VII L’Alliée imprévue

Le 6 septembre, à l’Abadié, une lettre arriva. Le facteur était venu plus tôt que de coutume. Marie était là, avec son père, tous deux inquiets du long silence d’Hubert. Quand M. de Clairépée tint l’enveloppe entre ses doigts, il murmura quelques mots, si bas, que Marie ne les entendit pas. Remerciements ? Demandes ? qu’y avait-il de bonheur ou de malheur dans ce petit papier plié qu’il serrait dans sa main tremblante ?

— Tiens, dit-il enfin, puisqu’il est vivant, et que ce doit être une joie, tu seras la première à la connaître : ouvre la lettre ?

En vérité, il n’osait pas ouvrir la lettre, il avait peur, moins pour son fils que pour la nouvelle qui viendrait de la bataille.

Marie se tenait près de lui, sur le perron, en costume d’infirmière ; elle prit les ciseaux pendus à sa ceinture, rompit l’enveloppe, et lut :

« Beaucoup de mes camarades ne sont pas revenus, le régiment a été décimé : moi, j’ai échappé. Je n’ai pas même de blessure. Je ne puis vous dire où nous sommes, mais là où je suis, on tient. Nos chevaux sont à l’arrière ; ne croyez pas que ce soit si dur, pour un cavalier, d’abandonner son cheval et de combattre à pied : on est sûr de reculer moins vite. Même, la retraite est arrêtée à présent. On se fait vis-à-vis. Les cœurs sont magnifiques : comment voulez-vous qu’un pays, servi de la sorte, ne connaisse point le salut ? Je vous embrasse. » HUBERT.

Trois jours plus tard, le brancardier volontaire, baron de Clairépée, venait de transporter vingt blessés, de la cour de l’hôpital dans les salles du premier et du second étage. Il attendait, dans le vestibule, l’arrivée des automobiles qui étaient reparties pour la gare, et devaient ramener de nouveaux blessés, car, on le savait, une terrible bataille était engagée depuis plusieurs jours, et si près de Paris qu’on sentait bien que c’était la vie ou la mort de la France qui se décidait. Il était debout, à gauche de la civière tachée de sang. Il avait encore, sur les épaules, les bretelles de cuir, insigne de sa charge ; près de lui, son camarade de corvée, un marchand de Saint-Baudile, faisait comme lui, et s’épongeait le front. Soudain, un enfant, un petit porteur de journaux, monta en courant les marches du perron, un journal à la main, et, apparaissant dans le vestibule :

— Y a du bon, il paraît, y a du bon, monsieur de Clairépée !

— Donne vite !

En un instant, le brancardier parcourut les communiqués de la Marne, puis il mit un genou sur le bois de la civière, discrètement, tandis que son voisin, étonné de l’attitude et du silence, demandait :

— Que faites-vous là, monsieur ?

— Je remercie, mon brave, ça en vaut la peine : vainqueurs, nous sommes vainqueurs, regardez !

Et d’un doigt qui tremblait, montrant les lignes du journal, n’y voyant plus, il récitait plutôt qu’il ne lisait :

— « Communiqué du 8 septembre, 15 heures : À l’aile gauche, les armées alliées, y compris les éléments de la défense avancée de Paris, sont en progression continue, depuis les rives de l’Ourcq, jusqu’à la région de Montmirail. L’ennemi se replie dans la direction de la Marne, entre Meaux et Sézanne. Les troupes franco-anglaises ont fait de nombreux prisonniers… À notre centre, de violents combats se sont livrés, entre Fère-Champenoise, Vitry-le-François et la pointe sud de l’Argonne. Nous n’avons été refoulés nulle part… »

L’autre, moins frémissant à toute nouvelle bonne ou mauvaise, moins imaginatif, cherchait ce qu’il y avait de si victorieux dans ce communiqué, et il était partagé entre le désir de croire M. de Clairépée et la défiance que lui avait toujours inspirée la nature prime-sautière de son voisin de l’Abadié.

Une infirmière descendit le grand escalier ; le marchand, d’habitude peu expansif, cria :

— Madame de la Move, c’est-il vrai qu’on est vainqueur ?

— J’en ai l’idée, mon cher monsieur !

Après elle, ce fut Marie qui vint à son père, et qui dit :

— Eh bien ! il me semble que cela va mieux ?

M. de Clairépée répondit :

— Je suis encore un peu officier, tu sais ; moi je devine : ça va très bien. Tu n’as donc pas lu ? « Refoulés nulle part,… progression continue,… prisonniers. » Et une bataille dont le front s’étend depuis Meaux jusqu’à Verdun ! Mais, Marie, c’est la France sauvée !

Marie, étonnée, peureuse, n’osait pas croire ce qu’il disait, pas plus que n’avait fait le second brancardier.

— Vous êtes très sûr ?

— Comme de te voir. Pourquoi vous étonnez-vous ?

— C’est si beau !

— Moi, cela ne m’étonne pas : Notre-Seigneur a toujours été si bon Français !

À ce moment, la sirène d’une automobile appela les brancardiers. Tous deux se courbèrent pour relever le brancard, et descendirent vers les blessés.

Le lendemain, M. de Clairépée dit à Marie :

— Ni ceux d’Arles, ni ceux d’Avignon n’ont illuminé ; peut-être qu’à Paris on va donner des ordres ?

Et les jours passèrent. La France était un peu rassurée, elle ne se sentait pas victorieuse. La bénédiction était venue, et non la joie de la bénédiction. Avoir été trop malheureux, cela rend si défiant de la vie ! On devient si lent à croire au bonheur qui revient !

Cependant, nous étions sauvés. Le vieux gentilhomme le savait : le sang d’autrefois le lui avait dit. On commença donc de réentendre, le matin, à l’heure où il faisait, avant de partir pour l’hôpital, son tour de promenade le long des cyprès, monsieur de Clairépée siffler dans son jardin. Au dîner, il fit venir le petit Maurice, que Dido l’Arlésienne amena, déjà demi-assoupi, et lui fit boire un doigt de vin du grand clos. « À la Marne, mon gaillard ! dit-il ; à ton père qui en fut ! » L’enfant ne comprit pas, Dido non plus. Quand ils furent hors de la salle, le maître de l’Abadié dit à Marie :

— Les cloches qui ont sonné le tocsin devraient sonner pour la gloire de la Marne ! Elles ne font pas leur devoir, Marie ! Elles n’ont pas toute l’éducation qu’il faudrait. La victoire, qu’est-ce que c’est ? une belle fille comme toi, qui s’en va devant nous. Pour qu’elle réjouisse les cœurs, il faut qu’on la voie passer. La victoire ; Marie, c’est un mot bien puissant, mais il lui faut le consentement des cœurs.

Marie répondit :

— Je crois entendre Hubert.

Il lui appartenait bien, à la France, cet Hubert de Clairépée qui trouvait dans la guerre toute la jeunesse française, le mouvement, l’aventure, le danger, la chance de s’illustrer, l’occasion d’être entièrement vrai avec soi-même, d’accord avec toute sa foi et toute sa lignée. Il était, dans l’épreuve, plus libre que d’autres : les liens d’amour qui le retenaient au monde avaient été brisés ; que lui importait le poste qu’il remplirait, la place où il se battrait, la mort même ? Depuis le premier jour, il s’était juré de ne demander jamais rien, d’être celui qui n’a ni volonté, ni désir même contre l’ordre reçu.

Ses camarades et lui remontaient maintenant vers le Nord. Un nouveau danger menaçait la France, et quelques-uns seulement, parmi les hommes de guerre, commençaient à le voir. Après notre victoire de la Marne, toute l’énorme armée d’invasion, ayant fait volte-face, se retirait talonnée par la peur, lorsqu’elle s’aperçut que les Français n’arriveraient pas à profiter de leur victoire ; alors elle reforme ; en même temps, à l’appel de ses chefs, de nouveaux corps d’armée sortent des forêts de Germanie. L’Allemand abandonne le rêve qu’il avait failli atteindre, d’entrer à Paris ; il se dirige au nord, afin de déborder l’aile gauche des troupes françaises, de couper la retraite aux soldats de Belgique, de s’emparer de Boulogne, de Calais, de Dunkerque, et de canonner enfin, de cette pointe extrême de la France, l’Angleterre détestée, suzeraine de la mer. Autant qu’il le peut, il cache ce grand mouvement : pour qu’on ne le suive pas, il continue de nous attaquer sur l’Oise. On le contient à grand’peine. Qui donc va le joindre dans sa pointe menaçante ? Le 4 octobre, le général Joffre a nommé Foch commandant en chef des armées du Nord ; il lui a donné pour tout ordre : « Faites ce qu’il faudra, faites pour le mieux. » En somme, et quand on y songe bien, ce sont les paroles d’un roi à son premier ministre en qui il a confiance. Aussitôt, Foch quitte en automobile le quartier général. À quatre heures du matin, le 5 octobre, il réveille, dans Breteuil, le général de Castelnau, et il lui dit : « Tenez bon. » Un peu après, il passe par Aubigny, et il dit au général de Maudhuy : « Faites de même et tenez bon. » Puis, dans les terres plates, à Doullens, il établit son poste d’observation et de commandement. Les renseignements qu’il recueille feraient trembler un chef ordinaire. Autour de lui, pour défendre une région immense, presque point de troupes : quelques bataillons tenant garnison ici ou là, quelques régiments anglais débarquant à Boulogne ou au Havre. Il y a bien l’armée belge ; elle vient, mais en déroute. Le 9 octobre, les Allemands sont entrés dans Anvers ; ils poursuivent les divisions belges ; ils font passer le long de la mer, par Bruges, par Ostende, plus de quatre corps d’armée, qui vont se rabattre et cerner ces trop faibles troupes, ou enlever le haut bout de la France, en arrière de Calais.

Quelles heures ! On apprend que le prince héritier de Bavière vient d’écrire un ordre du jour qui se termine ainsi : « Il s’agit maintenant de ne plus laisser traîner le combat avec notre ennemi le plus détesté ;… le coup décisif reste à frapper. » Dans une autre proclamation militaire, le général de Demling crie aux soldats de l’Allemagne : « La percée sur Ypres sera d’une importance décisive. » L’empereur, qui devait dîner à Paris en août 1914, se propose à présent de faire, le premier novembre, son entrée solennelle dans la ville d’Ypres, berceau des libertés belges, et de s’y faire couronner, dans le décor merveilleux de la place des Halles, roi de Belgique. Sire, la date est mal choisie ! Vous n’y songez pas ! le 1er novembre, c’est la fête de tous les saints que vous ne connaissez guère, et le 2, c’est la fête des morts !

Le grand Français qui doit « faire pour le mieux », va bâtir son mur, pour tenter d’arrêter cette marée qui déferle. Le 16 octobre, il donne l’ordre à l’amiral Ronarc’h d’occuper Dixmude, et de s’y maintenir. Au sud de Dixmude, dans la région d’Ypres, pour fermer la brèche par où l’ennemi peut se ruer sur la France, il a tout juste, à la première heure, deux divisions territoriales, la 87e et la 89e, qui arrivent de Dunkerque. Avec elles, il commence à construire la muraille. Ils se mirent à creuser la terre et à s’abriter derrière de pauvres remparts de boue, ces hommes des vieilles classes, jetés là pour arrêter des armées jeunes, intactes, innombrables, qui, ne sachant pas que les autres avaient été vaincues à la Marne, croyaient continuer une victoire. Aux divisions belges, échappées d’Anvers, et qui traversaient, poursuivies, le nord de la Belgique, le général demandait de s’arrêter sur l’Yser, et d’y faire tête. Mais le 15 octobre, il apprenait que la fatigue, la douleur des batailles perdues, le spectacle des familles en fuite refluant vers la France, conseillaient mal les soldats, qui déclaraient qu’on ne pourrait tenir sur l’Yser. Le 16, le général Foch s’est donc décidé à aller voir le roi Albert. Il roule dans une automobile, avec M. de Broqueville, dans la direction de Furnes, et la voiture n’avance pas vite : elle croise un peuple entier qui fuit, ouvriers et bourgeois mêlés à des soldats ; le canon gronde en arrière, et pousse cette foule. Au passage, quelques-uns reconnaissent le ministre, et le soldat. On salue, on se range à peine. Deux hommes, l’un Belge et l’autre Français, sont dans le fleuve de douleur qu’ils remontent seuls ; difficilement, dans l’angoisse du retard qui peut être mortel pour deux nations, ils arrivent à Furnes, vers trois heures de l’après-midi.

Sur la place aux petits pavés réguliers et mouillés qui, d’ordinaire, ne sonnaient que sous le pas d’un promeneur, ou l’onde légère d’un carillon tombé de la tour abbatiale, il y avait bien des témoins. Ils étaient surtout rassemblés dans l’angle que forment le palais de justice et le vieil Hôtel de ville bâti en briques blondes, et qui a un perron à baldaquin, tout fleuri et sculpté.

« 17 octobre 1914. – Ma chère Marie, j’étais hier à Furnes, accompagnant le général D., qui m’a pris malgré moi, pour un temps court j’espère, comme officier d’ordonnance.

Il lui fallait, m’a-t-il dit, un homme débrouillard, capable de faire, en automobile ou à cheval, les plus longues courses, ne doutant de rien, une espèce de casse-cou. Il connaissait notre famille, par les Troussergues, qui sont des alliés communs ; dans le grand désordre où sont les choses, il m’a rencontré, il m’a vu, il m’a dit de le suivre.

Donc, j’étais sur cette exquise place de Furnes, hier, à trois heures moins dix. Il paraît que le Roi se tenait en permanence à l’Hôtel de ville, avec son état-major, et mon général est monté seul, par l’escalier tournant, dont je ne voyais que l’ombre, aussi fine et nuancée que celle des tableaux de Rembrandt ou des palais de la brume. « Attendez-moi dehors, Clairépée. » J’avais laissé la voiture le long du palais de justice, et je regardais cette place que menaçait déjà le canon, dans le lointain. Il pleuvait, une petite pluie fine, et chez nous, peut-être, toutes choses eussent été ternes. Mais vois-tu, Marie, ce furent des artistes merveilleux, ces gens du Nord, bâtisseurs d’églises, d’hôtels de ville, de maisons corporatives. J’avais autour de moi des maisons à pignon bâties en briques dures, d’un jaune fin, que l’humidité n’entame pas. Je m’appuyais aux murs d’un Hôtel de ville bâti, lui, en pierres bleues, et, de l’autre côté de la place, bien haut dans le ciel, se dressait la tour abbatiale et carrée de Saint-Nicolas, qui est faite en briques rouges, observatoire d’où l’on découvre, paraît-il, toute une Flandre verte où la guerre va passer, plus sacrilège qu’ailleurs. Elle est si bien faite pour la paix, cette petite ville, et sa campagne aussi ! Ce bleu, ce jaune, ce rouge si haut dressé dans le ciel pour recevoir et renvoyer le moindre rayon du levant ou du couchant, tout cela est fondu par la brume, faiseuse d’harmonie, qui ne quitte point ces terres basses ; tout cela fut choisi par des architectes qui avaient des yeux de peintre, et qui travaillaient à remplacer ce qui manque, en leur contrée, à la lumière du jour. Je me rappelais le nom de l’un d’eux, Marc Boucquet, qui fut le maître de l’œuvre de cette muraille même contre laquelle j’avais le dos appuyé. Je souris, en t’écrivant ces choses qui sont si peu de la guerre, et que j’ai vues dans le plus tragique moment. Je m’y complaisais cependant, j’étais comme un enfant en récréation, et sais-tu, toi la chère Provençale, que ce Furnes, entrevu par ton frère, c’est, après Sienne et Toulouse, le plus bel exemplaire peut-être de l’architecture en briques, en briques entières et lisses, ou sculptées ? Oui, ma chère, ils ont sculpté les briques à coups de ciseau et de marteau, ces joailliers du Nord qui cherchaient, avant tout, les surfaces et les pointes qui peuvent donner le plus d’éclat sous la moindre lumière. Je voyais d’autres petits officiers comme moi fumer leur cigarette dehors, immobiles sous la pluie ; d’autres regarder obstinément les fenêtres à meneaux derrière lesquelles le Roi tenait conseil, en ces heures d’agonie de la Belgique ; d’autres, las d’attendre, allaient s’abriter sous la loggia dont le fronton, mieux ajouré qu’une dentelle de Flandre, repose sur quatre colonnettes aussi droites et fines que des fûts de bouleaux ; d’autres avaient pénétré déjà dans le vestibule, à l’entrée de l’escalier de l’Hôtel de ville. Il y avait de tout : quelques Français, des Belges surtout, des aviateurs, des officiers d’ordonnance, des officiers d’artillerie, boueux, engoncés dans leur capote, couverts d’une peau de bique au col relevé. Ils parlaient bas, j’entendais des mots tristes, ils disaient : « Cela peut être un désastre » ; ou bien : « Pourvu que, demain, il y ait encore une Belgique ! » Ces mots-là, tu comprends, on va vers eux, il faut qu’on sache.

Je m’avançai vers les groupes qui enveloppaient le perron ; je montai les marches ; on me laissa faire sans rien me demander ; j’entrai dans l’ombre de ce bel escalier en spirale qui dut voir de si élégants cortèges. Ah, Marie ! sur les marches qu’avait gravies, le matin, le roi des Belges, et qu’il allait descendre, j’aperçus, le long des murs, d’autres officiers, presque tous jeunes, et qui revenaient d’Anvers, ou d’Ostende, ou de Bruges. Plusieurs, de fatigue et de douleur, cachaient leur visage dans leurs mains, plusieurs pleuraient à découvert, n’ayant plus même le courage de dissimuler leurs larmes. Je m’assis près d’un de ceux-là, un peu épais, les joues rasées, les paupières lourdes sur des yeux bleus ingénus. Il avait la physionomie lamentable d’un fils taciturne pleurant sa mère. Il attendait je ne sais quoi, je ne sais qui, peut-être n’était-il là que posé, comme un pigeon voyageur qui n’en peut plus. Je lui demandai : « Vous souffrez ? » Il me montra sa jambe enveloppée de linges à la hauteur de la cheville : « Oui, un peu, j’irai faire soigner cela plus tard, mais ce n’est pas ce qui me fait pleurer : c’est tout mon pays perdu. – Pourquoi perdu ? » Il me considéra un moment, comme s’il voyait en moi un homme qui n’a plus sa raison, leva les épaules, et mit sa tête dans ses mains. Des officiers supérieurs descendirent, et passèrent à nous frôler. D’autres montèrent. Nous ne bougeâmes pas de notre place, ni lui, ni moi, mais, entre ses doigts écartés, il avait reconnu quelqu’un, car il me dit, quand le silence se fut un peu rétabli, dans cette cage sonore :

— Vous ne l’avez pas vu ?

— Qui ?

— Broqueville ? Il était avec un général français ; il va chez le Roi. Je pense bien que tous, là-haut, ils discutent l’évacuation. Ah ! monsieur, je vous souhaite de ne jamais vivre des minutes comme celles que je vis en ce moment !

Comme il était très jeune, et n’avait point d’habileté pour composer son visage, il eut, presque aussitôt après avoir dit ces choses, une espèce de sourire qui fit briller ses pauvres yeux en larmes.

— Je parie que vous ne connaissez pas l’Hôtel de ville ?

— Non.

— Vous ne pouvez pas entrer parce que vous êtes trop petit officier, c’est comme moi ; ils sont là, au premier étage, dans la salle qui était tendue de cuir de Cordoue ; elle est magnifique, vous savez ; il n’y a plus de tentures, on a enlevé aussi, de crainte de ceux qui viennent, le portrait de l’archiduc Albert et de sa femme Isabelle, nos princes des temps anciens, mais la décoration est belle encore, et le plafond, et la hotte de la cheminée ; c’est là, devant la cheminée, que le roi Albert décide en ce moment, avec nos généraux et avec Broqueville, de se retirer en France et de laisser la place à Hohenzollern. Pauvre Roi ! il est plus grand que son royaume. Moi, je suis ici pour le voir, voyez-vous. Quand il sera passé, j’irai à l’hôpital. Et puis, demain, les Boches me prendront, avec tous les autres blessés, et ils m’enverront…

Il fit un geste qui voulait dire : « … dans l’Allemagne inconnue, bien loin, où je serai perdu. » Je cherchai une réponse, et je n’en trouvai pas. Je mis la main sur l’épaule de ce brave garçon, et je lui dis :

— Qu’en savez-vous ?

Il écouta, ses yeux bleus fixés sur les miens, me demandant si j’avais quelque espoir à lui donner, puis il appuya la tête le long du mur, en disant :

— Vous ne savez pas mentir, vous non plus : nous sommes perdus.

Il se passa un peu de temps encore ; sur les marches, derrière moi, trois officiers ou soldats, je ne sais trop, assis comme nous, fumaient, et je sentais les jambes de l’un deux, qui riait, heurter mon dos par saccades. Le bruit de plusieurs personnes, sortant ensemble de la salle aux cuirs de Cordoue, arrêta subitement le rire de mes voisins. Mon compagnon le plus proche tourna la tête ; reconnaissant cette fois, peut-être, la voix d’un de ceux qui descendaient, je le vis s’appuyer et se soulever sur son poing gauche ; je le soutins, l’aidai à se relever tout à fait, et, portant la main à son bonnet de police, il salua. Deux hommes descendaient rapidement, ils causaient à mots couverts, mais avec une vivacité qui donnait aux phrases l’accent de la passion. Celui qui marchait le second disait :

— Je suis content, il a si bien compris ! Vous verrez, on va bâtir, bâtir…

La lumière n’entrait plus dans la cage de l’escalier, elle restait, bien pâle, dans l’ouverture de la porte ; la silhouette des deux personnages, l’une après l’autre, s’y découpa ; ils disparurent. J’eus le temps de remarquer que le second était plus petit que le premier, et large d’épaules. Marie, nul savant ne pourra calculer la force d’expansion d’une nouvelle ; ni les murs, ni les recommandations, ni les distances, ni l’obligation du secret d’État, rien n’y fait : la nouvelle passe. À peine les deux visiteurs avaient-ils fermé la portière de leur automobile, qu’il vint du monde du dehors, montant l’escalier, qu’il en vint aussi du salon aux cuirs de Cordoue. Qui ? je l’ignore, des gens sans mandat, des écouteurs, des devineurs ; en quelques instants, l’escalier fut plein de gens qui se disaient les uns aux autres, sans même modérer leur voix, que le Roi pouvait entendre : « Eh bien ! oui, le Roi est d’accord, le général français a parlé, Broqueville l’a soutenu, le Roi a décidé qu’on résisterait, on résiste, les troupes vont s’arrêter. » Mon voisin, qui était debout, dit d’une voix que je n’oublierai de ma vie :

— Il y a encore une Belgique, vive Dieu !

Et quand je voulus lui répondre, il n’était plus là. Je demandai à un inconnu, un de ceux qui parlaient le plus haut :

— Qui était le général français ?

Il répondit d’un mot sonore et qui remplit sa bouche :

— Foch.

Quelle occasion j’ai perdue ! Cet homme qui a la réputation d’une espèce de génie, et que j’aurais tant aimé à connaître, il a passé à me toucher, et je n’ai vu de lui que la largeur de son dos !

Mon général à moi, l’autre, descendit un quart d’heure plus tard ; il me prit par le bras, gravement, et me dit :

— Clairépée, il s’est passé de grandes choses devant moi.

Tout le temps du voyage de retour, dans l’automobile, dès que nous nous taisions, il revoyait ces grandes choses ; il reprenait la physionomie qu’il avait eue, tout à l’heure, quand le Roi parlait ; ses yeux levés contemplaient des images dans l’espace. »

Toussaint 1914. – « L’empereur Guillaume ne sera pas couronné à Ypres, Marie ; les fusiliers marins dont vous avez dû entendre parler, dans vos pays là-bas, et les territoriaux, et la cavalerie combattant à pied et qui se sacrifie, le lui ont interdit. Les grosses armées teutonnes se sont bien ruées contre le mur du général Foch, et elles ont passé l’Yser, et fait reculer ces troupes braves mais épuisées de la Belgique : le mur a été reporté plus loin. Foch, en grand architecte, en a dessiné ou plutôt reconnu l’orientation : c’est le remblai du chemin de fer de Nieuport à Dixmude. On se bat partout ; la bataille est terrible, mais déjà, nous et les Belges nos amis, nous avons un nouvel allié, un allié formidable. Ils le connaissaient, tous les hommes du pays, ils avaient lutté contre lui pendant des siècles, ils n’avaient qu’un signe à faire pour que l’aide leur fût donnée : cependant, ils hésitaient, ils préféraient souffrir, et répandre leur sang. Je peux te raconter cela, Marie, à présent que c’est fait… J’ai été, depuis quinze jours, chargé de plusieurs missions par mon général, tantôt portant un message à Furnes, ou dans les villages environnants, tantôt passant plusieurs jours et plusieurs nuits à Nieuport, afin de rendre compte d’un événement si grand, et qui a déjà transformé les conditions de la lutte. Marie, notre allié puissant et redoutable, c’est la mer.

Je t’écris la nuit, dans la cave d’une maison où les bouteilles de vin ne devaient jamais avoir chaud ; dehors, il ne tombe pas que de la pluie : les obus, assez régulièrement, traversent l’ombre et le brouillard, et font éclater, comme une boîte d’allumettes écrasée entre les doigts, les quatre murs d’une de ces tranquilles demeures de commerçants, de retraités et de marins qui, au bout de la plaine, avaient trouvé un sol à peu près sec. Je t’écris pour te dire bonjour, Marie, par besoin d’exprimer la tendresse amassée dans la solitude, l’abandon, le danger, et aussi pour qu’un jour, Maurice connaisse quelques-unes des choses extraordinaires que son père a vues en octobre 1914. Je me dis quelquefois qu’après la paix lointaine, nous viendrons tous trois en ce pays-ci, et que je vous montrerai une terre bien différente de la nôtre. Pas entièrement différente cependant. Tu connais un peu les canaux d’irrigation de la Durance, dont l’eau court si vite et partout, dans notre plaine, et surtout aux environs de Châteaurenard. La pointe de Flandre où je suis est sillonnée, elle aussi, comme disent les Flamands, de « coupures d’eau », rigoles, fossés, canaux, rivières. Mais tandis que notre Durance est une coureuse ardente et qui remue les cailloux, qui les transporte au loin, et fait, les jours de grande crue, le bruit d’une avalanche, l’Yser, et je ne sais combien d’autres cours d’eau, s’avancent entre des rives molles et presque sans inclinaison, vers des sables où la mer les reçoit. Dans les champs détrempés que limitent des lignes de saules bas, combien de fois déjà n’ai-je pas longé le canal de Furnes ! Un brin d’herbe qui tombe à l’eau met une journée à faire un voyage de cent mètres. De grandes étendues de pays sont même d’un niveau plus bas que celui de la mer du Nord ; il a fallu les protéger par des digues, empêcher, par toutes sortes de travaux d’art, ces estuaires paisibles de devenir, quand la marée monte et qu’elle est un peu forte, des chemins par où elle reprendrait possession de ses golfes abandonnés. Presque tout ce système de canaux aboutit, à droite de Nieuport, à des écluses qui forment patte d’oiseau, patte de coq, si tu veux : les doigts étant allongés vers la terre, et l’ergot vers la mer.

C’est une maîtresse position que ces écluses, sur lesquelles veillaient tout un monde d’ingénieurs et de watringues ; mais la plupart de ces hommes, confidents des secrets de l’eau, ont été dispersés ; les écluses, sans gardiens, sont battues, la nuit surtout, par les canons allemands. Je me souviens, – n’est-ce pas une rencontre curieuse ? – que, préparant mon concours de Saint-Cyr, j’avais pris plaisir à étudier l’histoire des écluses de Nieuport, expressément mentionnées dans le traité de Nimègue, et que le roi d’Espagne refusa obstinément de céder à Louis XIV. Je ris, sous le bombardement régulier, d’entendre encore m’arriver du passé, et résonner dans le fond paisible de mon âme, les noms des plénipotentiaires du roi de France : maréchal d’Estrades, Colbert, de Mesmes, d’Avaux, et celui d’un des envoyés de Charles II, le marquis de la Fuente, qui s’intitulait « maître perpétuel de la victoire, major perpétuel et grand escrivain de la ville de Séville ». Espagnols et Français connaissaient bien le suprême secours que les écluses pouvaient donner au parti qui les posséderait. Les paysans, les bourgeois, les artisans des Flandres, devenus soldats, cachés derrière la pierre d’un canal ou à l’abri de sacs de terre empilés, se souvenaient aussi. Écoute bien ce qu’ils disaient. Plusieurs, frappés à mort, voilà quelques semaines, portés dans les ambulances ou expirant au revers d’un talus, avaient attiré à eux le chirurgien ou l’officier : « Monsieur…, on ne va pas pouvoir tenir… Ils sont trop ; pourquoi ne pas faire comme dans les anciennes guerres ? » C’était leur testament. On n’osait dire ces choses qu’au moment de la mort, parce que, faire comme dans les anciennes guerres, c’était bien défendre le pays, mais aussi en détruire la richesse. Le 17 octobre, voilà donc treize jours, un paysan, à la brune, se glissa jusqu’à la maison, près de Ramscapelle, où était l’État-Major de la 7e brigade belge. Après quelque hésitation, il fut reçu ; il disait : « Je veux parler au chef lui-même. » Introduit devant le général, il lui révéla, comme un grand message : « Y a moyen d’inonder le pays, et notamment le Groot noordland Polder. » On l’envoya au quartier général à Wulpen ; il ne voulut pas dire son nom, et continua sa course dans la nuit.

Or, Nieuport était menacé, les attaques se faisaient plus fréquentes, et l’État-Major préparait déjà en secret la défense ruineuse et sûre. Dès le 21 octobre, à onze heures du soir, le capitaine Thys allait en reconnaissance, et se glissait, partant de Nieuport, vers les écluses bombardées. Il avait avec lui Henri Geeraert, père de huit enfants, homme solide et brave, à la face large et peu mobile, aux moustaches grises, tombantes. Tous ceux qui, comme moi, ont gîté dans Nieuport, connaissent le batelier Henri Geeraert, qui a navigué sur tous les canaux de Belgique et de France. Ces deux hommes, tout seuls, s’avançaient sur les jetées, sur les quais pavés ou bétonnés, tandis que les obus éclataient et que les balles, frappant la pierre ou les balustrades des écluses, ricochaient en faisant des flammes. Tantôt debout, tantôt rampant, ils arrivèrent au bord du premier canal. C’était là, à vingt mètres des portes, que les manivelles avaient été jetées. Avec une gaffe, Geeraert les chercha longtemps dans la vase, et enfin il sentit que le croc avait happé un morceau de fer. Il retira la manivelle avec plus de précaution et de secret plaisir que si ç’avait été une demi-douzaine de lingots d’or ; mais comme si les Allemands s’étaient doutés que, dans l’ombre, on travaillait contre eux, ils commencèrent à diriger sur les écluses un feu si nourri, qu’il fallut se retirer. Quelques jours plus tard, comme je me trouvais à Furnes, le dimanche 25 octobre, je fus emmené par un autre officier, qui sortait de l’Hôtel de ville ; j’avais un renseignement à lui demander. « Venez, dit-il, j’ai une mission pressée à remplir. Vous m’accompagnerez. » Nous traversâmes ensemble la place, dans la direction de l’est ; nous tournâmes à l’angle, où se trouve une vieille maison à pignon, et, bientôt, l’officier frappa à la porte d’une petite maison de la rue des Sœurs-Noires.

— Bonjour, Kogge.

— Bonjour, mon capitaine.

L’homme avait le type du vieux soldat légendaire : un maigre visage, des yeux bleus, de courtes moustaches et une mouche blanches. Comme il portait la main à son chapeau, je pus voir qu’il appartenait cependant à la marine ou à la batellerie, car son pouce droit était tatoué d’une ancre. C’était, comme je l’ai su trois jours plus tard, un garde watringue, l’un des seuls Belges, présents dans le pays, qui connût parfaitement le régime des eaux, des écluses, des ponts, et l’État-Major lui faisait demander un grand et dangereux service, celui de servir de guide aux terrassiers militaires, et de rendre complètement étanche la digue nouvelle de la mer : le remblai du chemin de fer de Nieuport à Dixmude. Je m’étais retiré à quelques pas en arrière ; la femme de Charles Kogge l’avait rejoint. Comme elle avait la voix nette, je l’entendis qui disait : « C’est déjà dur d’être ici, Kogge ; ils vont te faire tuer ; on ne peut tenir sur les écluses, ni sur la ligne du chemin de fer ; un père, ça ne se remplace pas : laisse donc aller les jeunes !

— Il n’y en a plus, dit le bonhomme ; c’est à moi d’y aller.

Je revins avec lui et l’officier, jusqu’à l’entrée de la place ; il ne parlait que sur interrogation. Le capitaine lui demandait :

— Que connaissez-vous des eaux ?

— Tout, répondait-il.

Je les laissai, allant à mon devoir comme ils allaient au leur. Mais dans la nuit du 27 au 28, à trois heures du matin, grâce au courage et à l’expérience de deux officiers jeunes, de deux vieilles gens du service des eaux et d’une équipe de terrassiers, la première écluse fut ouverte. Le clapotis de l’eau qui entre, et qui court et bouillonne, monta aux oreilles des braves aventurés parmi les grandes écluses de Nieuport : ce fut la plus belle musique qu’ils eussent entendue de leur vie. « Venez, les eaux de la mer, aidez les hommes, faites mourir nos arbres, les restes de nos maisons, et rendez stérile la terre porte-graine : mais chassez l’ennemi des Flandres ! » La mer ne se précipita point ; elle refoula seulement le courant insensible d’un grand canal qui remonta vers sa source. Peu à peu, elle se déversa dans les fossés. L’heure avait été choisie : c’était celle d’une forte marée, et l’eau, glissant, s’insinuant partout, à l’est de la ligne du chemin de fer, mouillant les terres, fondant les mottes, commença d’inquiéter l’Allemand, qui ne comprenait pas pourquoi les tranchées s’emplissaient d’un centimètre, puis de deux centimètres, puis de trois centimètres de boue liquide. Les officiers téléphonèrent aux généraux, qui répondirent : « Employez les pompes. » Ils bouchèrent les fossés, mais les fossés débordèrent ; ils firent apporter des claies, mais elles furent submergées ; ils essayèrent d’enlever leurs batteries, mais les canons étaient enlisés, et quand ils voulurent enfin, de désespoir, se jeter contre cette petite armée belge qui ne pouvait tenir plus longtemps, ils s’aperçurent que la mer est une grande puissance, elle aussi, et qu’un peuple opprimé l’avait mise de son côté. Les pêcheurs racontent aujourd’hui que, sur les plages voisines, les eaux de la mer ont baissé, pendant une nuit, de l’épaisseur d’une main. »

Quelques jours plus tard, au mas de l’Abadié, Marie recevait une quatrième lettre d’Hubert : « Marie, Marie, tu ne devinerais jamais quelle visite je viens de faire ! Je viens d’avoir deux belles chances : ma nomination de capitaine, qui fera plaisir à papa, – il paraît que j’ai mérité de l’avancement au cours de la retraite et pendant la Marne, – puis, avec mon général, une visite à Cassel. C’est là que se trouve, à présent, le quartier général des armées du Nord. Le mont Cassel, comme on dit ici, porte, sur sa plus longue pente, toute une ligne de moulins à vent, et, là où la pente, au sud, devient plus rude, une cascade de maisons. Il y en a surtout des vieilles là-haut ; dans la plaine elles sont jeunes ou vieilles : et toutes ont des toits bleus. Ville bleue dans la verte Flandre, voilà ce qu’aurait dit un peintre. Mais à présent, tu ne trouverais personne pour parler des ardoises et des briques : nous vivons dans la boue. Du diable si je savais ce qu’allait faire mon général dans cette petite ville flamande : il n’est pas plus loquace qu’il ne faut. Nous arrivons en automobile, sur la place, devant l’Hôtel de ville. J’entre, avec mon chef, qui demande à parler au général Foch. Admis presque aussitôt, il me fait signe de le suivre, et je crois bien que je dois cet honneur à une grosse liasse de documents que j’avais dû prendre dans l’auto, et que je portais. Me voici donc en présence d’un grand homme de guerre, de celui qui vient de barrer le passage à la marée allemande et de couvrir tout le Nord de la France. Je le regarde avec cette attention que tu me connais, qui ne quitte pas l’objet, qui le fouille, qui photographie, qui retient le détail. Eh bien ! c’est un chic homme. J’effacerais le mot si je n’écrivais pas à ma sœur. En vérité, c’est beaucoup mieux : un homme simple, ferme, bon. Peu de démonstrations de politesse : une poignée de main cordiale au général, un petit mot à moi et un regard aigu, d’une seconde, qui m’a deviné à fond. Tout de suite il est à l’affaire dont mon chef vient l’entretenir, affaire de service que je ne puis raconter. Pendant qu’il cause, écoute, répond, j’ai le temps de l’étudier. Je suis en arrière, et ils sont penchés tous deux sur les cartes. Ni la carte n’est neuve, ni le mobilier de fortune du cabinet où nous causons n’indique un besoin de luxe ou de confort. L’homme est de taille moyenne ; il a bien les larges épaules que j’avais aperçues dans l’ombre de l’escalier de Furnes ; une tête puissante, tout éclairée d’idéal dans la partie haute, rude en bas, comme s’il y avait en lui deux hommes. Une moustache bourrue couvre les lèvres ; la mâchoire est épaisse, avançante, pesante, et l’on sent bien que, chez d’autres, elle aurait tiré à soi et qualifié toute la physionomie : mais l’âme a veillé, elle a lutté, elle est souveraine, elle a répandu sa force raisonnable sur le front qui est large et dénudé, dans ces yeux longs et enfoncés, solidement bridés, près des tempes, par l’arcade sourcilière tombant en pente rapide, et qui se meuvent sans hâte, entre les paupières ridées. Je suis sûr que ces yeux-là, qui ont lu beaucoup de livres, ne lisent plus à présent que des cartes ; je suis sûr qu’ils ont pleuré ; ils sont pleins de méditation. Ce Foch est sûrement un méditatif. Il parle, comme s’il expliquait à des enfants une chose difficile, sans élever la voix, sans jamais viser à l’effet, par petits groupes de mots que séparent des intervalles marqués. On devine, à des inflexions à peine sensibles de la parole, les grands sentiments et mouvements de cette âme passionnée, mais ils ne sont point exprimés. Un petit rire de bonhomie efface même, ou tente d’effacer, l’impression qu’aurait faite un mot plus haut qu’un autre. Ce que j’admirai surtout, dans les paroles de Foch, c’est qu’il n’en perdait pas, qu’il n’entrait dans aucune explication inutile : la plus rigoureuse volonté dans le discours le plus nu, voilà un trait qui n’est guère de notre Midi, et cependant il en est, ce Foch, mais il appartient à la montagne, et nous sommes de la plaine, nous autres, Marie. Quand il eut donné son conseil et ses ordres, il a répondu à mon général, qui le félicitait d’avoir gagné la grande bataille de l’Yser, et lui demandait : « Comment avez-vous fait ? » Je crois que je puis reproduire, presque sans altération, les mots de ce vainqueur modeste :

— Bah ! on fait comme on peut ! Dans les grandes circonstances, nous nous décidons souvent pour des raisons qui nous paraissent petites. On ne sait pas toujours ce qu’il y a à faire ; on le sent. En guerre, il faut agir, surtout ne pas craindre ; ne pas faire trop de calculs ; choisir vite, et se fier à son choix. Une décision est à prendre, elle presse, et c’est toujours ainsi : autour de moi, tout est pareil, dans ce cabinet ou dans un autre, ces meubles, cette carte, mon cigare que je mâchonne ; pourtant il faut ! il faut ! Tant de choses possibles, et il faut ! La grande affaire, c’est de ne pas fléchir, quand le mot est dit, de ne pas trembler. On tient quand on veut tenir, avec presque rien. Ce mur que j’ai bâti, au début, c’était un fil, et il a arrêté la marée.

Ces mots, cette physionomie, ce qu’il a fait déjà, tout indique plus qu’un bon général : un grand capitaine. Tu sais qu’il y a, dans ce terme-là, une ampleur que l’autre ne possède pas.

Mon général court le pays en automobile. Je l’accompagne.

J’ai vu dans la plaine de Saint-Pierrebrouck, sur une route bordée de ses fossés pleins d’eau, et à cette heure du soir où l’on dirait que l’air est semé de paille hachée, tant les rayons s’y brisent, j’ai vu une fille majestueuse qui te ressemblait. Ne te fâche pas si je dis majestueuse. Elle marchait bien, – es-tu contente ? – elle avait un visage d’un calme trompeur, comme le tien, – es-tu fâchée ? – elle portait, sur les épaules, un joug de bois très bien fait, aux bouts duquel pendaient deux seaux de cuivre luisant. Cette fille revenait de la fontaine. Elle était de tes amies : une travailleuse, sûrement une honnête fille. Au loin, des peupliers étêtés, et un peu partout des saules ayant perdu leurs feuilles de bonne heure, par la raison qu’ils les ont montrées plus tôt que les chênes. Ma vision a vite disparu.

Tu me demandes si j’ai beaucoup changé ? Voici : je suis devenu un homme de guerre. Le temps que je vis a rejoint mes années de Saint-Cyr et mes années de garnison. J’ai toujours été soldat. Je n’ai vécu que pour vivre les heures d’à présent. Jure-moi que tu n’épouseras qu’un homme qui se sera battu, et chiquement. Celui-là seul sera digne de toi, princesse de la Garrigue en fleur, qui aura d’abord secouru la France, ta maman et la mienne. Le reste…

Marie, dis-moi quelque chose de l’Abadié et de ses habitants ! »

De grand matin, après avoir fait son lit et mis en ordre toute chose, Marie s’asseyait devant sa table, et écrivait :

« Tu veux des nouvelles ? Il n’y a que les vôtres qui vaillent. Nous ne vivons que de vous, et vous vous trompez tous quand vous dites : « chez nous ». Il n’y a plus de chez nous, depuis que vous êtes partis. Aucun foyer n’est au complet, aucune âme n’habite plus son château, son étage ou sa ferme. Toute la vie est où vous êtes. Nous sommes ceux qui attendent, et nous passons nos jours à vous chercher par le désir, par le souvenir, par la prière. Le reste peut être le devoir : il occupe les mains, un peu l’esprit, mais pas tout le cœur. Oh non ! personne n’est heureux comme autrefois ; même si tu revenais en congé, ou blessé, – un peu seulement, – nous ne retrouverions pas la joie de notre ancien Abadié ; à cause de ce grand vent de guerre qui souffle partout ; à cause des passants dont chacun est une peine vivante ; à cause de la date de ton prochain départ, que nous aurions tous présente, à chaque seconde. Il n’y a plus de chez nous, Hubert !

Ton fils dort, dans la petite chambre à côté. Il grandit, il s’allonge, et le voyant jouer, – rarement, – avec quelques fils de nos amis, plus courts et plus joufflus, te le dirai-je ? je lui trouve déjà un corps de cavalier. Il a tes mollets de coq, tes épaules effacées, et cet œil de guetteur, tout à coup, dès qu’un bruit, un mouvement, ou seulement le travail de son imagination le met en éveil, en interrogation et en défi. Nous avons vu, au-dessus de nos oliviers, passer un aéroplane. D’où venait-il ? où allait-il ? « Il est en vacances, » a dit Maurice. Et que c’était bien trouvé ! Quelle autre explication ? Cette flamme de la coque, dans le ciel provençal, ces ailes, ce ronflement de bourdon : le petit a rêvé de la machine volante, et, chaque jour, sans le dire, il cherche cette apparition souveraine qui a traversé, une fois, l’air où il vit.

Je te vois sourire ! Tu te demandes si je n’ai pas vu passer, moi aussi, dans mon ciel, quelque amour inattendu ? Non ! Je t’assure que je possède entièrement mon amour futur, celui que j’ai amassé pour le donner un jour. Je ne songe pas à me marier pendant la guerre. J’aurais trop peur. Et puis, vraiment, j’éprouve un certain déplaisir à apprendre qu’une infirmière s’est fiancée avec un blessé. Ne peut-on supposer qu’elle est venue là, dans ces pauvres salles d’hôpital, pour se faire aimer ? Je ne puis pas bien analyser un sentiment que je ne souhaite pas d’éprouver : mais il me semble que quelque chose manquerait à la fierté de mon amour, si je me pouvais dire que j’ai conquis un homme affaibli par la souffrance ; que je me suis approchée de lui avec un air de pitié ; que mes soins, mes pas, mes retours, mon costume de demi-religieuse, rien de tout cela n’a été de pure charité, mais que je me cherchais moi-même en soignant un soldat. Je veux, après la guerre, si je suis aimée d’un homme qui aura bien combattu, le vaincre à mon tour. D’ailleurs, je n’ai pas de mérite à penser de la sorte. Je soigne le plus souvent la souffrance anonyme. Inconnue, j’assiste quelqu’un de France : c’est tout. Les confidences que je reçois ne me concernent pas. Voilà mes mérites. Ils sont petits ! Nous avons beaucoup de travail, parce que rien n’est jamais fini quand on s’essaye à la charité, qui est un grand art. Je pense souvent que les peintres, les musiciens, doivent connaître ce même tourment. Les femmes de journée, qui nous aident, se contentent à moins.

Tu te souviens de Clarens, acheteur d’un brin de courant de la Durance ? Il est en passe de devenir millionnaire. Ses ouvriers le détestent, comme il a détesté, avant eux, tous ceux qui l’ont fait vivre. Il paye cher, et il n’aime pas ; sa femme continue d’aller au marché, chaque samedi, en corsage clair et en cheveux. Elle salue toujours papa, ce qui est pour moi un signe d’esprit. Son mari, quand il nous rencontre, ne manque jamais de tirer une lettre de sa poche, et de la lire, absorbé, les sourcils divisés par la profonde ride du génie des affaires. Mon cher papa souffre de ces grossièretés, qui sont souvent, autour de nous, des ingratitudes. Il me disait hier soir : « Marie, un temps fut où le village était notre famille prolongée, et le savait, et en témoignait. Mon père me l’a souvent dit. Mais la bonne façon des anciens, qui aimaient, n’est plus aussi répandue. Ce ne sont pas des partisans que je veux, mais des parents. Et souvent, je m’accuse de n’avoir pas su m’en faire. Je pense qu’Hubert saura mieux, lui : l’école de la guerre lui aura bien appris les hommes. » Tu le vois : nous comptons sur toi, non pas seulement pour être heureux, mais pour qu’un coin de la France le soit avec nous et par toi.

Tu demandes quel temps il fait ? Du soleil, Hubert, du soleil chaud. Parce que tu piétines dans la boue du Nord, voudrais-tu que la Provence oubliât qu’elle est gardienne de la douceur de vivre, et que la poussière est sa brume ? Un seul signe me rappelle, chaque matin, que l’hiver se glisse dans le monde : c’est le froid de l’eau que je viens de verser dans une cuvette. L’air est tiède tant que le jour combat. La vigne de la Garrigue, qui monte vers les oliviers, le clos où ton fils fut couché, sur ordre exprès de sa maman, et de toi, quatre jours après sa naissance, entre deux ceps royaux, afin de prendre contact avec la terre auguste, a revêtu la splendeur automnale. Elle n’a rien diminué de son train ordinaire. Elle n’a en rien adouci l’éclat de son or, de sa pourpre violette, de ses pampres au cœur lie-de-vin lisérés de vert. Jusqu’à la fin de septembre, les femmes ont fait la vendange. L’odeur du moût courait en rubans autour des moulins à cylindres, des cuves, des barriques alignées, et voyageait à travers les espaces. Aujourd’hui, les derniers grains oubliés, les pouillards de la prodigieuse compagnie des raisins, achèvent de sécher sur les ceps à demi dépouillés, et les grives sont éclatantes à la pointe des pêchers de plein vent. Chasseur, quand viendras-tu ?

Je t’embrasse, mon Hubert, et je cours à l’hôpital. TA MARIE. »

Novembre vint. Décembre vint. Hubert continuait de vivre la vie active de l’officier d’ordonnance attaché à un général jeune, audacieux et coureur d’étoiles. Il s’offrait à toutes les missions difficiles, et peu d’officiers, chargés régulièrement de la liaison, portèrent plus d’ordres que lui, et reconnurent plus de terrain, entre le mois d’octobre 1914 et le commencement de 1915. Le climat du Nord éprouvait à peine ce méridional sec, sobre et rompu, dès l’enfance, aux longues marches. Seul, l’ennui le tenait, et le tenaillait, de ne plus voir les choses dans la clarté. De la mer prochaine, du sol qui avait bu tant de pluie, et l’eau de tant de rivières, de canaux et de fossés, des brumes sortaient. Elles se mettaient en voyage. Le vent les rassemblait et les poussait en nuées, longues comme un grand pays, vers l’Allemagne ou vers la France. L’eau tombait le matin, le soir, la nuit ; si parfois, vers midi, les gouttes de pluie étaient moins pressées, si la couche des nuages s’amincissait et laissait filtrer une lumière jaune, qui ne faisait d’ombre nulle part, bientôt la nappe des ténèbres mouillées fermait sa déchirure, et continuait de couler dans le ciel, pareille aux armées allemandes, compactes elles aussi, et toujours avançant ; les gouttes rapprochées, égales, recommençaient de tomber sur les champs, où les navets, les choux, les racines du blé coupé, les tiges mortes des fèves, tremblaient dans les terres délayées. Sous ce déluge, les hommes se battaient, faisaient les corvées et les exercices, creusaient des tranchées et des abris, mangeaient, dormaient, trouvaient parfois la force de plaisanter ; une petite fumée se levait autour de leur corps, comme de la fourrure d’un chien qui a pris un bain. Les planches neuves, apportées de loin, assemblées à la hâte pour bâtir les baraquements, moisissaient en deux semaines. Du rivage des Flandres aux frontières de Suisse, le sol, creusé de parallèles multipliées, que raccordaient entre elles d’autres lignes tordues, recevait des armées affrontées, invisibles, entre lesquelles s’étendait la zone des balles et de la mitraille, la zone de mort deux fois limitée par les réseaux de fil de fer barbelé. Étranger ou Français, personne ne pouvait penser à la France sans voir aussitôt, en esprit, la ligne de bataille qui la coupait en deux, et la trace de sang toujours frais qui courait de la mer aux Alpes.

Share on Twitter Share on Facebook