, avec d’autres du pays. On l’avait payée avec nos journées, sauf deux cent soixante-treize francs, qu’on devait encore à la Compagnie. À qui faut-il s’adresser, pour qu’on la rebâtisse ? »

Une toute jeune femme, exténuée, muette depuis notre rencontre, portait dans les bras un enfant de quelques semaines. Elle le portait, semblait-il, sans amour, ne baissant pas les yeux vers lui, ne ramenant pas, au creux du coude, la tête cotonneuse, exsangue, abandonnée, que la marche ballottait. Ne voulant pas avoir l’air de la dédaigner, puisque j’avais parlé aux autres, je lui dis :

— Il est joli, l’enfant.

— Non.

— Laissez-moi le caresser ?

— Non.

— Pourquoi ?

Sans un mouvement de physionomie, elle répondit :

— C’est un Boche ! Je l’élève parce qu’on ne doit pas tuer les petits…

— Oh ! je comprends.

Sa pauvre robe grise se tordait au vent.

— Mais, quand il sera grand, je l’enverrai en Allemagne, pour qu’il tue son père. »

Neuvième lettre de Pierre. « 26 juillet 1915. Nous sommes en Artois, dans le secteur où les communiqués du milieu de mai annonçaient que nous avions avancé nos lignes de quatre kilomètres sur une largeur de dix. Plus de maisons : mais la campagne, belle encore par endroits. On m’a nommé sergent, depuis huit jours. Je revenais, avec ma section, vers l’arrière. Les traces de la bataille ne manquaient nulle part. Il y avait plus d’herbe foulée que d’herbe debout. Cependant, au milieu de la plaine, un champ de froment, quatre planches longues, étaient couvertes d’une récolte mûre, et qui sentait le pain frais. Six heures du matin, heure des parfums violents. Les hommes, tous, montrèrent les épis : « Les Boches l’ont semé, mais ils ne l’auront pas, celui-là ! – Il est mûr ! » L’un d’eux prit un épi dans sa main et l’écrasa, puis souffla sur les balles du froment qui s’envolèrent. Je dis : « Personne ne fera donc la moisson ! » Quelqu’un cria : « Faisons-la ! J’en suis !… – Moi aussi, moi aussi !… » Je regrettai un instant le mot que j’avais dit. Nous étions attendus. J’essayai de retenir les hommes dans le rang. Allez donc demander de la discipline à des paysans de France qui voient qu’un champ de froment va se perdre ! En quelques secondes, les soldats déposèrent à terre le sac, le fusil, les musettes, les bidons. Avec leur couteau, plusieurs avec leur baïonnette dont ils frappaient les tiges comme avec la faucille, ils se mirent à couper le blé. Ils allaient vite en besogne, comme une bande de pillards. Quand tout le champ fut moissonné, avec des bouts de corde et des mouchoirs, avec des brins de paille aussi, ils firent des liens. Chacun, sur le sac déjà gonflé et lourd, assujettit sa gerbe, et nous sommes rentrés au cantonnement, à une lieue de là, portant sur nos épaules le grain semé, mûri et moissonné au son du canon. Les acclamations des camarades nous saluèrent. Le colonel sortit de la maison du notaire, sourit, et dit : « Vous donnerez un quart de pinard aux moissonneurs ! » Et j’ai mangé de ce premier pain de la victoire : il est délicieux. »

— Marie, dit M. de Clairépée, il a l’âme bien faite.

— Je le pense comme vous.

— Il s’adresse à moi, mais c’est à toi qu’il pense.

— Peut-être bien.

— Il doit me trouver peu subtil de ne point l’avoir compris. D’autre part, je ne puis l’obliger à me raconter toute l’histoire de la guerre, et ne lui envoyer, en retour, que des mots de remerciement, qui me fatiguent, et ne le contentent pas. Cela ne peut durer.

— Si vous lui demandiez…

— Je me sens peu enclin à traiter les choses d’amour. Il y a si longtemps… J’y serais maladroit. As-tu confiance en son honneur ?

— Tout à fait.

— S’il te déclare qu’il t’aime, l’accepterais-tu en mariage ?

— Pas tout de suite : j’étudierais.

— Mais tu ne rejettes pas l’idée d’être aimée de lui et de l’aimer ?

— Je crois même que j’ai commencé.

— Alors, interroge-le toi-même.

— Oh !

— Ce sera plus prompt, et plus clair, et mieux fait : réponds-lui. Nous verrons ensuite.

M. de Clairépée s’éloigna, sans oser se retourner.

Marie demeura une demi-heure, toute seule, adossée au piano, dans l’ombre du salon clos. Elle sentait son cœur s’ouvrir dans sa poitrine, et la joie y tomber et l’emplir. Nul bruit dans la maison. Dehors, les cigales secouaient les rayons du soleil, qui rebondissaient sur leurs ailes, comme le foin dru et nouveau que les faneuses lancent, du bout des fourches.

Répondre ! Oui, elle répondrait ce soir, elle mettrait la lettre à la poste le lendemain matin. Mais tout de suite, à qui dirait-elle son secret ?

N’ayant pas d’amie sûre, pas de mère ou de tante habitant là-haut quelque chambre, aux tentures sombres et aux murs décorés de rosaires, elle alla ouvrir la porte de la terrasse, et appela Maurice.

Il vint, au galop de charge, les bras étendus, les yeux étincelants d’une tendresse passionnée, et sauta à cheval sur les genoux de Marie, assise sur le degré le plus bas du perron du jardin, entre les deux touffes de réséda qui poussaient là par tradition, sans que personne les semât jamais, ou remuât la terre à leur pied.

— Voilà, tante Marie ! Vous sortez ?

— Non.

— Mais si, vous sortez ! Vous m’emmenez ? Vous êtes si gentille, tante Marie !

Elle l’embrassa, et le tint serré, tandis qu’il se débattait.

— Mon fils, mon fils Maurice !

Puis, relâchant l’étreinte, et, au fond des yeux clairs, attentifs, plongeant son regard à elle, qui se faisait tendre, et qui demandait, elle dit :

— Tu te souviens de monsieur Pierre Lancier ?

Le petit secoua ses boucles encore en ordre et frisées du matin.

— Non, tante.

— Celui qui chantait, le jour des Rois ?

— Ah ! oui, le monsieur qui est à la guerre, et qui marche avec des bois ?

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ? tu serais content, s’il revenait ?

L’enfant, sans dire oui, passa, sur la joue de Marie, une main câline, et ferma les yeux, pour faire entendre, à sa manière : « Le repos est là, ma joie est vous, je vous aime d’abord, et celui dont vous me parlez m’est indifférent. Si je comprenais tout, je vous répondrais autrement : je ne suis qu’un enfant, qui vous aime, ma tante-mère, Marie. »

Elle vit qu’elle n’obtiendrait pas de Maurice cet encouragement à aimer qu’elle attendait de lui, et qu’elle était seule tout à fait.

— Écoute, va cueillir les trois plus belles fleurs ; choisis bien ; mets-y le temps : je lui enverrai, de ta part, l’une des trois.

L’enfant, à qui on ne demandait plus que de s’amuser, partit aussitôt, et commença par faire, en courant, le tour du jardin ; puis, il le fit à petits pas, s’arrêtant.

Le soir, devant sa table, à la grande lumière que le soleil en allé laisse après lui, dans le ciel, Marie écrivait dans la chambre du premier :

L’Abadié, 30 juillet 1915.

« Monsieur, mon père ma dit, tout à l’heure, après avoir lu votre dernière lettre, la neuvième, si je ne me trompe, – elle était sûre de ne pas se tromper, – que c’était à moi de vous répondre. Il a pensé que ces lettres que vous lui envoyez, du front ou de l’arrière, depuis six mois, et qui l’ont intéressé et touché, si elles étaient un moyen de vous faire connaître de lui, en étaient peut-être un de vous faire connaître de moi. Des mots qu’il m’a répétés, d’autres que vous m’avez dits, à l’Abadié, quand vous alliez repartir, et que Maximin Fustier se préparait à vous reconduire à Saint-Baudile, ont paru à mon père ne pouvoir s’expliquer autrement. Peut-être se trompe-t-il. En son nom comme au mien, je viens vous le demander. Nous avons, l’un et l’autre, tant de confiance en votre honneur, qu’il ne m’en coûte point de le faire. Usez de la même franchise dont vous voyez que j’use envers vous. Si le seul désir de recevoir quelque preuve de souvenir d’une maison amie vous a guidé, ou si vous n’avez écrit que pour tromper les heures de solitude, dites-le sans hésiter, et ne vous croyez pas tenu d’ajouter à votre aveu d’inutiles compliments. Vous continuerez de vous battre pour une grande cause que vous avez comprise ; moi, je continuerai de vivre ici, parmi mes devoirs de fille, de tante, d’infirmière, d’amie d’une foule de braves gens. Vous serez assuré que nous garderons de vous, de votre loyauté, de votre bravoure, de votre conversation d’un soir, un souvenir durable et cher. Si vous avez, au contraire, d’autres raisons de souhaiter que des lettres vous viennent encore de l’Abadié, dites-le-moi aussi. D’aucune manière, ne restons dans l’à-peu-près : c’est un état auquel mon esprit, aussi bien que mon cœur, répugne de toutes ses forces. »

Ayant achevé d’écrire cette lettre, Marie s’approcha de la fenêtre, par où venait l’air encore chaud de la plaine. À travers les prés, de l’autre côté de la route, un jeune homme, un pâtre sans doute, revenant vers Saint-Baudile, chantait. Et elle reconnut une chanson qu’elle connaissait bien :

« Il me prend des moments de langueur

Que je ne sais plus où je suis,

En songeant qu’à la montagne

Il y en a un qui pense à moi. »

Après un court silence, la voix, bien posée, ardente, chanta le refrain, puis reprit le couplet.

« Mais si ma grand’ savait

Que je parle à un bûcheron ! –

» Quand je le vois qui dévale

Avec son fagot de prunellier,

Je sens que mon cœur se fond,

Et que je suis dans le contentement.

» Mais si ma grand’ savait

Que je parle à un bûcheron ! »

La voix s’éloigna, et seul continua de rouler sur la plaine le murmure confus qui monte de la campagne pendant les nuits, où ni les eaux, ni les arbres, ni les bêtes ne se taisent tout à fait.

Le lendemain, la lettre partit. Un jour encore passa.

Le surlendemain, comme Marie revenait de l’hôpital, et qu’elle allait franchir la grille du mas, elle entendit, derrière elle, quelqu’un qui pleurait. Elle ne se détourna pas, mais, ayant l’expérience de la misère humaine et de ses importunités, elle crut comprendre que cette peine lui demandait secours, comme d’autres l’avaient fait. Elle ne se trompait pas. Dans la cour de l’Abadié, elle fut rattrapée par une femme dont le visage était caché dans les plis d’un mouchoir.

— Ah ! mademoiselle ! mademoiselle !

Marie n’eut qu’à tourner la tête à moitié, elle reconnut cette grosse femme, vêtue d’une robe noire à petits pois blancs, et qui portait au cou, dans un médaillon, la photographie d’un homme encore jeune, au visage commun et décidé.

— Qu’avez-vous, ma pauvre madame Clarens ?

La femme tendit le bras vers des lointains qu’on ne pouvait voir, mais qu’elle apercevait en imagination.

— Croyez-vous ! tout mon malheur, c’est d’être riche à présent. Depuis que mon mari travaille pour la guerre, il a bien changé avec moi : je suis devenue pour lui comme une ouvrière, et vous savez qu’il n’aime pas son monde. Je suis trop vieille, et je ne suis plus assez belle : il m’a chassée.

— Ce n’est qu’un moment d’humeur ?

— Vous ne le connaissez pas. Depuis dix jours, il attendait une nouvelle de Paris : l’acceptation d’un contrat de fournitures de trois millions, sur lesquels il en gagnera bien un. Tout à l’heure, il a appris que le ministre avait signé, il a reçu la pièce officielle. J’étais là, j’ai dit : « Tant mieux », et je suis allé à lui ; mais, brutalement, il m’a repoussée en criant : « À moi, les petites femmes, à présent ! J’ai trouvé ce qu’il me faut. Toi, la vieille, f… le camp ! »

La femme du fabricant d’obus n’avait point de parents ; elle comptait peu d’amis dans la région. Longuement, elle raconta son infortune à Marie. Elle était de ces malheureux, encore tout étourdis par le coup qui les a frappés, et qui sont incapables de résolution et d’effort, capables seulement de gémir et de pleurer. De sorte que mademoiselle de Clairépée, regardant la vieille bâtisse de l’Abadié, où il restait toujours des pièces inoccupées, finit par proposer à madame Clarens d’habiter, « en attendant », une chambre qui servait de débarras, au-dessus de la cuisine, et reliée à celle-ci par un escalier de service.

Trois jours plus tard, madame Clarens, trouvant bonne l’hospitalité du mas, ne pensait déjà plus à chercher d’autre lieu de retraite ; aidait Marine ; commençait à se faire aimer de Maurice ; donnait enfin des signes de rassérènement.

Or, cette femme, qu’une certaine aisance avait faite demi-bourgeoise, et qui ne pouvait ni revenir à la vie ancienne, ni se passer de commérages, ni retourner à Saint-Baudile, « de peur d’y rencontrer Clarens », ne manquait pas, depuis qu’elle habitait l’Abadié, à l’heure où le soleil baisse, de faire quelque tricot ou quelque ouvrage de lingerie, le dos appuyé à la grille, assise tout près de ce chemin par où descendaient ou remontaient des hommes et des femmes qu’elle connaissait. Plus d’un quittait le groupe des compagnons ou des compagnes, et venait parler à la patronne d’autrefois, dont la mésaventure avait déjà couru toute la Provence. Ce fut en causant avec un de ces ouvriers que, le soir du quatrième jour, elle apprit un événement qui allait bouleverser la vie de M. de Clairépée et de sa fille. Un cavalier, sa musette sur le dos, regagnant la gare voisine, quitta deux femmes et deux vieux ouvriers avec lesquels il faisait route, vint saluer madame Clarens, et lui dit :

— Ils ne savent donc pas ?

— Quoi ?

— Le fils est mort.

— Monsieur Hubert de Clairépée ?

— Tué, sans qu’il y ait eu d’attaque, en faisant sa ronde d’officier dans les tranchées. Je suis du régiment, je sais bien ce que je dis… Ne tremblez donc pas comme cela, madame Clarens, ce n’est pas de votre famille…

— Presque : je sens que ça commence à venir. Ah ! les malheureux ! Et mademoiselle Marie !… Ce sera sa mort aussi !

À ce moment, Marie ouvrit une fenêtre du premier. Elle avait reconnu l’uniforme des dragons, et elle appela :

— Madame Clarens, est-ce que vous ne parlez pas à un cavalier du régiment de mon frère ?

Mais l’homme, entendant cela, se sauva à toutes jambes, et rejoignit ceux qu’il avait quittés. Obligée d’expliquer cette fuite, la pauvre patronne répudiée essaya bien de mentir, et, en temps ordinaire, elle s’y entendait. Mais l’émotion avait été trop forte : Marie devina le malheur, puis voulut le connaître, et bientôt ne douta plus.

Deux jours plus tard, dans le mas en grand deuil, le garde champêtre apporta une dépêche, arrivée à la mairie et annonçant la mort du capitaine « tombé au champ d’honneur ».

Marie, quand les premiers moments furent passés où elle craignit que son père ne mourût d’émotion, reprit la plume avec laquelle, si peu de jours auparavant, elle avait écrit une sorte de lettre d’amour, comme elle pouvait récrire ; et, rapidement, elle traça sur le papier ces mots, à l’adresse de Pierre Ehrsam :

« Monsieur, jetez au feu la lettre que je vous ai écrite, et n’y répondez pas. Marie de Clairépée n’est plus la jeune fille que vous avez connue, libre d’elle-même. Mon frère vient d’être tué. Mon père, dont la vieillesse est ainsi atteinte, a le droit de compter que je ne le quitterai pas. Un autre surtout a des droits sur moi, que je ne discuterai point : c’est le fils d’Hubert. À présent, il est mon enfant ; je dois l’élever ; je l’élèverai ; je ne me séparerai plus de lui ; mon avenir n’est plus à moi : il est à lui. Adieu. »

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