VI La chanson du vin rouge

À Masevaux, on était triste aussi. La nouvelle de la retraite de nos armées s’était répandue là comme en France : mais quel trouble plus grand encore, chez ceux qui étaient l’enjeu de la guerre, qui attendaient de la victoire le droit d’être Français, et à jamais !

Madame Ehrsam était de ceux-là que le premier succès de la France en Alsace avait portés à des espoirs indéfinis. Exacte, discrète, laborieuse, elle avait travaillé chaque jour à la fabrique, uniquement occupée, semblait-il, des choses de l’industrie. À personne, elle n’avait exprimé son espérance, ni peu après, ses déceptions. Déjà il lui avait été dur d’apprendre que les Français, maîtres de Mulhouse, en avaient été chassés une première fois, puis une seconde, après un retour offensif et une occupation de quelques jours. À présent sans doute, les trois vallées rachetées de l’Alsace, Dannemarie, Masevaux, Thann, recommençaient à vivre à la française. Nul ne se gênait plus, – de ceux qui avaient le cœur vraiment français, – pour souhaiter la défaite et la punition des Allemands, pour raconter le passé de vexations, de délations, de répressions brutales contre « les faux Allemands », les « têtes de Français », les « traîtres », les Alsaciens enfin, « chez qui un véritable Allemand se sent en pays ennemi. » Et voici que la nation si longtemps pleurée, attendue, cédait sur les champs de bataille, reculait devant l’Allemagne. Elle pouvait être chassée même des trois vallées. On n’osait penser aux vengeances dont serait alors accablé le peuple de Masevaux, de Thann, de Dannemarie, des autres villes et villages de la montagne, le peuple qui avait eu confiance et donné son cœur. Comment se faisait-il que cette France si brave ne pût maintenir ses premiers gains ?

Les femmes se le demandaient, les hommes, les anciens surtout, s’étonnaient moins. Même les plus français de tradition laissaient entendre que de tels revers, ils les avaient prévus. L’un d’eux, fabricant, étant venu, pour raison d’affaires, dans le bureau où travaillait madame Ehrsam, lui avait dit ces simples mots, faisant allusion aux événements de Belgique et du nord de la France : « Ces chers Français ont bien des qualités, mais ils ne connaissent pas l’Allemagne. » Madame Ehrsam se renfermait donc chez elle, ne parlait jamais de la guerre à ses domestiques, et se contentait d’aller, plus souvent qu’autrefois, à l’église Saint-Martin, de l’autre côté de la Doller.

Au début de septembre, une lettre arriva de France. Pierre écrivait de Besançon, d’où il avait seulement envoyé une carte postale, quelques jours plus tôt. Cette lettre fut apportée, le soir du 3 septembre, dans la maison où toute la lignée des Ehrsam avait vécu, fidèle, et magnifiquement usé du droit de se souvenir.

« Ma chère mère, je vous ai écrit qu’après plus de trois semaines, je suis enfin arrivé, et, pour un temps, fixé à Besançon. Je suis simple soldat, je fais l’exercice, et je ne prévois pas que, d’ici longtemps, je puisse être envoyé au front. Mes camarades sont plus jeunes que moi. C’est déjà une cause de solitude parmi eux. Je ne dis pas que tous me tiennent rigueur de ce que je ne suis pas né en France, mais, à certains mots, comme à certains silences, j’ai trop souvent compris qu’on ne m’a point encore adopté.

» Je la connais, la ville du Doubs, bâtie dans sa boucle, prise au lacet par lui, tout humide de sa brume quand le vent ne souffle pas du mont Rognon ou du mont Rapon. Je connais le chemin de ronde de la citadelle, la promenade Chamars, devant la Préfecture, où je me suis plus d’une fois ennuyé, et la forêt en pente de Chaudanne, la forêt de l’autre côté de la rivière, pareille aux nôtres, et où je vais penser à l’Alsace. Les débuts sont rudes en tout apprentissage : l’apprentissage de la France ne fait pas exception. Je suis surveillé ! Oui ! maman, moi, surveillé ! Ne vous récriez pas : je le sais, je le sens, on se défie de l’Alsacien. Vous comprenez si cela m’est cruel, à moi, votre fils, le fils de Pierre-Louis Ehrsam qui fut toute sa vie, depuis 1870, suspect aux Allemands ! Qui donc aura confiance en nous ? Espionnés par les Allemands, soupçonnés par les Français, quel rôle que le nôtre ! Quelle récompense aussi !

» Je ne dis rien que je ne puisse prouver. J’ai gros de colère dans le cœur. Avez-vous reçu ma première lettre, écrite sur mes genoux, entre Belfort et Besançon ? Je vous disais qu’à peine j’avais traversé la frontière, je fus arrêté par un poste de douaniers, et aussitôt enfermé dans une grange, sous la garde de l’un d’eux. Un jeune homme qui vient d’Alsace, n’est-ce pas, pour s’engager dans l’armée française ! On le fait prisonnier ! Ils en ont pourtant vu d’autres ! Après plusieurs heures de détention, on veut me mener à Felon, près d’un général qui ne s’en est jamais douté. Un officier que je rencontre déclare que je dois aller à la place de Belfort. Que pensez-vous de ce contre-ordre, et comment ne savait-on pas exactement ce qu’il fallait faire dans mon cas ? Les Allemands n’auraient pas hésité. À Belfort, j’attends d’abord au poste, à l’entrée de la ville, pendant qu’on téléphone à mon sujet, puis, accompagné d’un soldat en armes, – je dois dire qu’il était bon vivant et confiant dans la guerre, mais il me regardait parfois de ses yeux méfiants de paysan, – je monte dans un bureau où plusieurs officiers et des secrétaires travaillaient, et où je ne vis point cette exacte discipline que je suis, depuis mon enfance, habitué à voir. Le chef écrivait. Il ne leva pas la tête.

» — Qu’est-ce que c’est ?

» — Un déserteur alsacien, mon commandant, qui dit qu’il veut s’engager.

» — C’est bien, qu’il attende.

» Je ne fus pas même regardé. Après dix minutes, l’officier fit enfin attention à moi. Il savait l’allemand, et me demanda mon nom, et pourquoi j’avais passé d’Alsace en France. Je lui répondis en français. Il fut étonné, comme s’il était rare, en vérité, que les gens de Masevaux, et de notre condition, connussent le français ! Lorsque l’interrogatoire fut terminé :

» — Ehrsam, dit le commandant, c’est par erreur qu’on vous a indiqué Belfort comme la place où vous pouvez signer votre engagement ; vous prendrez le premier train pour Besançon.

» Je suppose qu’il y a eu plusieurs trains, entre ce moment et celui de mon départ, car je ne partis que le vingtième jour de la mobilisation. J’ai appris depuis que ce n’est qu’à cette date que nos engagements pouvaient être reçus. À Besançon, qui était bien le lieu de l’engagement, je fus mis en présence d’un de nos compatriotes, interprète civil, avec lequel je n’eus pas de peine à découvrir plusieurs relations communes. Il me demanda, pour être sûr de mon dialecte alsacien, si j’avais chassé en Alsace, comment nous obtenions des permis, où nous nous arrêtions pour dîner, après la chasse. Je remplis ensuite une formule, ou je figurais sous deux noms, mon nom d’Ehrsam et un autre que je porte, à présent, du moins officiellement : votre fils, ma mère, s’appelle aujourd’hui Pierre Lancier. Après un examen médical, je signai enfin, à l’Hôtel de ville, mon engagement au titre de la légion étrangère, pour la durée de la guerre. La pièce, que j’ai signée alors avec décision, se termine par ces formules : « Demande sa réintégration dans la nationalité française, à laquelle il a droit par le présent engagement. Déclare avoir été prévenu de toutes les conséquences qui pourraient résulter pour lui de cet engagement, contracté au titre d’Alsacien-Lorrain non naturalisé. » Du coup, je suis devenu citoyen français, et aussitôt, comme j’en avais le droit, j’ai déclaré qu’au lieu d’aller rejoindre la légion en Afrique, j’entendais choisir un corps de troupe en France, et j’ai choisi le 5e bataillon de chasseurs à pied, dont le dépôt est à Besançon. C’est une arme d’élite : il me faudra conquérir les grades et plus lentement qu’ailleurs. Je ne puis pas vous dire, surtout je ne veux pas vous dire que je regrette ce que j’ai fait : mais je n’ai pas été reçu comme j’espérais de l’être. De plus, je trouve que ces Français sont des hommes d’illusion : ils croient que tout s’improvise ; ils ignorent leur ennemi, faute d’étude, faute de sérieux, et, si vous me disiez que c’est par générosité de caractère, je vous répondrais que c’est d’abord par légèreté. Ils sont impardonnables, ayant été quarante-quatre ans en face d’un danger grandissant, de ne pas avoir étudié les moyens de l’écarter ou de n’en être pas broyé.

» Je veux vous dire encore que ce peuple est désuni ; sans doute, superficiellement, provisoirement, il montre une certaine union qu’on appelle nationale ou sacrée, mais l’amour-propre est partout, l’envie aussi. On la cultive, comme un légume. Je n’ai pas tout observé, je ne connais pas encore bien ces gens qui sont maintenant ma famille, mais j’ai peur de ce que je devine en eux. Contre un empire dont les chefs ont le cœur en ciment armé, c’est vrai, mais qui ne souffre pas l’insolence des partis, qui se sert de chacun tour à tour, et les trouve complaisants, terrifiés, achetables, au fond plus allemands que chrétiens et qu’humains, que feront-ils ? Combien n’ont-ils pas d’écervelés, d’indisciplinés ? Ils en fabriquent ! Vous voyez le commencement. Est-il sûr que l’Alsace libérée, comme ils disent, ne retourne point à la captivité d’il y a cinq semaines, et combien aggravée ? Que deviendrez-vous ? J’y songe, et ne puis dire à personne avec quelle angoisse : on me croirait un traître. C’est assez de n’être pas considéré comme un Français de première qualité. Et pourquoi ne le suis-je pas ? Parce que nous avons lutté toute notre vie pour la France, qui avait cessé de se défendre elle-même, qui s’amusait à se tuer, comme les morphinomanes, et qui soignait si peu ses amitiés hors frontières, qu’elle s’étonne, et ne sait plus bien qui nous sommes, ni ce que nous voulons, quand nous nous présentons dans ses bureaux de recrutement, pour demander notre droit d’Alsaciens-Lorrains et un fusil contre l’Allemand.

» En écrivant cette lettre, à la hâte, je me dis que, peut-être, vous ne me comprendrez pas, mais c’est que vous n’êtes venue en France que pour votre voyage de noces, et une fois ou deux pour la revue du 14 juillet. Moi, j’ai commencé d’y vivre, je souffre, et, quoi que vous en puissiez penser, je vous le dis. »

Madame Ehrsam était allée, ce jour-là, dans la montagne, du côté de Huppach, où se trouve la chapelle de la Vierge, pèlerinage célèbre depuis des siècles. Elle n’allait point là pour pèleriner, mais pour examiner un semis de sapins, que ses fils avaient fait faire, en bordure d’un grand bois qui leur appartenait. Ayant tout vu, et causé avec des bûcherons et des gens des fermes hautes, elle revenait, le cœur tout plein de ces histoires qu’on ne raconte qu’aux amis, en tout pays rural, mais plus encore en pays alsacien. C’étaient des souvenirs de captifs libérés, et qui redoutent toujours que l’impitoyable maître ne revienne. On avait dit du mal, à cœur joie, des Prussiens, des anciens gendarmes de Masevaux, surtout de ce garde général des Forêts, dont la luxueuse habitation était tout en haut de la Grand’Rue, qui avait disparu, le premier de tous les fonctionnaires, dès qu’on avait annoncé l’approche des Français. Elle descendait, repassant dans son esprit toute sa vie disputée entre France et Allemagne, et ce qu’elle savait, par tradition, des Ehrsam et des Riffel qui, sans une erreur, en toute occasion, depuis Louis XIV, avaient choisi et servi la France. Elle se disait : « L’un de mes deux fils sert notre ennemi, contre son gré, je le sais bien ; du moins, l’autre, celui qui nous ressemble le plus, au père et à moi, ne s’est pas trompé de route. » Ce fut en arrivant, à la nuit tombante, qu’elle trouva, sur la table de la salle à manger, à droite de son couvert, place habituelle, la lettre arrivée par le second courrier. Elle la lut, pendant que la femme de chambre était présente, et rien, dans son visage, ne put révéler ce qu’elle pensait. La servante demanda, en alsacien :

— Monsieur Pierre va bien, madame ? Il est content ?

La mère répondit, d’un ton indifférent :

— Mais oui, Anna, très content. Apportez-moi l’encrier et mon buvard.

Jamais peut-être la maîtresse de la vieille fabrique masopolitaine n’avait hésité avant de tracer ces mots : « Mon cher Pierre » ou « Mon cher Joseph ». La plume, sans arrêt, d’une écriture nette et régulière, suivait toujours la dictée d’un esprit ordonné, d’une mémoire exacte, d’un cœur qui trouvait infailliblement le mot qu’il fallait. Cette fois, madame Ehrsam songea : « Je ne l’appellerai pas « cher ; » il ne mérite pas cela, non ! » Puis elle traça vivement ces lignes :

« Ton frère est toujours à Mulheim, avec son régiment. Il espère de ne pas être envoyé sur le front français.

» Je reçois ta lettre. Je la brûlerai tout à l’heure, quand Anna aura fini son ouvrage. C’est la première fois qu’un Ehrsam aura blasphémé la France. Je la connais mal, c’est vrai, toi de même. Mais je suis sûre, moi, qu’elle est autre que tu ne dis, je le sens à la peine que tu me fais. Ta mère :

» SOPHIE EHRSAM, NÉE RIFFEL. »

Ce soir-là, pendant que les canons tonnaient, sur la chaîne des montagnes qui bordent la plaine majeure, dorée, vignée, où coule le Rhin, la mère des deux fils aux deux patries songea longtemps. Elle ne pleura point, bien qu’elle fût seule dans sa chambre ; elle avait ouvert la fenêtre ; le grondement des pièces françaises lui remettait en mémoire les années si longues où les Allemands insultaient, frappaient, emprisonnaient sans réponse, les années de la haine muette. Elle éprouvait une sorte de joie, à entendre enfin le concert des gueules d’acier tonnant contre les bourreaux de l’Alsace ; elle disait tout bas : « Voilà pour vos cruautés ; voilà pour vos hypocrisies, vos mensonges, vos mépris de goujats, vos rires d’imbéciles et de bourreaux : ce sont les morts qui se vengent. Vous serez chassés ! Tirez, les Français ! Bien ! Bien ! Ne vous découragez pas ! Chassez-les ! » Elle dit encore : « Je voudrais que Pierre fût parmi ceux qui se battent ! Je suis moins sûre de son esprit que de son cœur. Dans la bataille, c’est le cœur du soldat qui parle… »

Quand elle eut pensé cela, le vœu qu’elle avait formé lui parut affreux, et elle tâcha de ne plus penser à ses fils.

Non loin d’elle, la ferme de Baerenhof semblait dormir, sur le tertre dominant la route de Rougemont. Aucune lumière ne luisait aux fentes des volets. Cependant, deux êtres veillaient près du berceau de l’enfant premier-né d’Anne-Marie Reinhardt. Celle-ci, dans la grande pièce où elle avait transporté le berceau pour endormir la petite, avait jeté un peu de bois sur les braises qui mouraient. Car, bien qu’on fût seulement au début de septembre, il y a de ces coups de vent, dans la montagne, qui amènent de très loin le froid d’un orage. Un de ces courants glacés passait sur Masevaux, et, au-dessus des canons cachés dans les forêts, les nuages arrivaient en grandes armées, cachant la lune qui était pleine. L’horloge, dans sa gaine de bois, comptait la fuite des secondes. Il n’y avait plus, dans le foyer, que des brins de fagot, rouges d’un bout, comme des cigares, tombés en dehors de la barre des chenets, et clignant au vent qui pénétrait puis secouait leur cendre. Louise chantait, à demi-voix, une chanson autrefois défendue, – elle avait la voix grave et prenante :

Quand ce temps-là sera venu,

Je ne sais si les sapins auront de la neige,

Ou si la framboise sera mûre ;

Mais dans ma maison je rentrerai,

Et, avec mes amis, mes bons amis,

Je boirai du vin rouge.

Dans l’angle de la cheminée, il y avait une forme ployée en deux. Alors, elle bougea lentement, et, du côté du berceau et de la mère, le buste court et vigoureux d’Antoine Reinhardt, son tout jeune beau-frère, se tourna, et, dans la pauvre lumière, Marie put voir ce visage plein, ardent, dont les yeux bruns luisaient parce qu’elle avait chanté une chanson contre l’Allemand, quelle avait parlé du vin rouge, le vin français. Elle reprit :

Dis, ma petite maman,

Pour ce jour-là, tu peux préparer déjà

Une tarte aux oignons ;

Mets bien de la farine de côté :

Nous serons beaucoup pour la manger,

Et on aura le cœur si content !

— Vous pouvez chanter ça à présent, ma sœur Anne-Marie ; mais il y a seulement six semaines, il y aurait eu un Schwob en haut de la cheminée, pour vous écouter et vous dénoncer.

Le sourire d’Anne-Marie fut comme une petite lumière de plus qui s’allume et s’éteint.

Dans les forêts de l’Alsace chérie,

Et dans la plaine, voici venir

De nouveaux chasseurs qui ne venaient plus.

Ils ne venaient plus, et tout le monde les appelait :

Entrez chez nous, mes petits chasseurs,

Les cœurs pareils font les amis.

Le jeune gars se leva ; il était déjà haut de taille, à cause de ses grandes jambes de cavalier, et, bien que les traits du visage ne fussent pas encore tout formés, chez ce garçon de quinze ans, on reconnaissait en lui la race entreprenante, l’Alsace militaire, silencieuse et fidèle.

Le nourrisson s’était endormi. L’heure paraissait venue d’accomplir un projet qu’Antoine avait dû méditer depuis plusieurs jours. Il mit la main sur l’épaule de sa belle-sœur ; et, vraiment, il était le protecteur de cette jeune femme, dont le mari avait passé en France dès la première nuit de la guerre.

— Je ne peux pas vous laisser sans nouvelles de votre père et de vos frères de Heimsbrunn ; la nuit est bonne pour voyager.

— Vous iriez ?

— Ma bicyclette est prête, je l’ai huilée avant le souper ; je sais, par des camarades, qu’on peut encore passer dans la campagne de ce côté-là, qui n’est ni aux Allemands, ni aux Français, et aller dans les villages. Il n’y a pas de tranchées. Je connais les chemins, ce qui est facile, et, je crois bien, tous les arbres. Que voulez-vous qu’on me dise ? Je n’ai pas l’âge d’être soldat.

Elle réfléchit, un peu courbée, regardant sa fille endormie comme si elle lui demandait conseil. Sans doute, il était dur de n’avoir aucune nouvelle du père, de la mère, de Charles, d’Edmond, d’Eugénie, de Valentine, d’autant plus que les Français, par deux fois, avaient occupé Heimsbrunn, et qu’on avait pu commettre, hélas ! bien des imprudences chez les Jüdlin. L’Allemand ne pardonne pas à ceux qui font accueil à des Français. Qu’était devenue la ferme ? Avait-on rentré les foins, commencé de battre le froment ?… Mais cet adolescent, ce petit au cœur héroïque, n’était-ce pas trop l’exposer ?

Anne-Marie porta sa fille endormie dans le berceau ; on l’entendit, pendant plusieurs minutes, dans la chambre à côté, qui déplaçait une chaise, tirait un rideau, disposait toutes choses selon l’ordre établi par les mères de tous les temps, de tous les pays. Puis elle revint vers Antoine, l’embrassa tendrement, et dit :

— Qu’ils ne se fassent pas de chagrin de moi : nous sommes ici très heureux avec les Français. Pour Victor, j’ai déjà deux lettres de lui. Il est content aussi. Il m’a même dit, dans sa dernière, que la guerre ne serait pas longue.

De la poche de son tablier, elle tira une photographie.

— C’est le portrait de ma fille, cela fera plaisir à la grand’mère, et aussi à Valentine, qui devait être marraine. Mais à présent, il faudra attendre, au moins un petit peu, le temps, pour nos Français, de gagner.

Le jeune homme mit la photographie dans la poche de sa veste, alla chercher sa casquette près du foyer, traversa la cuisine, et se trouva dehors sur le tertre où le vent courait. Il n’avait aucune peur : l’habitude de ruser avec l’Allemand, il l’avait prise depuis l’enfance ; l’idée du danger possible l’excitait ; il ressemblait déjà à ces volontaires que le capitaine demande pour une mission dangereuse, et qui disent, avec un frémissement de bravoure dans chaque goutte de sang : « Moi, mon capitaine. »

Le voyage fut plus long et plus dur qu’il n’avait pensé. Antoine descendit le long de la ligne du chemin de-fer, entre les fabriques, les carrières de pierre, les maisons d’ouvriers, jusqu’à l’endroit où la vallée de Masevaux prend naissance, et ressemble, vue de la grande plaine, à un fossé entre deux contreforts des Vosges. Plusieurs fois il avait suivi le chemin, qui, passant par Lauw, Sentheim, Guewenheim, Pont d’Aspach, traverse d’abord un plateau découvert, entre des prairies et des cultures plantées d’arbres fruitiers, puis coupe des terres basses, des marais, des taillis, domaine des affluents du Rhin. La lune demeurait voilée. Tant qu’il n’eut pas dépassé Guewenheim, Antoine Reinhardt ne prit aucune précaution, et ne songea qu’à « faire de la vitesse » et à éviter les ornières et les pierres. Mais au delà de ce dernier village, les sept kilomètres de route qui restaient à parcourir pouvaient appartenir aux Allemands aussi bien qu’aux Français. On voyait chaque jour, ici ou là, des patrouilles de soldats qui se cherchaient l’une l’autre, n’engageaient que des escarmouches, et se retiraient. Droit sur sa bicyclette, la tête haute, l’œil aux aguets, tachant de pénétrer l’ombre aux valeurs diverses coulant autour de lui, le jeune homme ralentit l’allure quand il vit, en avant, comme une falaise, le grand bois que borde, vers la gauche, la masse monumentale du moulin Schuler. Il lui sembla qu’une lumière vive, – allumette ? éclair d’une lampe électrique ? – avait brillé à une centaine de mètres, dans le taillis.

Il avança encore un peu, mit pied à terre avec précaution, et se cacha dans un bouquet de noisetiers et de jeunes saules qui, du côté du moulin, s’arrondissait à la lisière et, pour si peu de lumière tombée du ciel, semblait fleuri. Bientôt, le bruit d’une troupe montée, les pieds des chevaux martelant la chaussée, lui apprit que la précaution était bonne. Une trentaine de uhlans, sans doute venus par les sentiers du bois, apparurent, sur deux rangs, et, au commandement du chef, s’arrêtèrent. Les hommes descendirent de cheval. Quelques-uns se dirigèrent vers le moulin, bâti dans les terres, à une centaine de mètres de la route, parmi les premières touffes d’arbres. Pendant une heure on entendit leurs voix dans les salles et les magasins, là-bas, et il y eut des lumières qui, tout à coup, à l’un des étages ou à l’autre, entre les feuilles, luisaient et s’éteignaient. Les Allemands faisaient une perquisition chez le meunier. Quelques cavaliers rejoignirent les premiers, puis tous revinrent, parlant haut, jusqu’à la route. Enfin la troupe tourna bride.

Antoine attendit longtemps avant de quitter l’abri des noisetiers. Quand il traversa le bois, on eût dit que la paix était revenue dans le monde. Un peu de vent dans les cimes, le coassement des grenouilles qui finissent de saluer l’été dans les nuits tièdes de septembre : c’était tout le murmure de l’ombre. Plus loin, la petite gare et les deux auberges de Pont d’Aspach dormaient. En longeant le mur, encore plus loin, du Moulin des Trappistes, Antoine leva les yeux vers la niche où la statue de la Vierge, peinte en bleu et en rouge, regarde les passants : il avait peur d’être arrêté par le « Halt ! » d’un de ces cavaliers, qui pouvaient n’avoir quitté un bois que pour fouiller le bois prochain. Et, en effet, ayant de nouveau écouté, l’oreille près du sol, avant de s’engager dans la région forestière qui recommence non loin de là, il se décida à attendre encore, puis à s’engager à droite, dans les sentiers, malgré les obstacles de toute nature, et poussant à la main sa machine. Dans une hutte abandonnée, il dormit, et, seulement lorsque le jour fut tout levé, il enfourcha de nouveau sa bicyclette. Loin, en arrière, du côté de Burnhaupt le Haut, trois coups de feu retentirent. Mais la lumière était partout. Avec elle l’audace plus grande était revenue. Le messager d’Anne-Marie Reinhardt appuya plus résolument sur les pédales. Il allait à fond de train. Barrant l’horizon de sa ligne de maisons anciennes et largement assises, il aperçut bientôt Heimsbrunn, l’un des plus riches villages de cette partie de l’Alsace. Un chariot attelé de deux bœufs, conduit par un bouvier tranquille, portait du fumier vers les champs d’en bas. Antoine monta le raidillon, le long du cimetière qui enveloppe l’église, puis, au milieu du bourg, tourna à droite. Il s’arrêta devant une barrière brune, entr’ouverte, qui donnait dans une cour de ferme, et essuya son visage en sueur. Au fond de la cour se trouvaient les granges et les étables. À gauche, la vieille et ample habitation des Jüdlin s’élevait, ses poutres apparentes formant des X et des jambages sur les murs blanchis à la chaux. Les volets, peints en jaune clair, étaient ouverts ; les cinq marches de pierre, en demi-cercle, qui formaient le perron, avaient déjà été balayées. Tout danger, à présent, était écarté. Personne, d’ailleurs, n’avait fait attention, dans le village, à ce bicycliste, trop blond pour être un Français, trop jeune pour être un soldat, et qui ne demandait pas sa route. Le gendarme lui-même, rencontré au bas de la côte, n’avait jeté sur le promeneur qu’un coup d’œil indifférent.

Antoine ouvrit le vantail droit de la barrière, mais il eut soin, quand il fut entré, de pousser, dans la fente du loquet, à l’intérieur, la cheville de bois, étant déjà un homme de précaution, et qui savait qu’en Alsace, la prudence n’est jamais trop grande. La cour était déserte. Une charrette de foin, rangée le long du hangar au fond de la cour, le sommet de sa charge, débordante et molle, atteignant le plancher du grenier, disait qu’on avait, la veille au soir, amené à Heimsbrunn l’herbe des prairies basses. Antoine entra dans la première salle à droite, et aussitôt des exclamations s’élevèrent : « Lui ! comment est-il là ? ah ! quel bonheur ! Tu as pu passer ? Raconte-nous. Et Anne-Marie ? »

Les voix, qui avaient d’abord sonné, s’assourdirent bien vite, parce que le père et la mère ensemble, qui étaient aux deux bouts de la table, firent signe : « Taisez-vous, les petits, on ne parle pas ici comme vous le faites ! » Autour de la grande table, où la famille prenait le déjeuner du matin, il y avait le chef de la ferme, Jüdlin, un gros homme à la figure rasée, aux cheveux gris et demi-longs, et qui parlait fort peu, si ce n’est du regard, qui toujours surveillait les choses, les bêtes et les gens ; à l’autre extrémité, la mère, fine, menue, pâle, et qui eut ressemblé à une dame si elle avait eu un autre corsage que son corsage de toile, et moins de brins de foin sur ses cheveux encore très noirs ; puis, entre le père et la mère, Edmond, Eugénie, Valentine, tous déjà grands, une fille de ferme, et un valet très vieux, qui avait du faire la guerre de 1870, car il avait le type légendaire et l’expression des soldats de ce temps-là : la petite impériale blanche, les profondes rides dans un visage étroit, les yeux enfoncés et pas commodes.

— Va mettre à chauffer du café pour tout le monde, Eugénie. Ce garçon a fait une longue route, il faut qu’il mange autre chose que la soupe : tu apporteras aussi la bouteille de vieille eau-de-vie.

— De l’eau-de-vie de framboises, monsieur Jüdlin ? demanda Antoine.

— Faite à la ferme, mon garçon. Eh bien, dites un peu comment ils vont, ceux de Masevaux ?

Pendant qu’ils disaient ces choses, la canonnade recommençait sur les pentes des Vosges. Les vitres tremblaient, mais, sauf la mère, dont les paupières se fermaient à demi quand les détonations étaient plus fortes ou précipitées, aucun des Jüdlin ne prêtait attention à ce bruit devenu familier.

Antoine, regardé par tous, se sentait un personnage. On lui avait apporté une assiette de soupe, et, entre deux cuillerées, il répondait aux questions. Il disait ce qui s’était passé à Masevaux depuis le mois d’août, et, plus d’une fois, les mêmes mots l’interrompirent :

— Elle est heureuse, Anne-Marie, plus heureuse que nous !

Quand il eut fini de dire ce qu’il savait, à son tour il interrogea. Alors les parents, les enfants, la fille de ferme, l’un après l’autre, souvent plusieurs ensemble, racontèrent qu’à Heimsbrunn, par deux fois, les Français, allant à Mulhouse, étaient passés, et, la première fois surtout, ç’avait été une belle réception ; tout le passé d’avant 1870 ressuscitait, et le bonjour des vieux pères se retrouvait sur les lèvres des jeunes : « Bonjour les Français, vive la France ! Nous les avons nourris pendant quarante-quatre ans : qu’ils s’en aillent à présent !… Mon cœur a toujours été pour vous ! » Mais quand les Français eurent été contraints, pour la seconde fois, de se retirer, tous les habitants qui leur avaient montré de l’amitié furent dénoncés, poursuivis, jugés, punis. Les souvenirs s’éveillant l’un l’autre, c’était la plainte même de l’Alsace que se renvoyaient, par-dessus la table, les parents, les enfants, les serviteurs de cette famille paysanne et patricienne. Le père disait gravement :

— Ce qu’ils ont crié, ce qu’ils se sont plaints, quand ils ont vu qu’on les détestait ! Et Dieu sait que c’est leur faute ! Nantis de toutes les places, ils gémissent comme des opprimés !

— Oui, reprenait la mère, sévère de mots et de gestes, quand elle parlait de ce sujet-là ; oui, on croyait sa dernière heure arrivée, tant ils avaient de colère amassée contre nous. Tout de suite, des défenses de toutes sortes : défense de s’arrêter dans les rues, de circuler après huit heures, d’avoir les volets fermés, d’allumer de la lumière, de parler français. Plusieurs de chez nous montraient du doigt, dans les magasins, les marchandises qu’elles désiraient. Si elles ouvraient la bouche, la prison !

Le vieux valet grommelait, jugeant son tour de parole arrivé :

— Il y a eu des trahisons, vois-tu, Antoine Reinhardt, même parmi les nôtres, car, sans cela, les misères auraient été moindres. Tu diras à ton frère, quand tu le reverras, lui qui se bat où je me suis battu, que je lui raconterai des choses, et que je lui dirai des noms.

Les enfants, auxquels était familier tout le cycle des histoires alsaciennes, comme aux enfants du Moyen âge les aventures d’Ysengrin ou celles des mauvais génies, épiaient le moment où les grandes personnes se tairaient, et laisseraient aux petits le droit de se moquer de l’Allemand. Car le rire, chez eux, c’était le commencement du mépris, la forme jeune de l’animosité de la race. L’œil luisant, la dernière des Jüdlin, penchée sur la table, et riant déjà à la pensée qu’elle allait faire rire Antoine, après que la mère et le valet eurent parlé, leva son nez rose, montra ses dents larges, et dit :

— Antoine, tu ne sais pas l’histoire du menuisier ?

— Eh ! non, puisque je n’étais pas là !

— Mais tu le connais bien, lui, puisqu’il est notre voisin : au bout de la rue, un homme qui a une petite fille de mon âge, une très mignonne, qui est mon amie ?

— Va toujours !

— Grillinger n’aime guère les Schwobs, et ils le savent bien. Sa maison, c’est comme la nôtre : on y chante des chansons défendues ; une fois, il a été devant le juge, pour avoir appris à son sansonnet à siffler la Marseillaise. Il s’en est tiré avec une amende, parce qu’il a dit : « Monsieur le juge, j’ai d’abord essayé de lui apprendre le Wacht am Rhein, mais il n’a jamais voulu le répéter. » Oui, c’était drôle, je vois bien que ça t’amuse… Mais, il y a quinze jours, sur le mur de sa maison, voilà qu’on a trouvé un papier collé, justement avec de la colle de menuisier, et on avait écrit dessus un très joli compliment. Je le sais par cœur. « À mon honoré peuple d’imbéciles ! L’Alsace sera enlevée à l’Allemagne. L’Allemagne est un ramassis d’escrocs ; c’est la plus grande bande de canailles du monde. » Ah ! le brave garçon ! Quand il sortira de prison, je lui porterai un bouquet.

— Bravo, Valentine !

À ce moment, on entendit secouer la barrière de la cour ; tous les convives se turent, et, instinctivement, les visages se tournèrent du côté de la fenêtre. La petite s’approcha des vitres, et se recula aussitôt :

— Le gendarme ! dit-elle.

Après quelques secondes, les coups redoublèrent, cette fois accompagnés d’imprécations en allemand :

— Ouvrez donc, bourriques ! ont-ils la tête dure !

Le père et la mère se consultèrent du regard, et ce fut le père qui se leva, tranquillement.

— Je croyais, dit-il à demi-voix, que la porte était ouverte.

— C’est moi qui ai mis la chevillette, dit Antoine.

— Montez vite dans le grenier à foin, au fond de la cour. Passez par le couloir. Il est meilleur qu’on ne vous voie pas.

Jüdlin ouvrit la porte de la salle, et, pendant qu’Antoine montait par l’échelle intérieure dans le grenier :

— Ne tapez pas si fort, on va vous ouvrir !

Lentement, faisant sonner ses pas sur les marches du perron, il se dirigea vers le portail et l’ouvrit. L’un des gendarmes d’Heimsbrunn, le plus gros, serré dans son uniforme, les yeux tout pleins d’injures, baissa le ton cependant, quand il se vit en présence du fermier. Il entra, soufflant, et haussant les épaules.

— Ah ! ça, dit-il, se dirigeant vers la salle, vous n’avez donc pas entendu l’ordre qui a été donné ?

— Lequel ?

— On pavoise, pour la victoire allemande ! Nos héros ont battu les Français, si souvent que je ne sais déjà plus tous les noms de leurs victoires !

Il s’avança dans la salle, et, la première chose qu’il vit, ce fut un journal allemand, dont, heureusement, il ne vérifia pas la date : un vieux numéro de la Strassburger Post, datant de dix-huit mois, et qui avait servi à envelopper une paire de chaussures. On le mettait toujours sur la table, en cas d’alerte.

— C’est bien de lire le journal, mais ce serait mieux de pavoiser. Faites vite !

Désignant Edmond :

— Voilà un garçon qui aura l’honneur, bientôt, de servir dans notre victorieuse armée. Allez chercher le drapeau !

La mère aussitôt se proposa :

— Oh ! il ne sait pas ! dit-elle. C’est moi qui ramasse ça.

Dans l’arrière-cuisine, au-dessus de l’évier, elle alla chercher un paquet enveloppé de papier, et les deux couleurs de l’Alsace apparurent : rouge et blanc. Elle sortit à son tour, pendant que l’homme de police, regardant chacun de ceux qui étaient restés, disait :

— C’est pour la victoire de Charleroi, c’est pour la bataille de Tannenberg contre les Russes, c’est pour la prise de Longwy, c’est pour la prise de Cambrai, c’est pour la grande victoire de la Somme, car nous sommes à présent devant Paris, et, dans huit jours au plus, notre Kaiser dînera dans les Champs-Élysées. Hoch ! pour notre Kaiser, n’est-ce pas ?

Le père, la mère, le fils, les filles, les yeux baissés, le visage sans expression, ne répondirent pas un mot.

— Vous avez pourtant votre fils aîné dans nos victorieuses armées, dit le gendarme, vous devriez marquer plus de contentement.

Ce n’était pas la première fois qu’il rencontrait cet accueil dans les familles de Heimsbrunn. Il jura, et prit la porte. Un quart d’heure plus tard, le père et Edmond, montés sur la charrette pleine, levaient à bout de bras les fourchées de foin qu’ils jetaient dans le grenier, et que recevait, là-haut, le vieux domestique de ferme aidé par Antoine Reinhardt.

Quand les travailleurs, au pied de la charrette vide, se rassemblèrent enfin, rouges et couverts de poussière, ils échangèrent quelques mots d’adieu.

— Est-il possible, dit le père, que les Français aient été ainsi battus ? Je n’y puis croire.

— Non, dit la mère qui sortait de la maison, je n’y puis croire non plus. Ils annoncent toujours des victoires, des victoires, ces Schwobs, mais, à la fin, c’est la France qui les chassera !

Elle reprit :

— Dire que notre fils aîné, notre Charles, est parmi eux !

Antoine, les yeux brillants, répondit :

— Sans doute, mais, au moins, le mari de votre fille, mon frère, a tout de suite passé en France ! Il a écrit : il est accoutumé.

Bonheur, malheur, guerre, victoires, condamnations, voilà de quoi était plein le cœur de tous ces pauvres gens. Le soleil, entre des nuages rapides, chauffait la cour et les murs. Le chef de la ferme leva les yeux, et dit :

— Le temps se gâte. Il vaut mieux partir, Antoine, parce qu’il n’y a point de sûreté pour vous dans les auberges, ni dans les bois. Dieu vous assiste ! Embrassez pour nous notre fille et la petite fille.

Il ouvrit la barrière. À la fenêtre qui donnait sur la route, le drapeau flottait. Le canon tonnait vers Thann. Il n’y avait que deux femmes sur la route. Antoine reprit sa bicyclette, et descendit en hâte, du côté où l’Alsace et la France s’étaient enfin retrouvées. Cette fois encore, il usa de précautions, se cacha, attendit, repartit. Comme il sortait d’un bois, avant Pont d’Aspach, un coup de fusil fut tiré. La balle siffla au-dessus d’Antoine. Le jeune gars avait été pris sans doute pour un déserteur. Il tourna la tête, et ne vit personne. Mais quand il se trouva en plaine découverte, à peu de distance de là, il mit pied à terre. Puis, comme le cœur lui battait à rompre, il respira trois bonnes fois avant de pouvoir chanter. Et il chanta de toutes ses forces :

Quand ce temps-là sera venu,

Je ne sais pas si les sapins auront de la neige

Ou si la framboise sera mûre,

Mais dans ma maison je rentrerai,

Et avec mes amis, mes bons amis,

Je boirai du vin rouge !

Saluant l’invisible ennemi qui ne tira pas de nouveau, sautant sur sa machine, l’enfant, continua sa route, le cœur bondissant et content. Des nuages aux formes puissantes, commencement d’orage, passaient dans le ciel.

Ainsi, parmi les paysans d’Alsace, les femmes, les enfants, vivait l’amour de la très douce France. Ils la plaignaient. Ils avaient souffert pour elle depuis qu’ils étaient nés. Aucun d’eux cependant ne la connaissait.

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