XIII Les statues des rois

Deux mois et demi plus tard, Joseph Ehrsam se trouvait, en effet, sur le front de France, en face de Reims. Il était décidément Fähnrich dans l’armée allemande. Sa tenue réglementaire n’avait pas changé ; mais, à la poignée de son sabre-baïonnette, il portait la dragonne.

Le surlendemain de son arrivée dans le secteur de Cernay, avant le lever du jour, il achevait l’inspection de tranchées que son capitaine, Otto Gervasius, l’avait chargé de faire.

Les batteries allemandes établies à l’est de Reims, au-delà de Cernay, sur les hauteurs de Vitry, de Berru, de Nogent-l’Abbesse, tiraient régulièrement, sans hâte, et les obus tombaient dans le faubourg Cérès, d’où montaient des colonnes de fumée noire et de flammes. Rien ne pressait, en effet : un système de destruction bien ordonné, chaque jour continué, finirait par ne laisser, aux mains des Français qui s’obstinaient à défendre la ville, qu’un champ de pierres autour de la basilique incendiée. Il était six heures. Joseph s’avança vers un des créneaux par où les guetteurs pouvaient observer la plaine.

« Ma première entrevue avec la France ! » pensa-t-il.

Et il se prit à rire. C’était vrai : jusque-là, il n’avait rien vu, ou à peu près, de ce pays où on l’envoyait se battre. Encaqué dans un wagon, pendant plusieurs jours, puis obligé de faire de longues marches, au milieu des soldats, dans la boue, dans la nuit, la veille encore occupé à installer les hommes dans le nouveau secteur, à surveiller un arrivage de munitions et à répartir les caisses entre les postes, il aurait été bien embarrassé de dire quels villages il avait traversés, quel aspect avait le champ de bataille, à l’est de Reims.

Ehrsam riait. Mais, quand il se fût approché et que, bien d’aplomb, comme de coutume, il se baissa pour observer, il cessa de rire, et se mit à tirer sa barbe jaune entre ses doigts formant la bague, ce qui était, chez lui, l’indice d’une forte émotion. Quel vague paysage cependant, et que la nuit était encore maîtresse ! Devant Ehrsam, entre le point où il se trouvait de la tranchée des Vandales et les faubourg de Reims, la distance, – il le savait, – était d’environ deux mille mètres. Un nuage de brume, blanc et fuselé, tendu à quelques pieds du sol, couvrait presque toute cette campagne, et les réseaux de fils de fer et les lignes des Français. Mais au-dessus, et comme portée sur cette nuée, Joseph apercevait la grisaille d’une ville très longue, plate, un peu baissant vers la droite, et que dominait, au milieu, un grand vaisseau d’ombre terminé par deux tours : la cathédrale.

Le froid piquait. Dans la tranchée allemande, des soldats passaient en trottant, pour se réchauffer ; l’Alsacien demeurait devant le créneau, les mains dans ses poches, guettant le jour. Le jour s’annonçait dans les hauteurs du ciel, où diminuait l’éclat des constellations ; où le bleu sombre de la nuit devenait pâle et vivant. On commençait à voir, très loin de l’autre côté de Reims, les coteaux de Prouilly et les autres, mais les tours les dépassaient tous, et montaient dans l’azur, et entre elles, déjà, luisait un intervalle où tout à l’heure il y avait de la nuit et de faibles étoiles. Joseph, en ce moment, regrettait d’être un ignorant de l’histoire. L’église de saint Remy et de Clovis, l’église de Jeanne d’Arc, l’église des Sacres ! Hier matin, il n’en avait pas la plus petite idée. Pour ne pas paraître tout à fait dénué de lecture, il s’était hâté de lire, pendant les premières heures de la nuit, quelques colonnes d’un guide allemand, que le lieutenant Michaëlis lui avait prêté en disant : « Vous combattez contre elle, connaissez-la un peu. » Parmi tant de noms, et de dates, et d’images, il n’avait guère retenu qu’un détail. Lui si pauvre liseur, étranger aux premières notions de l’art de bâtir et de sculpter, il était demeuré en contemplation devant la photographie de la statue d’Ève, posée au bas de la rosace d’un transept. À cette heure même, il la revoyait en esprit, comme si elle se fût trouvée là, au bout du créneau. Singulier garçon, ardent à rattraper le temps perdu, comme une plante retardée ! Son âme inculte, mais tendre, s’était émue incroyablement devant cette figure de la Mère du genre humain, vêtue d’une robe longue, la tête à demi couverte d’un voile tout léger, Ève tenant sur son bras et contre sa poitrine le dragon qui l’a trompée, Ève qui se souvient du Paradis, et de la faute, et de la promesse, et dont le jeune visage a été modelé par ce regret, ce repentir et cet espoir mêlés. Elle sourit, la Pardonnée, les Anges sourient au sommet des contreforts, la Vierge couronnée sourit aussi. Dieu ! qu’il y a de sourires dans cette œuvre de la vieille France, et comme on est loin de la grimace, de la menace, de l’air avantageux, et comme la force est calme et raisonnable ! Il avait compris quelque chose de cela, ce Joseph transplanté depuis si peu de temps dans un monde nouveau. Quelques misérables images, des photographies fanées, apportées d’Allemagne par un soldat rêveur, avaient suffi pour éveiller, dans une âme alsacienne, une pitié grande, une sympathie pour cette cathédrale des gloires françaises, que les obus allemands cernaient avec leur flamme et leur fumée.

Le jour naissait ; la brume, au pli des terres, avait fondu, et on découvrait, à présent, toute la plaine nue, déserte, où il n’y avait ni une maison, ni une haie, ni un bouquet d’arbres, ni une trace des anciennes cultures, mais seulement des herbes que personne n’avait fauchées, et qui s’étaient couchées, toutes grises, sous les pluies d’hiver ; des rejets de tranchées couleur de craie ; des lignes successives de fils et de poteaux, puis, coupant à angle droit ces parallèles, et venant du faubourg Cérès, le chemin de Cernay, étroit, abandonné, et que bordaient deux rangs d’arbres sans feuilles. Les batteries de Berru, par-dessus cette plaine, continuaient de lancer des obus ; le bruit des éclatements arrivait, atténué ; le vent poussait les ondes de fumée vers la cathédrale. Il y eut un arrêt du tir. Les fumées se dissipèrent. Le chevet de l’église, rayé d’ombre par les contreforts et les arcs-boutants, apparut dégagé comme au temps de la paix, et au-dessus, jaillissant, fleurissant, le revers des deux tours, mieux fouillées et sculptées que ne le fut jamais le plus beau bijou porté par une femme. Car elles étaient, et la basilique avec elles, la parure offerte à Notre-Dame, reine de France. Le ciel était devenu bleu. Le jour, par degrés, animait la pierre. Le premier rayon direct toucha les deux plates-formes, descendit, éclaira les longues fenêtres, la galerie des rois, les pignons des transepts. La basilique entière, menacée de mort, souriait aussi, comme Ève, et le dragon ne l’en empêchait point.

Un rire sonore fit se détourner Joseph.

— Ah ! ah ! ah ! Fähnrich Ehrsam, que faites-vous là ? Je ne vous croyais pas poète, en vérité ! Je suppose que vous comptez les coups, et que vous calculez le temps qu’il nous faudra pour nous emparer des bonnes caves, là-bas ? Au moins trente millions de bouteilles de champagne ! Vous êtes un gourmand ! L’envie d’y goûter a dû vous prendre à Vilna, vous vous souvenez ? le soir où Gothein préparait une bowle merveilleuse, à laquelle vous n’avez pas touché. Ah ! ah ! ah ! ce cachottier d’Ehrsam !

Le rire, naturel ou forcé, – il était difficile de savoir tout de suite quand cet homme jouait la comédie, – faisait grimacer les traits d’Otto Gervasius. Le capitaine, les mains dans les poches de sa tunique gris-vert, que barraient les courroies auxquelles pendaient un revolver et des jumelles énormes, se courbait et se redressait au milieu de la tranchée, comme un homme pris de fou rire, pour mieux montrer combien l’amusaient cette rencontre et ce spectacle de Joseph Ehrsam en contemplation. Les pattes d’épaules, bordées de rouge, et les deux étoiles, disaient son nouveau grade. Des soldats, d’assez loin, observaient le chef. Gervasius, décidément, n’avait aucune envie de plaisanter, car il changea de visage, et faisant deux pas vers Joseph qui saluait :

— Remettez-vous au créneau : que regardiez-vous ?

— La cathédrale, dit Ehrsam, s’effaçant le long du talus.

— Je le pensais… Belle victime de notre barbarie, n’est-ce pas ?… Vous entendez les coups des batteries de Berru ?… Tiens, les grosses pièces du fort de Brimont se mettent de la partie… Ah ! la royale explosion !… Mais regardez donc, Ehrsam : le coup a porté à moins de deux cents mètres du transept nord… Le nuage de fumée monte aussi haut que les tours… Il va toucher le troupeau des saints et des princes de pierre, dont il interrompt la méditation, comme j’ai interrompu la vôtre.

— Le voilà dissipé.

— Cela devient intéressant : les camarades allemands ont l’air de tirer en pleine cible. Venez sur la banquette : à cette heure-ci, les tranchées sont muettes ; aucun danger pour votre précieuse personne, et j’ai là un instrument de prix, un chef-d’œuvre de Gœrtz, qui rapproche tellement les objets, que les statues qu’admirent si fort les catholiques semblent être au bout de la lorgnette.

Sans aucune crainte, dressant sa haute taille et s’accoudant au remblai, Gervasius mit les jumelles au point, observa, et les passant à Joseph qui, plus petit, avait tout juste la tête au-dessus des rejets de terre :

— J’ai déjà étudié cela, hier. Ils ont juché, aussi haut qu’ils ont pu, ces Français, des personnages qui me sont odieux.

— Ève ? dit tranquillement l’Alsacien.

— Pourquoi dites-vous « Ève » ? C’est ridicule. D’abord, au pied de sa rosace du nord, on ne peut la voir d’ici… Mais je devine quelques-uns de leurs rois, qui n’ont cessé de nous faire la guerre, ou de conspirer contre nous. Prenez mes jumelles, je vous permets de vous en servir… Moi, je sais la place de chacun, à présent,… la place de leurs quarante-deux rois… Ils vous plaisent ?

— Je les distingue mal, mais on dit les statues fort réussies, monsieur le capitaine : ce serait dommage de les détruire, fit Ehrsam, en rendant les jumelles à Gervasius.

— Dommage ? Détruire de vieilles pierres taillées par des artistes grossiers ! Nous avons cent sculpteurs, à Berlin et à Munich, qui feraient beaucoup mieux que ces imagiers du XIIIe siècle. Vous n’êtes pas Allemand, décidément, Ehrsam.

— Ce n’est pas ce que vous me disiez à Vilna.

— J’espérais mieux, en effet. Moi, je voudrais voir à bas tous leurs Charles, tous leurs Philippe, tous leurs Louis et le reste : leur Clovis qui a combattu les Alamans ; leur Charles Martel, dont ils auraient grand besoin, à l’heure qu’il est, leur Pépin le Bref, debout sur son lion ; leur Philippe Auguste ; leur saint Louis à la bouche ouverte, sans doute pour crier au secours… Tous, ils ont empêché la libre expansion de l’Allemagne. Mais, savez-vous celui que je hais plus que les autres ?

Une balle siffla, et s’enfonça dans la craie, en soulevant un paquet d’herbe sèche, comme un mulot qui se terre.

— Vous pouvez descendre de la banquette, reprit l’officier.

Il descendit le dernier, et, parlant à demi-voix, avec une expression de colère :

— Je vous donne une leçon que vous n’oublierez pas, et dont vous avez besoin. Celui des héros par eux glorifiés que je hais le plus, Ehrsam, c’est l’homme à la barbe fleurie, né près du Rhin : Charlemagne !

— Charlemagne ?

— Ils l’ont mis dans une niche du transept que nous regardons. Ils lui ont donné la taille d’un géant. Ils ont posé sur sa tête la couronne de l’empire romain.

— Je ne savais pas.

— Qu’est-ce que vous savez ? des chiffres et la qualité d’un fil de coton… C’est une provocation séculaire à la nation allemande. Charlemagne qui a abandonné le culte du dieu national, de Tuisko, dieu des forêts germaniques ; Charlemagne, qui a préféré aux glorieuses traditions allemandes les professeurs latins, les mœurs latines, le parler latin, abécédaire grisonnant, penché sur le psautier des moines ; roi traître, qui s’est détourné de sa race, et, je vous le dis en face : le premier type d’Alsacien dans notre histoire !

Immobile, devenu très ferme de regard et de visage, Ehrsam répondit :

— Je me permets de vous faire observer, monsieur le capitaine, que je n’ai pas mérité, jusqu’à présent, d’être traité ainsi…

— Jusqu’à présent ! Mais je connais les intentions, moi, et les conciliabules, et les murmures… Vous osez prendre la défense de toute cette canaille royale française, devant moi, et vous dites que vous ne méritez pas d’être traité de mauvais Allemand ? Ehrsam, les obus allemands obéissent à des volontés allemandes. Ceux qui, le 19 septembre 1914, ont incendié la charpente, là-bas, percé les voûtes, cassé des bras et des jambes de pierre, l’ont fait par ordre. Ils ont bien fait. J’espère que d’autres suivront, et mettront par terre tout ce panthéon de nos ennemis mortels. Moi, j’en rirai, je m’en réjouirai avec tous les bons Allemands. Quant à vous, je vous avertis, pour que vous n’ayez pas à exprimer alors des sentiments français…

— Monsieur…

— Français, je vous dis ! Et ne répondez pas !… Vous viendrez me trouver, ce soir, à huit heures. J’aurai des ordres à vous donner.

Ehrsam laissa s’éloigner l’officier, et revint à la place qu’il avait d’abord choisie. Irrité des injures de Gervasius, il était plus encore indigné des propos que le capitaine avait tenus contre l’église des lis de France, contre les chefs de la France, contre tout le peuple qui avait élevé cette merveille et abrité là ses plus grands souvenirs autour de son Dieu. Il se sentait maintenant plus fortement attiré par la cathédrale, blanche dans le matin clair. Il la regardait, et il pensait :

« Voilà donc ce qu’ils visent. Ces hommes, quand ils sont devant un chef-d’œuvre, ont le sentiment de l’infériorité de leur culture, et la rage les prend de détruire le témoin. Tu peux tout craindre, Reims : ils tirent contre l’histoire de France dont la leur est jalouse. Beaux évêques, princes, rois, vous êtes pour eux des ennemis, à cause de votre gloire encore vivante. On ne sait plus tous vos noms, chez vos neveux ; mais la liste de ces proscrits de pierre, l’Allemagne l’a dressée, elle l’a apprise par cœur. Faudra-t-il que j’assiste à cette exécution, moi, le fils de ce brave homme qui ne pouvait pas seulement entrer sur la terre de France sans lever son chapeau devant les arbres, les sources d’eau vive, les champs, les pauvres choses de ce pays glorieux ? Est-ce que je peux continuer de faire partie d’une armée qui déteste Hugues Capet, Clovis, Charlemagne, Jeanne la Pucelle, l’ampoule de l’huile du sacre ? Non, je ne resterai pas. »

Il se détourna, et se mit à suivre, pour retrouver la sape où il logeait, deux soldats qui portaient un seau plein de café de glands doux. Il avait été salué par eux, au passage. Et, les voyant plaisanter, jeunes, indifférents, cauteleux de visage et d’allure à l’approche d’un gradé, il songeait encore :

« Je vais commander un plus grand nombre de ces hommes… Ils doivent m’obéir. Si je dis : « Ouvrez le feu ! » ils ne se feront pas faute de tuer les fils de ceux qui furent les compatriotes de mon père… Cela ne doit pas être… Je vais combiner mon plan… J’aurai le temps, car le secteur est tranquille… D’ici huit jours, j’aurai bien trouvé quelque chose… En attendant, ce soir, j’ai rendez-vous avec un capitaine que je peux nommer justement mon ennemi. »

Joseph rentra dans l’abri profond et bien aménagé où il couchait, se jeta sur son lit de camp, et dormit jusqu’à midi. Il s’éveilla avec ce sentiment de repos et de plénitude de force qui fait que l’on tient plus âprement aux résolutions prises, et qu’on a plus de hâte de les mettre à exécution. Il devait, pour le lendemain, préparer un rapport, et il se mit à l’écrire sur une table volée dans une des fermes de la colline de Cernay. Chose étrange : tous les mots qu’il avait entendus contre l’Alsace et les Alsaciens dans le souper de Vilna, au mois d’août, lui revenaient en mémoire, et, plus vivement qu’alors, se présentaient à lui comme des injures intolérables. Elles l’excitaient à agir, elles le pressaient de quitter ces hommes d’une autre sorte que lui, et, puisqu’il y avait une Alsace désormais libérée de leur joug, de revenir là où il devait faire bon vivre à présent. Mais comment s’échapper ?

Deux heures après le coucher du soleil, il se rendit à la convocation du capitaine. Il trouva celui-ci au fond d’une véritable catacombe en ciment, dans une petite salle ronde, meublée d’une table, de chaises, décorée d’images et de médiocres tableaux pris chez un notaire de village. Gervasius, étendu sur une chaise longue de la même provenance, recouverte d’un ancien châle des Indes, tendit la main au Fähnrich, le fit asseoir sur un escabeau, alluma une seconde lampe électrique pour mieux voir la physionomie de l’Alsacien, et dit à brûle-pourpoint :

— Ehrsam, j’ai besoin d’un homme éprouvé. Les Français font, devant nous, le long de la route de Cernay, je ne sais quel travail dont il faut que je me rende compte. Voilà trois nuits qu’ils remuent, par là, beaucoup de terre, de pierres et de madriers. J’ai pensé à vous.

— Je vous remercie, monsieur le capitaine.

— Je vois que vous acceptez avec empressement.

— Mais pourquoi pas ? Être désigné pour un danger, c’est un honneur.

Pas un mot ne fut dit qui pût révéler la pensée du capitaine allemand, mais il eut une espèce de sourire rapide, lorsque Joseph eût prononcé le mot honneur. Après un silence d’un moment, Gervasius reprit :

— Vous avez, en effet, des chances d’être découvert, visé et tué. Regardez la carte.

Il déplia, et étendit sur ses genoux une carte où le tracé des tranchées allemandes et françaises avait été fait à l’encre bleue ou rouge, et corrigé au crayon, d’après les indications des aviateurs et des patrouilles.

— Vous voyez, dit-il : la route de Cernay à Reims est coupée, à angle droit, par la première ligne française, ici…

— J’ai remarqué les énormes rejets de terre, surtout de ce côté-ci de la route.

— Justement ; il faut savoir ce qu’ils fabriquent derrière leur réseau de fils de fer. Pour moi, ils préparent là un abri de mitrailleuses et des abris pour canons de tranchées. Je veux être sûr. Vous avez compris ?

— Parfaitement.

— Le passage à travers le réseau ennemi est à gauche ; n’oubliez pas cela : à gauche, à vingt mètres des arbres en bordure… La nuit sera sans nuages ; gelée blanche et pas de lune ; c’est un bon temps pour observer. D’ailleurs, trente minutes après votre départ, j’enverrai d’ici une fusée lumineuse qui vous aidera à bien voir.

— Combien d’hommes aurai-je avec moi ?

— Cinq ou six, afin que, si vous rencontrez une escouade en reconnaissance, vous puissiez vous défendre, ou même faire un prisonnier. Nous n’avons personne au poste d’écoute du nouveau boyau : c’est plein d’eau.

— Bien. À quelle heure ai-je l’ordre de partir ?

— Dix heures. Demandez des volontaires.

Ehrsam se leva, salua, et il se retirait lorsque le capitaine, contrairement à son habitude, revint sur la parole qu’il venait de dire, et rappela Joseph.

— Non, dit-il, ne choisissez pas les hommes : je m’en charge.

En disant cela, Gervasius regardait Ehrsam de ce même air qu’il avait dans les bois de Vilna, après le conciliabule alsacien. Il ajouta, espaçant les mots :

— Les hommes de patrouille seront devant votre abri, à dix heures moins un quart. Réglez votre montre.

En quittant le capitaine, l’Alsacien songea : « Je suis décidément condamné par ce chien de police. Si, dans le bois de Vilna, il m’a demandé d’accepter de devenir officier, c’est qu’il espérait que je refuserais une fois de plus, et qu’alors quelque supérieur, que je ne connais pas, m’infligerait une punition exemplaire. Refuser indéfiniment d’être officier dans l’armée allemande, quand on est Alsacien, c’est bien louche ! À présent que j’ai accepté d’être officier, il veut se défaire de moi. Deux fois déjà, des reconnaissances, sur ce point de la ligne française, ont échoué ;… il n’est revenu qu’un homme, et Gervasius compte bien que moi, je ne reviendrai pas. »

Jusqu’à dix heures moins un quart, Ehrsam fut assez nerveux. Il acheva de dessiner la carte du terrain qu’il allait parcourir, prit un livre, et, après quelques instants, le laissa ouvert sur la table, ne comprenant pas ce qu’il lisait. Puis, il reçut la visite d’un camarade, Fähnrich comme lui, fils d’un commerçant de Cologne, qui s’excusa de le troubler, et lui dit :

— J’ai appris, Ehrsam, que vous êtes désigné pour une mission difficile, ce soir ; j’ai voulu venir vous serrer la main. Nous ne nous connaissons pas beaucoup ; je suis nouveau dans le régiment, mais, voyez-vous, j’ai tellement entendu parler des mauvais sentiments des Alsaciens pour ma patrie allemande, que j’ai tenu à vous marquer, par une démarche, combien j’étais fier de vous voir, au contraire, donner cette preuve de loyalisme. Vous m’excuserez, malgré la différence de nos âges.

Il y avait bien quatre ans de différence d’âge entre les deux jeunes gens, et beaucoup plus de distance encore entre les deux esprits. L’Alsacien regarda, avec une certaine émotion, ce petit jeune, chez qui ne s’était point encore développée la malice de la race, et il dit :

— Mon cher, les romanciers se sont appliqués à analyser les incompatibilités d’humeur entre époux, mais combien cela est plus grave et plus dramatique, quand il s’agit de deux peuples qui ne peuvent pas s’entendre, et qu’il y en a un grand et puissant, et l’autre faible, mais qui ne peut pas céder.

L’innocent de Cologne ouvrit plus largement ses yeux bleus :

— Pourquoi ne pas céder, puisqu’il est le plus faible ? C’est une bêtise.

— Jeunesse, dit Ehrsam, la beauté du monde est souvent faite de ces bêtises-là. Allons, aidez-moi à me harnacher. Je n’aurai peut-être plus le plaisir de vous revoir.

— Allons donc, mon cher ! Nous nous reverrons au contraire, et je vous souhaite bonne chance. Le passage dans le réseau de fils de fer est à droite, vous savez.

— Vous êtes sûr ? à droite ?

— Je l’ai découvert moi-même, une nuit.

Le camarade rhénan tendit à Joseph Ehrsam le revolver accroché à un des piliers de bois soutenant le plafond de la chambre ; il enveloppa, dans un morceau de journal, un peu de pain qu’il tendit aussi, en disant :

— Croyez-moi, faites comme moi : quand je pars pour une expédition, j’emporte toujours de quoi manger ; cela donne du cœur. Je regrette seulement de ne pas apercevoir dans votre chambre quelque bonne saucisse, qui eût si bien accompagné le pain. Mais, vous autres, vous n’entendez rien aux délicatesses.

Ehrsam monta tranquillement les marches de la sape, et trouva, dans la tranchée, six hommes en uniforme gris, le casque recouvert du manchon, assis sur la banquette de tir, à droite de l’entrée. Ils se levèrent en apercevant le Fähnrich, et celui-ci, d’un coup d’œil, reconnut qu’on lui avait donné pour compagnons des soldats de choix, en effet : trois Prussiens, Johann Koster, Willy Reinicke, Hellmuth Rathke ; deux Saxons, Heinrich Zeitler et Max Dorfelt ; un Badois, Hans Zahn ; tous très « sûrs », braves d’ailleurs, et tous décorés de la croix de fer. Ehrsam prit la tête, suivit la tranchée pendant huit cents mètres environ, et s’arrêta à l’entrée d’un boyau récemment creusé, qui s’avançait en zigzag, vers la route de Reims à Cernay. Contrairement aux prévisions du capitaine, la nuit était noire ; des nuages bas, qu’avait amenés une saute de vent à l’ouest, laissaient tomber une pluie fine qui trouvait partout la terre détrempée, et coulait dans les creux, les rigoles et les rides du sol. La tranchée était changée en un ruisseau, qui se déversait par cette coupure faite au flanc des talus. Le Fähnrich arrêta, d’un signe, la patrouille. Les hommes se tenaient courbés, en arrière, pressés les uns contre les autres, et Ehrsam, plus petit, sentait sur son cou leur souffle haletant.

— Attention ! dit-il, pendant cinquante mètres, nous sommes en vue de l’ennemi. Il y a bien quelques planches jetées sur les parapets, et qui forment tunnel, mais le plafond a des clairs. Pas de bruit, n’est-ce pas ? Ensuite, le boyau tourne à droite, et finit à vingt pas de la route. Un petit poste ne peut pas encore y être établi, à cause de l’eau. Mais vous, vous tiendrez ?

— Oui !

— Moi, je franchirai la route. Dans dix minutes, une fusée sera lancée de nos lignes, et alors, en vous découvrant le moins possible, vous examinerez à quelle sorte d’ouvrage travaillent les Français de ce côté-ci de la route. Je serai de l’autre. Sous-officier Koster, vous me ferez le rapport… En avant, maintenant ! Baissez-vous !

Dans le noir, sous les planches d’où la pluie dégouttait, les sept hommes formant la patrouille s’engagèrent à la file. Dès les premiers pas, ils trébuchèrent, glissant sur la craie délayée qui devenait de plus en plus profonde. Bientôt, ils eurent de l’eau jusqu’au mollet, puis jusqu’au genou. Joseph entendait, derrière lui, le bruit mou du mortier que l’on gâche, les soldats tirant avec effort leurs bottes hors de la boue happante, pour la frapper de nouveau, de toute la largeur de leurs semelles. Puis le boyau s’infléchit à droite. Le vent souffla au-dessus des casques. On devina dans l’ombre, devant soi, des traits noirs, régulièrement espacés ; c’étaient les arbres de ce tronçon de la route situé entre les lignes ennemies, et qui n’appartenait à personne, si ce n’est à la mort, toujours passant par là. Les hommes s’entassèrent dans une espèce de puits rond, autour duquel il y avait des banquettes de tir préparées et que couvraient des branches sèches et quelques pelletées de craie.

— Attendez-moi là ! dit le Fähnrich. Pas un coup de feu, si vous n’êtes pas attaqués. Pour moi, si je le suis, défense absolue de me porter secours, de vous montrer même.

Six « ya », dits à voix basse, furent la réponse.

L’Alsacien consulta sa montre à cadran phosphorescent. Il était dix heures douze. Montant sur la banquette, il se hissa hors du boyau. Sans se hâter, protégé par l’ombre, il franchit les vingt mètres qui le séparaient de la route, et se jeta derrière le tronc d’un des arbres de la bordure. Alors il regarda vers l’ouest. Autant qu’il en pouvait juger, le chemin était désert et uni jusqu’à une centaine de mètres. Là, quelque chose de gris et de rond, sans doute une barricade de ronces artificielles, fermait la route. Là aussi, sûrement, derrière les épaulements de marne qui luisaient faiblement, des guetteurs se tenaient prêts à tirer. L’Alsacien ne s’arrêta que le temps de frotter, sur l’herbe du talus, la semelle de ses brodequins lourdement chargés de boue. En face de lui, de l’autre côté du chemin, il voyait un peuplier du Canada étêté par le canon, au pied duquel des rejets formaient gerbe. Au delà, dans la plaine, il trouverait à sa gauche le réseau de fils de fer, et peut-être le sentier en chicane. Il sortait à peine de l’abri, qu’une balle, bien tirée, heurta le macadam, tout près, et fit jaillir des étincelles. Une mitrailleuse entra en action et joua son air de crécelle. Ehrsam avait déjà traversé la route ; il atteignait l’autre bord, et appuyait l’épaule contre le fût brisé de l’arbre. Vingt projectiles sifflèrent autour de lui. En même temps, comme si l’arbre parlait et riait, une voix cria :

— Ah ! ah ! Je vous attendais !

Un homme était là, plus grand que lui, appuyé au tronc comme lui, dans la gerbe des branches nouvelles.

— Où est la patrouille, Ehrsam ?

L’Alsacien qui, jusque-là, n’avait pas pensé qu’il pût faire usage de ses armes, enfonça la main dans l’étui de cuir qu’il portait en bandoulière, et saisit la crosse de son revolver. De l’autre main, en arrière, il indiquait la tranchée où il avait laissé les hommes.

— J’avais compris déjà, dit l’Allemand ; vous désertez, et vous avez écarté les témoins. Il y a longtemps que je vous ai jugé : à présent, j’exécute.

Un coup de feu, tiré à bout portant, et qui aurait dû l’atteindre en pleine poitrine, brûla le cou d’Ehrsam, au-dessous de l’oreille ; il fut suivi, à si peu d’intervalle que les détonations se confondirent dans la nuit, d’un autre coup de feu, qui tua son homme. Sans une plainte, sans un râle, le cœur percé, Gervasius tomba, les bras étendus, la tête haute, touchant l’arbre, son grand manteau gris déployé en éventail autour de son corps mince.

Aussitôt une fusée monta, des tranchées allemandes, en arrière, tandis que, des lignes françaises toutes proches, et de dix points différents, des balles venaient fouiller les talus d’herbe, l’intervalle entre les troncs d’arbres, les pâtures descendantes, éclairées par la fusée.

Ehrsam s’était jeté à terre. Quand la lumière eut disparu, sans essayer de s’abriter, il courut droit devant lui, vers les lignes françaises, en criant :

— Bougres, ne tirez donc pas ! C’est l’Alsace !

On ne l’entendit pas, ou on ne le crut pas : les balles continuèrent de siffler. Il se coucha de nouveau, se mit à ramper, fut encore visé et tiré, arriva jusqu’aux réseaux de fils de fer, chercha le passage, et, ne le trouvant pas, se dressa tout debout, la main droite levée, agitant sa casquette à bande rouge, criant de toutes ses forces :

— Mais venez donc me sauver, les gars de France !

Une heure après, il était interrogé dans le poste de commandement d’un colonel d’infanterie. Reçu avec politesse et défiance, il ne put dissiper tout à fait, ni par les renseignements qu’il donna sur les troupes d’en face, ni par les pièces d’identité dont il était porteur, la forte nuance de scepticisme avec laquelle on recevait ses affirmations réitérées : « Je ne pouvais plus vivre avec eux, je suis d’une vallée alsacienne libre, j’y veux vivre et me voici. » À la fin, furieux de n’être pas cru, il dit :

— Je n’ai plus qu’une preuve à vous donner, mais il faut aller la chercher ! Sur la route, en face de vous, au pied d’un arbre, il y a un capitaine allemand d’infanterie, couché, mort, dans son manteau gris, les bras étendus. Il s’appelle Otto Gervasius. C’est moi qui l’ai tué.

Au petit jour, une patrouille française avait rapporté les jumelles et le revolver du capitaine.

— Monsieur Ehrsam, dit un adjudant qui rejoignit l’Alsacien, un peu en arrière des lignes, dans la cave d’une maison écroulée, je dois vous conduire dans le faubourg de Paris, à Reims, où vous trouverez quelque camion automobile qui vous mènera à Châlons. Là, vous vous expliquerez. Voici le sauf-conduit.

Après avoir été gardé deux semaines au camp spécial des Alsaciens-Lorrains, à Saint-Rambert, Joseph, qui avait pu faire agir plusieurs personnes influentes, à Paris, obtint l’autorisation de se rendre à Masevaux. Il n’avait pas signé d’engagement. Il n’était pas Français.

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