X Les lettres de Pierre

Ce fut seulement un mois plus tard que la première lettre de Pierre parvint à Saint-Baudile. Elle était datée du 17 février, et l’enveloppe portait comme suscription : « Baron de Clairépée, au mas de l’Abadié, Saint-Baudile de Provence. » Rien d’ailleurs dans le texte qui rappelât le récent passé. Pas une phrase de souvenir, pas une formule de salut. Pierre n’allait pas au delà de ce qu’il avait promis : sa lettre ne contenait qu’un de ces récits qu’avait demandés le gentilhomme infirmier.

« Depuis huit jours, je suis en première ligne ; depuis sept jours caporal. Hier, attaque générale en Champagne et avance. Le bataillon a été engagé. On compte aisément ce qu’il en reste. Pas une minute, même la nuit, nous n’avons cessé de nous battre. Cette nuit dernière, nous étions dans les champs, sous la pluie traversée d’éclairs incessants, et c’est à la lueur des obus et des fusées qu’on cherchait les petites ombres grises qui se sauvaient, ou qui revenaient sur nous. Au jour, j’ai pu juger que nous étions diablement aventurés. Nous nous sommes jetés dans une tranchée allemande, que nous avons suivie jusqu’à l’entrée d’un grand abri souterrain ; un homme a descendu l’escalier, son fusil à la main, tâtant les ténèbres, j’étais le second, j’ai frotté une allumette sur le drap de ma capote, et je pensais, en le faisant, que le premier coup de feu serait pour moi ; je reverrai toute ma vie la figure de ce camarade, qui n’avait pas voulu me laisser passer, quand il se détourna : « Ça sent bigrement le Boche, mais il n’y en a plus. » Alors, de droite et de gauche, ils sont accourus, les chasseurs et aussi quelques hommes d’infanterie qui venaient derrière nous, car un tir de barrage effroyable tombait sur la tranchée, et faisait rouler à terre ceux qui essayaient de l’abri du chemin creux. Bientôt, dans ce trou aux parois revêtues de clayonnages, nous fûmes trente au moins : tassés, debout, couchés, pêle-mêle. J’avais découvert deux brins de fil de fer, dans le fond du réduit, et j’y avais accroché deux bougies qu’un camarade et un autre avaient dans leur poche. Ma tête touchait la voûte ; le dos appuyé au boisage, entre mes deux chandelles dont la cire me coulait sur les épaules, je les voyais tous, dans cette pauvre lueur qui luttait mal contre les ténèbres, contre le brouillard de la respiration des hommes, et de celle de la terre. Il en était venu de partout, des combattants que le feu de l’enfer séparait du monde des vivants : quelques-uns blessés, d’autres demi-asphyxiés, la plupart épuisés. Deux officiers de ma compagnie avaient été tués au commencement de l’attaque. Un seul officier se trouvait avec nous dans l’abri, un sous-lieutenant d’infanterie, à peine sorti de l’adolescence, mince, bien équipé, un vrai beau noble de France, qui était assis, et regardait devant lui, obstinément, jeunesse au maigre visage tavelé de taches de rousseur, la bouche en cœur comme les aïeules du temps de Louis XIV dans les portraits de famille. Il regardait l’entrée du souterrain par où les Boches, d’un moment à l’autre, pouvaient venir. Notre caverne devait ressembler aux prisons de la Terreur. Lui, il attendait l’appel de son nom. Il avait son revolver à la main. Le bruit des éclatements, à peine amorti par l’épaisse couche de sol qui nous couvrait, n’éveillait pas les compagnons qui, déjà, dormaient. Les blessés se plaignaient, mais leur plainte était faible, et noyée dans le vacarme des éclatements qui se succédaient presque sans intervalle. Autant que nous pouvions nous en rendre compte, nous avions piqué trop loin en avant, nous étions en pointe, et, si l’ennemi parvenait à arrêter la progression des camarades, à droite et à gauche, il sauterait dans la tranchée, lui aussi, il rentrerait dans sa caverne. Dehors, il n’y avait qu’un guetteur, un géant de la Flandre, Onslebecke, qui avait crié, à peine entré : « Si y a besoin des gars, je viendrai vous chercher. » Il n’était pas venu. Sept heures et demie, huit heures, huit heures et demie ; le roulement du tir ne s’arrêtait pas. À ce moment, le sous-lieutenant se leva tout à coup, se tourna vers moi, sans savoir pourquoi, sans doute à cause des lumières qui m’éclairaient, et cria : « Je ne peux pas y tenir, je vais voir ! » Il ne reparut pas. Plusieurs des hommes commençaient de manger des morceaux de pain et de boire au bidon. Mes yeux avaient fini par s’habituer si bien que je pouvais compter mes compagnons. Je voyais le petit éclair de leurs yeux quand ils regardaient vers moi, et celui de leurs dents quand ils ouvraient la bouche. C’étaient presque tous des hommes de la campagne. L’éclatement d’un obus plus gros que les autres, et mieux tiré, enfonça le toit de terre, fit craquer la charpente et tomber de la poussière à travers les clayonnages disjoints.

» Tous ceux qui le pouvaient se soulevèrent : plusieurs, de leurs coudes, firent le geste de protéger leur tête, puis les bras retombèrent, les épaules s’appuyèrent de nouveau à la muraille. Une racine d’arbre, longue, fine, tordue, une espèce de serpent, descendait de la voûte à présent, devant moi, illuminée par le feu de mes deux bougies qui achevaient de se consumer. Une pensée insistante, obsédante m’emplissait l’âme : « Nous sommes ceux qu’on voit partout, dans les mauvais coins de la bataille, depuis le commencement toujours les mêmes : la plèbe rurale, les fermiers jeunes, les valets de charrue, deux ou trois commis, avec un noble qui était là, tout à l’heure, et moi qui suis d’Alsace, chef de fabrique, et proscrit de l’Allemagne. D’autres nous appelleront malchanceux ; oh ! Que ce n’est pas vrai ! Dans cette misère de la guerre, c’est nous la France intacte ; je la reconnais telle qu’on m’avait dit qu’elle était : elle n’est pas couarde. Je reconnais et j’aime celui qui ne comprend pas grand’chose et qui va tout de même. L’homme qui aura fait toute la guerre, tout souffert, le brave incomparable, il est parmi nous ! Voilà bien les fils de France, passés au crible et jugés digne de défendre ma patrie nouvelle. Vous êtes bien bons, vous autres, et à cause de votre souffrance vous êtes bien beaux ! » Je devais penser tout haut, j’étais tout égaré. Un de ceux qui étaient assis à ma droite me secoua le bras, et me dit : « Tu rêves ! » À ce moment, le Flamand Onslebecke se précipita dans la descente ; ses jambes, son corps, ses bras, remplirent presque tout l’espace qui était notre issue :

» — Les Boches !

» La pensée de mon frère me traversa encore l’âme. Il fallait aller ! Tous ceux qui pouvaient se lever se levèrent, et montèrent dans la tranchée. Il faisait grand jour dehors. Le tir de barrage s’était allongé du côté d’où les Français pouvaient venir ; tout le long de la ligne, au hasard, comme nous pouvions, nous nous sommes mis à tirer sur les ennemis qui descendaient vers nous, le long d’un champ de blé nouveau : il n’en arriva jusqu’à nous que deux qui furent faits prisonniers. Puis, les Français, venus je ne sais comment à travers le feu, accoururent, et nous sauvèrent. Nous sommes au repos. La tranchée est à nous, PIERRE LANCIER. »

— L’homme est brave, fit M. de Clairépée.

— Il n’abuse pas des mots : rien pour vous !

— Rien pour toi non plus !

— Oh ! répondit Marie en riant, j’aurai ma part, si cela dure.

— Voyez-vous l’orgueilleuse !

— Non pas orgueilleuse : je pense simplement qu’un jeune homme, fût-il Alsacien, ne peut écrire plus de deux lettres, ou trois, à un homme plus âgé, pour lui démontrer les mérites de l’Alsace. Si vous recevez un jour une quatrième lettre, c’est qu’en vous écrivant il espère convaincre une femme qui ne se trouve jamais loin de vous à l’heure du courrier.

— Où as-tu lu ces choses-là, Marie ?

— Celles qui n’ont rien lu en savent tout autant : c’est le cœur de la mère Ève, que chacune porte en soi.

— Je ne suppose pas, cependant…

Elle prit son bel air indolent pour répliquer :

— Vous auriez tort de supposer, mon cher papa : nous étions devant vous… D’ailleurs, je n’ai pas de goût pour les intrigues d’hôpital.

À quelques jours de là, M. de Clairépée écrivit. La lettre était polie, aimable, banale.

Deuxième lettre de Pierre, 20 mars. « Peu de chose. Le régiment reconstitué a de nouveau tenu les tranchées, et en est revenu. Je loge avec quinze hommes dans une pauvre ferme champenoise. Peu de ressemblance avec l’Alsace : des lignes seulement. Car, partout où je passe, je cherche et je trouve quelque chose de mon pays. La terre est toujours parente de la terre. Quels êtres nous sommes, toujours conduits par l’amour ! Donc, paysages de Champagne. Je viens de faire connaissance avec un sergent nouvellement arrivé, bel homme, solide, qui faisait avant la guerre, dans le centre de la France, le commerce du bois. Je m’étonnais de son bon sens, de son tranquille raisonnement sur toute chose. Nos maîtres d’Allemagne nous ont tellement répété que les Français étaient légers ! Quand il a vu que je m’intéressais à l’histoire de ses exploitations forestières, de ses voyages, de ses charrois et de ses ventes, il m’a raconté sa famille.

» — C’est que, m’a-t-il dit, nous avons toujours travaillé en plein air, nous autres ; le plus ancien grand-père, dont on parle chez nous, avait dirigé, peut-être sous les ordres de Le Nôtre, peut-être bien sans conseil, – on ne nous l’a pas dit, – la création d’un grand parc et d’un jardin en Île-de-France. Il paraît que c’était si beau, que Louis XIV fut invité. Il vint dans le château, et il descendit, avec sa canne et son chapeau rubanné, de terrasse en terrasse, jusqu’au bosquet d’arbres taillés par quoi finissait le jardin. Il s’y connaissait aussi bien qu’à la guerre. Quand il eut donc tout admiré, il demanda au maître du château : « Je veux voir votre jardinier. – Sire, excusez-le, il n’ose venir. – Pourquoi ? – Parce qu’il a le visage grêlé, et qu’il se trouve trop laid pour être vu du roi. – Qu’il vienne ! Si laid qu’il soit, je le déclare magnifique ! » Mon grand-père vit le roi, et, depuis lors, il fut connu partout sous le nom de « Chatenay-le-Magnifique ».

» Ce trait-là ne serait point d’Alsace, où nous sommes moins royaux que vous. »

Troisième lettre de Pierre, 20 avril 1915. « Lassitude de la pluie, de la boue, des ciels gris, des communiqués de même couleur, du vent froid, des repos dans des maisons percées par les obus, où l’on dort sur le sol, entre deux compagnons, dans l’odeur de la sueur et du vomissement. Ma tunique est une draperie de terre, et pèse 25 kilos. Les camarades en portent autant. Comment tiennent-ils ? On ne leur a pas appris ce qu’était la patrie, et ce n’est donc pas par un lucide amour ; ce n’est pas non plus par discipline, – ils en ont si peu, – et ce n’est pas davantage par haine d’un ennemi qu’on ne leur a pas fait connaître. Je suis le seul qui possède l’utile science de la bête allemande. Ce que j’en dis n’est pas cru. J’ai beau n’être qu’un caporal de la 3e compagnie de chasseurs, j’ai beau souffrir avec eux, ils s’imaginent que j’ai quelque intérêt à dire ce que j’en dis, parce que je suis d’une autre classe, un monsieur. Ils l’ont vu sans doute à la manière dont je parle. Jusqu’au fond, ils sont travaillés par le sophisme d’égalité, en inconsciente révolte contre la nature qui ne leur ménage point les déceptions, bons camarades tout de même : mais mon conseil ne les touche pas. Comme si ce n’était pas assez du poison de jalousie qu’ils ont ici apporté avec eux, ils lisent d’affreux journaux qui n’ont pas d’autre thème à développer ; on laisse venir dans les armées ces feuilles qui détruisent la confiance du soldat en lui-même, dans ses chefs. Aussi, la souffrance aidant, et déjà la longueur de l’épreuve, je vois monter le mécontentement ; il y a des commencements d’anarchie. Comment me ferai-je obéir, lorsque je serai officier ? Plusieurs y réussissent. Mystère, et qu’il faut bien croire comme les autres. Toute cette France est mystérieuse. J’ai vu hier un nouvel exemple de la difficulté du commandement et de l’habileté d’un chef. Nous étions entassés dans une étable, très près des lignes, assis ou couchés sur des restes de litière et de fumier. La pluie tombait par les trous du toit, et faisait se reculer les pauvres gars qui, au-dessous, avaient commencé de s’étendre. Un obus ayant blessé un des cuisiniers et renversé une des marmites, le groupe que nous formions n’avait eu que la moitié de la pitance habituelle. Le capitaine est entré, un petit, pâle, qui a le nez cassé, avec une bille au bout, des yeux fermes, une barbe rousse en éventail. Ses hommes disent de lui : « Il est sévère, mais il ne punit jamais injustement. » Il vaut mieux que cela. Il s’est assis parmi nous, et, précisément comme s’il avait choisi l’endroit, dans un de ces clairs où tombait la pluie.

» — Eh bien, mes enfants ?

» — On n’en peut plus.

» — Sans doute.

» — On n’a pas d’abri ; on est trempés.

» — Je m’en aperçois.

» Les reproches, les murmures tombaient plus drus que la pluie. Lui, bonnement, regardant tour à tour, à la très pâle clarté qui venait du toit et de deux lucarnes sans vitres, les soldats ramassés là pour une triste nuit, il ne repoussait aucune des plaintes, il ne raisonnait pas, il avait une voix douce, et il les connaissait bien. Car, quand ils eurent juré, tempêté, déclaré qu’on ne pouvait plus vivre comme cela, accusé la pluie, le vent, ceux qui avaient mal préparé la guerre, et ceux qui la menaient, il dit, d’une voix devenue tout à coup robuste :

» — N’empêche que vous êtes d’un bataillon d’élite.

» — Évidemment, on ne peut pas dire le contraire.

» — Eh ! bien, si, cette nuit, les Boches attaquaient ?

» Un homme, de l’arrière coin de l’étable, répondit :

» — Faudrait bien aller !

» Aucun des autres ne trouva qu’il avait mal parlé. L’officier se leva, souhaita bonne nuit à tous ceux de l’étable, et nous laissa dormir. Ainsi, l’esprit plein d’idées révolutionnaires, ils obéissent quand même, moins à l’autorité qu’au sens commun et à l’honneur. Je ne m’étonne plus si la France a été attaquée : elle est le rempart. Ses fils, ignorant leur noblesse, blasphémant leur foi, sont cependant les croisés de l’éternelle croisade. Je l’ai compris ce jour-là. Je suis tenté souvent de l’accuser, cette patrie que j’ai choisie. Comment l’ai-je choisie ? Comme un enfant, et pour les mêmes motifs : ceux de mon imagination et de mon cœur. Avec enthousiasme, j’ai suivi la leçon de mon sang et des souvenirs que les anciens racontaient. Mais quelle ignorance ! Et tant de choses que je vois me froissent ou m’épouvantent ! Il faut, dans les plus durs moments, qu’un épisode, comme celui que je viens de dire, me montre ce qui demeure du chef-d’œuvre abîmé. C’est encore bien beau.

» Souvenez-vous de moi dans vos prières, mademoiselle Marie, afin que je devienne Français comme vous êtes Française !

» J’ai vu mieux. Ce peuple est extraordinaire : il fait tout ce qu’il peut pour se faire mal juger ; puis, tout à coup, le chef-d’œuvre humain et divin réapparaît. Le surlendemain, nous remontions aux tranchées. La trace est là, des obus partout répandus, aussi serrés que les grains d’une averse. Ah ! le pauvre blé semé en automne ! Les champs n’avaient plus figure de champs, mais devant nous, sous la lune, ce n’était qu’une plaine grise trouée de cratères qui faisaient autant d’ombres ; quand on fermait à moitié les yeux, on aurait juré voir la mer après une tempête, moirée d’écume, de débris, de courants de sable et de vase. Une demi-douzaine de pieux, auxquels il restait des branches, s’appelaient encore le bois de la Haie, et c’était, à notre droite, un des réduits allemands que nous n’avions pas pu prendre. Depuis la grande attaque, le feu avait bien diminué ; cependant, les obus éclataient encore sur nos lignes, fréquemment, et les nôtres passaient par-dessus nous, pour tomber chez l’ennemi. La nuit n’était pas sûre, mais elle était sèche. Les camarades, et moi aussi, nous étions de meilleure humeur. À dix heures, nous sommes partis en corvée de rondins, par les boyaux, pour porter du bois à des hommes du génie qui construisaient un abri à un kilomètre de là. Nous avions, les uns sur l’épaule gauche, les autres sur l’épaule droite, et maintenu par un bras relevé, un pieu long, massif, encore lourd de sève, vêtu d’écorce. Quelques-uns portaient sur le dos un paquet de barreaux solides, liés par une corde, et qui serviraient de tapisserie aux murs de l’abri. C’était long, fatigant, et le fardeau pesait. Quatre hommes marchaient devant moi, il y en avait d’autres derrière. On ne pensait pas à grand’chose. La pauvre plainte humaine tournait dans nos esprits où elle est emprisonnée : « Quand aurons-nous fini de souffrir, de porter, de voyager la nuit, sous la mitraille ? » À un endroit où la ligne tourne, un obus éclata, qui ne fit de mal à personne. Cependant, l’homme qui était en tête s’arrêta, et, venant l’un après l’autre, serrant les intervalles, aussi près que possible, pour voir ce qu’il y avait, nous remplîmes la tranchée. Ce qu’il y avait ? un aumônier, vêtu d’une soutane, d’une pèlerine, et coiffé d’un calot. Il était adossé à la paroi de gauche, pour nous laisser passer. Mais ne nous cherchait-il pas ? Le chasseur de tête, un gros blond, lui demanda :

» — Vous avez l’Hostie ?

» Il avait vu sur la poitrine de l’abbé, sous la pèlerine rejetée en arrière, l’agrafe de la petite custode d’or. C’est bien pour cela, pour que cette question lui fût posée, que l’abbé était venu, dans la nuit, avec son bijou doré et le trésor qu’il y a dedans. Il demanda : « Voulez-vous communier ? » Il y eut moins de mots que de signes de tête. Alors, il dit : « Repentez-vous de vos fautes, je vais vous donner l’absolution. » En un moment, les rondins furent posés à terre ; tous ces hommes, moins deux, s’agenouillèrent dans la boue et se recueillirent. J’étais de ceux-là. Le prêtre, difficilement, se fraya passage entre les madriers, les hommes, et, l’un après l’autre, nous communia. Aussitôt, chacun rechargea le fardeau sur ses épaules, la file se reforma, nous continuâmes la corvée. Quelques âmes en paix firent ainsi leur action de grâces dans la nuit. C’était comme une église en marche. Le canon grondait autour de nous. L’aumônier s’en allait vers d’autres passants de la guerre.

» Là et dans d’autres occasions, j’ai vu des Français pleins de la même foi qui nous anime. Ailleurs, j’ai entendu les plus affreux discours contre la religion, contre Dieu. L’homme de cette nation qui a perdu la foi sent obscurément le reproche des aïeux et l’abandon de la vocation française. La libre pensée, chez vous, est intolérante plus qu’en Amérique ou en Angleterre : elle entend le reproche de l’histoire qui la condamne. »

Cette fois, la réponse de M. de Clairépée fut d’un autre ton que les précédentes. « Monsieur, je ne sais de vous, écrivit-il, que ce que vous m’en avez dit. Mais c’est assez pour que mon amitié vous soit acquise. Je vous prie de ne pas me garder rancune si, le premier jour que j’ai causé avec vous, dans l’hôpital où le hasard vous avait amené, je me suis montré si ombrageux, si rude peut-être, dans la défense d’un pays qui est très évidemment le vôtre, mais que vous connaissez mal, tout en l’aimant déjà. L’instinct ne vous trompe pas. Je suis sûr que vos pères, au temps où l’Alsace se donna au roi de France, furent, ainsi que vous l’avez été, choqués en plus d’un point, quand ils reçurent les garnisons, et changèrent d’obéissance en glosant sur les arrêtés de leurs nouveaux gouverneurs. Désormais, vous n’êtes pas seulement en chemin pour comprendre la patrie méconnue et incomparable : la voie est libre. Continuez de nous écrire, – il avait mis « nous », – n’hésitez pas à dire encore du mal de celle que je ne prétends pas sans défaut, mais qui n’est pas responsable de plusieurs de ses chutes, pas plus que vous ne l’eussiez été des vôtres, si nous vous avions fourni des béquilles ou des cannes en roseau. Ma fille veut que je vous dise que votre lettre l’a touchée. Je vous serre la main. CLAIRÉPÉE. »

Quatrième lettre de Pierre. « 30 avril. Je suis peut-être indiscret en écrivant une autre lettre, si peu de temps après vous avoir écrit. Les châtelains inoubliables de l’Abadié voudront me pardonner : j’ai une joie à leur annoncer. Et c’est un bien si rare, surtout pour nous, gens de la terre disputée d’Alsace, qu’il faut le partager. Ce n’est qu’une joie mêlée, vous le comprenez. Voici : ma mère m’écrit que mon frère Joseph, dont elle n’avait pas de nouvelles depuis de longues semaines, a quitté une garnison lointaine d’Allemagne, où on le gardait en réserve avec beaucoup d’autres. Il a été dirigé vers la Pologne. Il se bat contre les Russes depuis plus de deux mois. L’affreux cauchemar disparaît, du frère pouvant tuer son frère. À présent, il me semble que je n’aurai plus peur de rien. La lettre est parvenue à ma mère, par la Suisse. Elle était datée du début de mars. »

Cinquième lettre de Pierre. « 15 mai. Je ne sais si l’infirmière qui dépense une si tendre bonté pour les blessés de Saint-Baudile, ne sera pas tentée de plaindre encore un de ses anciens malades, qui a été de nouveau blessé. Elle aurait tort, et je veux l’empêcher de s’émouvoir, malgré la douceur que j’aurais d’imaginer sa pitié. Je n’ai eu presque rien, un éclat d’obus en haut du bras gauche, mais on m’a obligé d’aller à l’arrière. Nous avons attaqué au nord d’Arras, le 9. Hélas ! J’ai vu le spectacle le plus affreux : ce n’est pas le champ de bataille, c’est la foule des blessés et des mourants attendant aux portes d’un hôpital. Il y avait là un peuple véritable, debout ou couché, remplissant la cour au-dessus de laquelle on avait tendu de grandes toiles que le vent secouait. À chaque instant, des automobiles s’arrêtaient à la porte ; des équipes d’infirmiers apportaient, sur des brancards, de nouvelles jeunesses sanglantes. On rangeait les nouveaux venus à côté de ceux qui attendaient depuis le matin, les uns étendus sur des matelas, les autres sur une capote, les autres sur la terre. Si la corvée essayait de pénétrer plus avant, dans ces lignes de la souffrance humaine, des voix s’élevaient. « Pas par ici ! chacun à son tour ! laissez-les près de la porte : nous sommes les premiers ! » Je pouvais me tenir debout, malgré la faiblesse, et j’étais appuyé le long du pilier d’un hangar à bois, sur la gauche de la cour. Dans l’hôpital, cinq chirurgiens opéraient aussi rapidement que possible ; un aide-major sortait, de temps à autre, par la porte centrale, et dès qu’il paraissait, toutes les têtes se tournaient vers lui. Il allait choisir, il y aurait un élu, deux, trois peut-être : la mort qu’on sentait venir allait être chassée, le sang qui coulait arrêté ! Des murmures, des prières, des cris, des plaintes, allaient vers lui ; il en venait jusque des extrémités de la cour, de ces pauvres voix qu’il ne pouvait entendre. On lui disait : « Moi, moi !… Je souffre tant !… Je suis arrivé avant le voisin qui a déjà été opéré !… Il y a deux heures que j’attends !… Je vais mourir, hâtez-vous !… Monsieur le major, monsieur le major, prenez-moi ! » Chacun essayait de trouver l’argument, le regard, le geste. Lui, le médecin, comme insensible, faisait signe aux infirmiers qui se tenaient en arrière d’enlever celui-ci, puis celui-là, puis celui-là encore. Il en laissait mourir qu’il jugeait inopérables. Et les uns l’injuriaient : « C’est horrible ce que vous faites » ; les autres, ayant vu qu’on ne les emportait pas, détournaient la tête et se taisaient. Mais, comme ailleurs, j’ai vu là d’extraordinaires beautés morales. Un des plus proches du perron de l’hôpital, un tout jeune, aux cheveux en brosse, au visage pâle, aux yeux fermés, se tenait couché sur un brancard, les mains jointes sur la capote dont on lui avait couvert la poitrine. Il ne demandait rien, il devait entendre tout. Le médecin s’approcha de lui, et dit aux infirmiers : « Enlevez ! » Alors, la main droite du moribond se sépara de l’autre, et fit un geste : « Laissez-moi. » Les yeux s’ouvrirent, des yeux que je n’ai vus qu’une seconde ; les lèvres dirent : « Non, mon voisin souffre plus que moi. » On le laissa, et il mourut. »

Sixième lettre de Pierre. 24 mai. « Décidément, monsieur, tout n’est pas beau dans la zone des armées, et je vous demande pardon de dire encore le mal comme j’ai dit le bien. Je cherche le bien, et je le trouve, mais le mal est partout. Ma blessure étant trop légère, – presque guérie d’ailleurs, – pour que je fusse évacué au loin, j’ai vécu dans un de ces villages où les troupes ne cessent de passer. La démoralisation y est presque universelle. Jeunes, ou déjà presque vieilles, jolies, plaisantes ou même laides, les femmes, vivant au milieu de cette multitude d’hommes, fantassins, cavaliers, pionniers, soldats des régiments noirs ou des régiments d’Algérie, obligées de céder aux troupes la majeure partie des maisons ou des fermes, tout le jour regardées, guettées, interpellées, frôlées, amadouées par des cadeaux, courtisées presque toutes pour la première fois de leur vie, ne peuvent résister à tant d’influences, d’exemples et de tentations. Elles deviennent folles ; il n’y a point de morale, point de fidélité, point d’honneur. Les règlements militaires regorgent de mesures de précaution et de répression, mais que peuvent-ils ? L’immense paperasserie de ce pays est un des royaumes de la mort. Il ne faudrait pas moins que de la sainteté pour qu’une femme demeurât pure dans ces pauvres villages ; mais l’éducation donnée en France ne vise point à former des saints. Toutes les faiblesses viennent de là. La guerre ouvrant la porte à tous les démons de l’enfer, je pense avec une pitié infinie à la douleur des hommes qui se battent, et qui ont laissé la ménagère dans une de ces maisons. Ils savent, bien souvent, ce qui se passe ; plusieurs préparent des vengeances qu’on verra éclater après, pendant des mois après la guerre. Quand on l’aura signée, la paix ne sera pas faite. Il s’en faudra de bien des années. »

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