VIII La nuit de guet et le jour d’après

Après avoir fait ses classes comme simple soldat, Pierre Ehrsam quitta Besançon, et fut envoyé sur le front de guerre. Un rapide passage dans un cantonnement, une revue de détail par le capitaine, puis, à la tombée du jour, c’est-à-dire de très bonne heure dans l’après-midi, formation par quatre sur la place d’un village, et ordre de départ : « On monte en ligne. » Deux mois passés à Besançon n’avaient fait qu’ajouter aux premiers griefs de Pierre contre sa patrie nouvelle. Il ne regrettait pas d’avoir quitté l’Alsace et pris du service en France, parce que la justice de la cause des Alliés lui apparaissait dans une si vive lumière qu’il ne comprenait pas qu’elle ne s’imposât point à tous les hommes. Mais la vie en commun, dans la chambrée, dans les cours, dans les marches, beaucoup de propos entendus dans les cafés, des phrases lues dans les journaux socialistes, l’espèce de suspicion qu’on lui marquait, le délai de probation tout au moins qu’on exigeait, avant de coudre des galons de laine sur les manches du sous-officier de l’armée allemande, étayaient ses premiers jugements, et ajoutaient à son irritation. Sans doute, il aurait pu se faire recommander par des notables de la vallée de Masevaux, et, plus d’une fois, la pensée lui était venue d’écrire à l’un d’eux : « Apprenez-leur donc qui je suis, qui nous sommes, et que nous méritons mieux que cet accueil réservé, presque hostile, et si peu habile. » Mais il l’avait repoussée, par fierté. « Je ferai mon chemin, seul. » Il était bien seul, en effet. Les lettres de sa mère, régulières, une fois chaque semaine, – elle écrivait le lendemain à Joseph, – lui donnaient l’état des affaires de la fabrique, des nouvelles de Masevaux, et racontaient, le plus souvent, quelque trait à l’honneur des Français, soldats ou administrateurs. Pierre comprenait fort bien l’intention maternelle, et, sur ce point, ne répondait jamais. Vers la fin de son séjour à Besançon, il apprit qu’un chasseur, d’un autre bataillon, désirait permuter avec un chasseur du 5e. Ces mutations, en temps de guerre, sont naturellement difficiles. Pierre se présenta devant le capitaine, qui était un bel homme de guerre : « Pourquoi voulez-vous quitter le bataillon ? – Si je me présente ailleurs, venant du 5e, je serai bien reçu. – Ne l’avez-vous pas été ici ? – Non, je suis arrivé avec un état civil allemand. J’ai eu des scènes, des attrapades, et j’ai dans le cœur des rancunes. – Alors, j’appuierai la demande près de notre chef. Pas de rancunes dans le service, si ce n’est contre les Boches. Je sais que vous avez l’esprit militaire. – Pas celui de la caserne, pas celui de l’arrière. – Tant mieux ! Croyez-vous que je l’aie ? » L’officier considéra un moment ce pauvre chasseur qui, dans son regard, n’avait aucune crainte vulgaire ni aucune rouerie. « Allez, Pierre Lancier, il ne sera pas dit que votre première demande aura été refusée. Je vous regrette. »

Pierre s’en retourna, ayant vu un homme, et se disant : « Si j’avais dû aller au feu avec celui-là, j’aurais retiré ma demande ! »

Il faisait donc partie d’un autre bataillon, lorsqu’il « monta » au cantonnement de première ligne. C’était au début de cette guerre entre soldats terrés, alors que les chemins creusés ne formaient encore que des fossés sans clayonnage, coupant les vallons et montant les coteaux. On était mal abrité. On dormait où l’on pouvait, souvent dans un trou creusé dans le talus de glaise, de craie ou de rocaille, et les guetteurs levaient la tête au-dessus des parapets, pour observer l’ennemi, c’est-à-dire le champ à travers lequel il pouvait s’avancer, et les rejets de terre marquant, à cinquante mètres, à cent mètres ou plus, le dessin des tranchées allemandes.

L’automne était rigoureux. Dans la région où Pierre allait passer les mois les plus froids, les hommes se plaignaient d’être mal couverts, de manquer de gilets de laine, de chaussettes, de caleçons, et le commandant, homme du monde, avait écrit à plusieurs amis et amies de Paris : « Quêtez de la laine pour mes chasseurs. » Le 18 novembre au soir, il y eut une éclaircie, la pluie cessa de tomber dans le secteur qu’il commandait, et, de l’est, se mit à souffler un vent sec qui apportait une odeur de sapin. Au même moment, par un cycliste, le chef recevait un billet écrit sur papier glacé, timbré aux armes un peu voyantes d’une famille qui passait l’automne dans un château, à quinze kilomètres en arrière des lignes. Aussitôt, il donna des ordres à une demi-compagnie cantonnée dans le village, et, tandis qu’il téléphonait, ses officiers, qu’une porte seulement séparait de lui, furent surpris de l’entendre parler de la fanfare du bataillon.

Sur un plateau boisé, de trois côtés entouré de ravins, et de l’autre relié à l’ouest par des terres de labour, quelques invités étaient réunis autour d’une femme qui n’était pas sans fraîcheur encore, mais croyait mieux à sa jeunesse que ceux qu’elle recevait. Les cheveux, d’un blond ardent, encadraient un visage de demi-sang, un peu empâté, dont le teint uniforme n’était pas dû seulement à la nature.

— Eh bien, messieurs, dit madame du Revoir, tout est convenu, n’est-ce pas ? Je résume : monsieur de la Halleraie et monsieur de Céry ont bien voulu vérifier les paquets, qui sont en ordre dans le vestibule… Halleraie, vous êtes chargé de la distribution des caleçons ?

— Parfaitement.

— Vous, Céry, des cache-nez, des chandails, des chaussettes ?

— Nous serons prêtes, nous aussi, dirent ensemble madame de Céry et madame de la Halleraie.

Mademoiselle du Revoir, une enfant de quinze ans, inclina la tête en signe d’assentiment.

— Oh ! ce n’est pas de vous que je doute !… Puisque vous êtes tout près de la fenêtre, commandant, ouvrez-la donc, que nous jugions du temps, ajouta la châtelaine.

Le forestier, récemment nommé « chef de la circonscription des bois tendres », et qui se trouvait là en visite, tourna l’espagnolette et poussa les contrevents. Dans le rectangle des murs, le paysage nocturne apparut : les belles ondes descendantes d’une futaie, que les feuilles n’avaient pas encore quittée ; au-dessus, le ciel, resplendissant et sombre. On était à l’époque de la nouvelle lune. Les plus petites étoiles luisaient. L’air froid, chargé de l’odeur des feuilles, le plus puissant et le plus durable des parfums de l’année, entra dans le salon, en fit le tour, et ranima M. de Céry, homme âgé, qui commençait à s’assoupir.

— Vous voyez, messieurs, nous aurons beau temps. Mais il faudra se lever de bonne heure.

Par la fenêtre, le grondement du canon entrait avec le vent. Madame du Revoir et ses invités, d’ordinaire, n’y faisaient plus attention ; ils essayaient de continuer la vie d’avant la guerre ; on ne parlait du communiqué qu’à l’heure du courrier. Cependant, ces hommes du monde, cette maîtresse de maison, qui comprenaient mal la sévérité soudaine de la vie, et ne faisaient point d’efforts pour s’y adapter, mais, au contraire, luttaient contre elle et s’imaginaient être braves en cela, éprouvèrent ce soir une émotion secrète : l’image passa, dans leur esprit, des soldats surpris dans les tranchées par l’éclatement des obus.

— Fermez, voulez-vous ? Il fait un peu froid.

Avant le jour, des chasseurs, le bâton ou le fouet à la main, poussant des mulets, montaient les sentiers en lacets qui enveloppent le plateau du Revoir. Ils riaient. Les feuilles tombaient en planant dans l’air immobile. Quelques-uns, à leur béret, avaient mis une brindille de houx avec ses baies. « Faut être beaux, la dame est belle à ce qu’il paraît. » Ils étaient beaux de jeunesse et d’insouciance. D’autres, par un autre chemin, montaient aussi. Le rendez-vous était à six heures cinquante-cinq, sur l’esplanade sablée, rectangulaire, dessinée par un cordon de caisses d’orangers centenaires qui séparait de la forêt un château Renaissance, aux murs de pierres brutes, hautes en couleur, violettes et rousses, aux fenêtres étroites, au long toit réjoui par des girouettes, et par des cheminées claires autrefois, toutes moussues à présent et pareilles à des troncs de chênes enlierrés. La porte était close, les fenêtres l’étaient aussi. Mais, dans le crépuscule, sous les volets du premier étage, des rayons de lumière vive se mêlaient au jour nouveau. Comme sept heures sonnaient, une fanfare éclata dans la futaie prochaine. On ne voyait pas les musiciens, mais seulement les conducteurs, tenant en bride les six mules pomponnées de rouge, – où avaient-ils pris ces nœuds garance ? dans le drap d’une culotte de fantassin ? – et, en avant, un sous-lieutenant tout jeune, qui saluait de l’épée. Car la porte du château s’ouvrait. La châtelaine se plaçait sur la plus haute marche du perron, entre sa fille et madame de Céry. On avait mis des robes du matin, des robes d’été qu’un manteau dégrafé laissait apercevoir. M. de Céry et M. de la Halleraie, selon leur promesse, et émus, et s’imaginant travailler, apportaient un premier paquet, enveloppé de toile d’emballage. M. de Céry appelait :

— Couvertures ? Où est la mule pour les couvertures, messieurs ?

Il ne put continuer. Le jeune officier avait pris cette main à peine à bout de geste. « Merci, monsieur, merci pour le bataillon. Voulez-vous bien me présenter à madame du Revoir : sous-lieutenant Balmin ? » L’officier, dès qu’il eut été nommé, baisa la main de madame du Revoir, salua madame de Céry et la fille de la maîtresse de maison, et, tandis que M. de la Halleraie et M. de Céry déménageaient le second paquet, demanda : « Vous me permettrez, madame, de faire relever ces messieurs. Nous devons être à huit heures vingt au cantonnement. » D’un signe, il appelait en même temps quelques-uns de ses chasseurs, qui arrivèrent au pas gymnastique, montèrent les marches du perron, enlevèrent chacun un paquet de lainages, et, en trois minutes, eurent tout chargé et ficelé sur le dos des mules.

— Quel âge avez-vous, monsieur ?

— Vingt-deux ans, madame.

— Saint-Cyrien ?

— Promotion de Montmirail.

— Prendrez-vous une tasse de chocolat ou du champagne ?

— Champagne, madame.

— Vos hommes seront servis en même temps que vous. Venez vite. Ah ! chère armée française ! Mes amis et moi, nous ne cessons de penser à elle. Mon grand-père, un Parisien comme moi, était colonel dans l’armée…

Les invités entrèrent dans la salle à manger, pendant que deux valets de chambre, un très vieux et un très jeune, et trois femmes de service qui riaient et rougissaient d’une si rare occasion de « voir du monde », apportaient devant le château, sur la terrasse, des tables servies, et, versant à boire aux conducteurs et aux musiciens sortis de la forêt, montraient aussi le grand goût qu’ils avaient pour l’armée. Quand madame du Revoir apparut de nouveau, tous les chasseurs, spontanément, saluèrent. Et c’était un joli remerciement, muet et cordial.

Dix minutes plus tard, les chasseurs descendaient, à travers la forêt, vers le cantonnement. La fanfare allait devant. Puis venait un groupe d’hommes précédant le convoi.

— Chic, n’est-ce pas, la réception de là-haut ? demanda le sous-lieutenant Balmin.

Le chasseur auquel il s’adressait, nouveau venu, que l’officier n’était pas fâché d’interroger et de tâter, c’était Pierre Lancier.

— Mon lieutenant, j’ai fait mon service dans une armée plus rude.

— Plus bête aussi. Avez-vous vu les chasseurs qui remerciaient en saluant ? Quels yeux ! Quels gestes ! Quel sentiment de courtoisie fine ! On eût dit un cortège galant au lever d’une belle dame. Je vous abandonne la dame, mais ce qu’elle a fait, la manière dont elle l’a fait, c’est de la pure France !

— À l’Opéra, je l’aurais compris : nous sommes en guerre, je crois ?

Le jeune officier, étonné, jeta un regard sur le beau soldat qui marchait près de lui, dans le sentier descendant. Froissé d’abord, il comprit vite qu’il devait s’expliquer.

— Vous apprendrez cela. La guerre nous fait faire tous les sacrifices, excepté celui de la galanterie. Nous devions bien une aubade à cette châtelaine, qui nous donne pour plusieurs milliers de francs de lainage. Elle fait office de gouvernement.

— Elle usurpe !

— Heureusement. Vous les verrez bientôt, dans la bataille, vos camarades.

Mâchonnant une aiguille de sapin, Pierre dit à demi-voix :

— J’ai un peu honte de ce que je viens de faire : ce n’est pas de la guerre.

— Mais si ! de la guerre de gentilshommes !

— Combien sont-ils donc de gentilshommes, dans le bataillon ?

— Ils le sont tous, et vous aussi. Pas tous élevés en nobles, mais tous nés. Bonaparte avait une bonne armée, mais pas ça, pas ça, croyez-moi.

À huit heures vingt-cinq seulement, le détachement arrivait près du cantonnement, au bas de la pente, à trois cents mètres du village. Quand ils furent en haut, le commandant regarda défiler ses hommes, assista au déchargement des mulets, félicita gaiement les chasseurs, puis, prenant à part le sous-lieutenant, lui dit, sans hausser le ton :

— Balmin, vous ferez vingt-quatre heures d’arrêts. Motif : avoir fait la cour dix minutes de trop à la donatrice.

L’officier passa près de l’Alsacien, et dit à demi-voix :

— Vous le voyez, chez nous aussi, la discipline a son tour.

Le surlendemain, Pierre Ehrsam, à la pointe d’un saillant de la ligne française, debout sur la banquette de tir, coiffé de son béret qui faisait visière et défendait les yeux contre la lueur du croissant de lune, son fusil allongé sur le parapet, la tête dépassant le rejet des terres, écoutait et regardait la nuit. Une brume froide, peu épaisse, mais qui formait peu à peu des gouttes d’eau sur le visage, sur les mains du soldat, sur le canon du lebel, tamisait la lumière et diminuait encore l’horizon. Derrière ses vagues, poussées par le vent d’est à peine sensible, un homme aurait pu venir jusqu’à quinze pas sans être vu. Des bruits de mots, de coups de pioche, arrivaient par moments, sans qu’on pût deviner d’où ils étaient partis. Pierre éprouvait de la joie d’être à ce poste de danger, et de veiller pour le salut de tous. Il tressaillit. Quelqu’un, qu’il n’avait pas entendu venir, parlait derrière lui.

— C’est vous, Lancier ?

— Mais oui, dit l’homme en tournant la tête.

Et il salua une ombre qui s’appuya, et se tint immobile le long de la paroi, du côté droit.

— Commandant Nux, Lorrain. C’est votre première sortie contre le Boche, jeune homme ?

Ehrsam, plus grand, considérait le chef, jeune, musclé, en pleine force de corps et d’âme ; il supportait le regard de ces yeux bleu pâle, – oui, bleus, même dans la nuit pluvieuse, – ce regard qui cherchait les autres regards, les faisait détaler comme un gibier, et les terrait. Le commandant, satisfait de la rencontre et de ce premier examen de la recrue, se disait en même temps : « Pas peureux, celui-là ; capable de s’attacher ; pas encore apprivoisé. » Pierre répondit :

— Je ne pouvais venir plus tôt, mon commandant. Dès le jour fixé pour la mobilisation, je devais rejoindre Mulheim : j’ai rejoint Besançon. Il n’y a pas eu de retard, de mon côté.

— Sang de France, à ce que je vois.

— D’Alsace, c’est à peu près pareil.

Quelques coups de fusil furent tirés dans l’ombre, à droite ; une salve répondit. Le silence reprit sa majesté première. Le canon grondait, mais très loin, à la distance où il n’est plus un bruit qui interrompt la pensée et qui détourne du songe commencé.

— Êtes-vous content d’avoir retrouvé la patrie ? La réponse vint lentement. Elle était sincère et audacieuse, du soldat au chef :

— Pas entièrement.

— J’aime mieux cela. En temps de paix, nous n’étions pas nous-mêmes, ces dernières années, et vous n’avez pas pu juger vos frères d’armes. Mon cher, il faut invoquer Notre-Dame de Liesse, Notre-Dame de la belle humeur… Vous vous ferez à nous… Il faut nous avoir vus à la guerre, pour tout comprendre, – et pas civile. – Vous verrez bientôt. Ne vous pressez pas de nous aimer, je veux dire d’aimer la France… Cela viendra. J’espère que je pourrai vous nommer caporal d’ici peu,… puis sergent, n’est-ce pas ? Vous étiez sous-officier dans l’armée allemande ?

— Oui, mon commandant.

— Puis, si nous avons des coups de chien, qui sait ? le galon d’argent fin ?… Vous doutez ?

— Mais non.

— Chez les chasseurs, on n’avance pas facilement au choix. Mais la mort se charge de l’avancement à l’ancienneté. Il est rapide depuis quatre mois. Allons, bon courage ! Je continue ma ronde. Vous n’avez rien à me demander ?

— Si, mon commandant.

— Dites.

— Savez-vous s’il y a beaucoup d’Alsaciens-Lorrains devant nous ?

L’officier, qui s’était mis à regarder, par-dessus le remblai, les brumes en marche lente, regarda de nouveau Pierre, et celui-ci crut que c’était avec défiance.

— Les Allemands se sont gardés de faire des régiments alsaciens-lorrains. Je crois même qu’ils envoient, de préférence, vos compatriotes sur le front russe. Cependant, il doit bien rester quelques gens de chez vous dans les rangs. Vous avez des amis naturellement ?…

— Très proches.

— Oubliez-les. Vos amis, à présent, c’est nous tous. Bonne nuit, Lancier !

En trois pas, il eut disparu dans la tranchée. La nuit était toute faite. Comme il arrive souvent, la brume s’agitait, et lentement voyageait ; elle devenait, par couloirs, transparente, on voyait alors, en face de la tranchée, ou adroite, ou à gauche, une avenue d’herbe boueuse, des rejets de terre, un arbre, un buisson. Puis tout s’effaçait à cet endroit, et le vent déplaçait la colonne creuse et couchée. Des files d’hommes arrivèrent des arrières, et, passant près du guetteur, se firent reconnaître : corvée de soupe ; corvée de charbon ; corvée de rondins et de claies. Le commandant voulait que les « avants » fussent confortables pour la saison d’hiver. Les hommes s’éloignèrent, mais le silence ne se rétablit pas. Des coups de marteau, des bruits de pas et de lourdes choses remuées voyageaient aussi dans la brume écouteuse, qui répète au loin les secrets. Le travail allait remplir les heures qui venaient. Les deux armées ennemies sortaient des souterrains et renforçaient leurs défenses. Un peu de lumière d’étoiles commença de tomber du ciel. Le guetteur, le menton appuyé sur le remblai d’argile, crut voir une forme convexe, de la même couleur que l’herbe, à une trentaine de mètres au-delà du réseau de fils de fer. Cela ne bougeait pas. Monticule ? Sillon ancien ? Cadavre d’ennemi ou d’ami, auquel personne ne pourrait donner la sépulture ? Affût brisé et sans roue ? Outils abandonnés par une patrouille surprise ? Pierre dirigea le canon de son fusil vers cette chose qu’il ne se souvenait point d’avoir vue à cette place, lorsque, au coucher du soleil, il avait pris la faction. Il visa, moins dans l’intention de tirer que par désœuvrement, pour occuper ses yeux et ses mains, et pour pouvoir se dire : « Quelle que soit la chose, là-bas, je la tiens en ma puissance. » Le point de mire était logé dans cette forme obscure. La balle, si le doigt pressait la gâchette, irait droit à ce renflement de la pâture, et le traverserait, qu’il fût de terre, de bois ou de chair. Et, se courbant de nouveau, après avoir étudié le très court horizon. Pierre s’aperçut que l’objet s’était déplacé. Le brouillard commençait de se lever.

Sûrement, le fusil n’avait pas remué. C’était la chose qui avait avancé. De bien peu : d’un mètre environ. Il y avait un soldat, couché dans l’herbe, rampant, à trente mètres de Pierre. Pour être plus sûr, le guetteur attendit encore une demi-minute. Puis, ne pouvant plus douter qu’il eût, devant lui, un homme de patrouille, et allemand, il ramena légèrement le canon de son arme de gauche à droite, la faisant pivoter sur la terre du parapet, et ajusta. Sa main droite chercha la gâchette. Alors, il eut un frisson d’horreur. Dans son esprit, peut-être même dans l’air voilé de la nuit, devant lui, – que sait-on ? – il vit une bonne figure blonde, tranquille, fumant la pipe recourbée, comme faisait Joseph en parcourant les ateliers de la fabrique, et qui disait : « Tu veux me tuer, mon frère ? » Il essuya ses yeux, du drap de sa manche. Il tremblait. Il ne quittait plus du regard l’homme qui, se croyant caché par les herbes, ou confiant dans sa chance, rampait plus vite, et s’approchait du réseau de fils de fer. « Je dois tirer… Je suis le gardien de tous ceux qui dorment là… Il faut… S’il surprend un guetteur, – il n’est pas seul, cet homme ; derrière lui, d’autres rampent, sans doute, dans les herbes, – je serai coupable du meurtre : j’aurai trahi ma patrie nouvelle. Je suis de France, à présent… » Ce mot-là décida de la mort de l’ennemi. Le doigt pesa sur la gâchette. Un éclair sortit du canon ; tous les hommes postés le long des lignes, des deux côtés, jusque bien loin dans l’ombre, se dressèrent au bruit. Sur le champ d’herbes, un fantôme gris s’était levé. Il poussa un cri terrible, agita les bras en l’air, et s’abattit sans avoir fait un pas.

Pierre n’y put résister : il enjamba le parapet. C’était une action folle. Déjà vingt coups de fusil avaient répondu au sien. Des balles se vrillaient dans la terre autour de lui. Il aurait pu ramper, mais non, il était debout, cherchant la brèche entre les fils de fer du barrage. Un camarade, courbé dans la tranchée, cria : « Eh bien ! quoi ? T’as tué un Boche ! Ça ne se ramasse pas ! » Les gardiens avancés des deux armées, tirés de la torpeur de la veillée, et craignant une attaque, lançaient des fusées, tout le long des lignes. Des salves partaient à droite et à gauche du poste de Pierre. Celui-ci, à demi-fou d’horreur, n’y prenait pas garde ; ayant trouvé le passage, il traversait en zigzag le réseau, et s’avançait en courant, visé par les Allemands cachés dans les tranchées en face, et qui ouvraient le feu contre la forme humaine en mouvement. Pierre arriva près de sa victime, s’agenouilla, des deux mains lui prit la tête et la tourna. Courbé, tout entier à l’épouvante de ce qu’il imaginait, il vit une tempe trouée d’où le sang coulait à gros bouillons, des yeux convulsés, des joues pâles, une barbe en pointe, mais non pas blonde, rousse plutôt, de la couleur des feuilles pourries des hêtres. En ce moment même, la lueur d’une fusée était vive au-dessus de lui. Oh ! comme il regardait ce pauvre visage mort, et avec quelle certitude grandissante de ne le point connaître ! Et il commençait de se redresser, ayant subitement repris l’usage de sa raison et le sentiment du danger, quand un choc violent et peu douloureux le renversa, et le coucha à deux pas de l’Allemand. Il essaya de se relever, sentit qu’une de ses jambes était inerte, se traîna sur les mains, en s’aidant de sa jambe valide, fit ainsi quarante mètres, s’affaiblit tout à coup, et s’évanouit.

Il se réveilla longtemps après, dans une salle d’auberge, qui servait d’ambulance, à quelques kilomètres du front. La jambe droite avait été traversée un peu au-dessus du genou, et l’os touché. Pierre avait perdu beaucoup de sang. Un pansement rapide fut fait par un chirurgien que cinq autres blessés attendaient. Puis, transporté à la gare la moins éloignée, – elle l’était de deux grandes lieues, – dans un camion que toute aspérité des chemins faisait sursauter, Pierre fut enfin tiré de là par des infirmiers, qui l’étendirent sur la paille d’un wagon à bestiaux, en compagnie de onze blessés. L’un des infirmiers compléta la treizaine de voyageurs. Et le train se mit en marche. Il roula deux jours entiers. Nul ne sut jamais pourquoi les soldats qu’il portait souffrirent, pour la plupart, un si long, supplément de torture, excepté le major, qui est mort depuis. La paille, non fraîche, mêlée de poussière contaminée par les excréments d’animaux, collait aux lèvres des plaies mal bandées ou découvertes par les secousses du voyage, et y versait des poisons puissants. Des malades jouaient aux cartes ; d’autres, abîmés dans la douleur, dans la composition laborieuse et désespérante du roman de la blessure, depuis le moment où elle fut reçue jusqu’à ses extrêmes et innombrables conséquences possibles, se taisaient ; d’autres juraient et criaient, frappant à coups de poing les parois de bois noir maculé de taches : « On n’en peut plus ! Descendez-nous ! » Ils criaient surtout pendant les arrêts, malgré l’infirmier. Des agents venaient voir ce qui se passait. Ils appelaient une dame de la Croix-Rouge, qui donnait un bol de bouillon ou un verre de vin, et, s’il y avait le temps nécessaire, rajustait les bandes de toile ; pour le reste, ils disaient bonnement : « N’y a pas d’ordres. C’est tout de même triste de faire tant voyager ces jeunesses. »

— En avons-nous encore pour longtemps ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne pourriez pas demander ?

— Inutile.

La machine repartait, les chambres noires à bêtes, mal attelées, résistaient, cédaient, heurtaient dans un bond les tampons de la voiture de tête, et continuaient de rouler entre les campagnes qu’on ne voyait pas. L’air froid descendait, en tourbillonnant, des ouvertures défendues par les barres de fer, que le mufle dressé des bœufs et des vaches de la Villette avait vernies de bave.

D’assez bon matin, le mardi 24 novembre, le panneau mobile du wagon roula encore une fois sur ses roulettes d’acier. Quelques blessés furent descendus. Il n’en resta que cinq de la douzaine primitive. Les autres avaient été hospitalisés dans les villes, çà et là, le long de l’immense ligne de Paris à Marseille. Comme le ciel devenait pur, et l’air plus chaud, l’infirmier laissa entr’ouverte la porte. Le voyage était presque achevé ; on apercevait, par la baie étroite, une campagne de plaine aux horizons de montagnes. Une heure encore, puis la porte s’ouvrit toute grande. Des infirmiers, avec des civières, s’approchèrent du wagon. Des curieux regardaient. Pierre n’avait pas entendu le nom de la station. Il demanda : « Où sommes-nous ? » Le nom, drôlement prononcé, par des bouches qui chantent tout, ne lui dit rien. Deux automobiles attendaient, dans la cour d’une petite gare de campagne, au pied d’une montagne pelée. Il fallut traverser la moitié de la plaine. Pierre et ses compagnons furent emmenés ainsi jusqu’à l’hôpital, et là, chacun à son tour, salués par un vieux monsieur aux yeux très clairs, aux cheveux bouffants sur les tempes, et qui s’inclinait d’abord devant les hôtes, sans rien dire, comme pour demander la permission de les servir, puis, empoignait les brancards, en arrière, – côté le plus lourd, – tandis qu’un professionnel soulevait l’avant-train.

Ce matin-là, au déjeuner, M. de Clairépée dit à sa fille :

— J’ai transporté, ce matin, un blessé alsacien.

— Ah ! c’est le premier ;… très blessé ?

— Je le crains. Informe-toi, Marie ; je l’ai porté, avec Baptiste, dans le service de madame de la Move.

La journée fut rude pour l’infirmier volontaire ; d’autres blessés arrivèrent dans l’après-midi ; il fallut aussi porter plusieurs d’entre eux, de la salle que dirigeait madame de la Move jusqu’à la table d’opération, puis les reprendre, encore endormis, sanglants, pareils à des cadavres d’assassinés. C’était le devoir qui répugnait le plus à M. de Clairépée. Celui-ci ne pouvait, sans un serrement de cœur, assister à ce débat entre la vie et la mort, où la mort a l’air si près de triompher. À la fin de l’après-midi, grâce à une des voitures qui allaient aux provisions, il put se rendre au bourg de Graveson. Un ami l’avait invité à dîner. Il était près de onze heures quand l’infirmier, les jambes grises de poussière jusqu’au-dessus du genou, poussa le verrou intérieur de l’Abadié. Il s’apprêtait à monter dans sa chambre, lorsqu’il entendit du bruit dans le salon. Il ouvrit la porte avec précaution, et, à sa table de travail, au milieu de ses manuscrits et de ses livres d’histoire qu’il délaissait depuis des semaines, il vit sa fille, penchée, qui écrivait. La lumière, contrainte entre les pentes de l’abat-jour de soie, illuminait le visage calme, la chevelure blonde qui semblait d’or fin. Le souvenir de ses épaulettes de capitaine vint à la pensée de M. de Clairépée, et le fit sourire.

— Eh bien, Marie, pas couchée ?

Il est infiniment doux, au retour, après une absence que la tendresse a fait paraître longue, de rencontrer un regard qui n’a pas cessé d’être à nous, et qui se pose tout droit sur nos yeux, et qui dit : « Vous voilà enfin ! »

— J’ai transcrit tout ce long passage des Recherches sur la noblesse provençale, que vous aviez commencé de copier. Il faut bien que je vous aide : cette guerre, d’ailleurs, serait trop dure à supporter, si chaque seconde n’en était employée.

— C’est captivant, n’est-ce pas ?

— Très.

Il alla vers elle, l’entoura de ses bras, et l’embrassa.

— Moins que toi, moins que toi !

Heureux de se retrouver, assis du même côté de la table et tournés l’un vers l’autre, le père et la fille se sentaient l’âme ouverte à je ne sais quelle bénédiction, qui tombe sur nous le soir, après les journées bien remplies. Le père, selon son habitude, rendit un compte exact de tout ce qu’il avait fait ; Marie raconta de même son après-midi et sa soirée, mais plus sobrement.

— À propos, dit-elle, votre Alsacien n’est pas bien.

— J’en avais le pressentiment ; l’opération a été longue.

— Oui, madame de la Move ne sait pas s’il aura encore deux jambes après-demain ; il paraît que c’est un homme très courageux. Il doit souffrir terriblement ; on l’a mis seul dans une des trois chambres au midi.

— Il n’est pas officier, cependant ?

— Non, simple chasseur : mais c’est un grand malade. Je dis simple chasseur : c’est déjà beaucoup ! À des bouts de phrases qu’il a dits, madame de la Move a fort bien vu que ce pauvre soldat était un homme de bonne éducation. Il a, dit-on, un visage d’une fermeté singulière, des sourcils bien arqués, une moustache fine ; sans cette pâleur de mort qui ne l’a point quitté, on pourrait dire qu’il est un bel homme. Voilà ce qu’on m’a raconté. Il a choisi le nom de Pierre Lancier, quand il s’est engagé dans l’armée. Mais, au vrai, il s’appelle Ehrsam.

— Ehrsam, cela veut dire l’honnête homme, le brave homme : un beau nom !

M. de Clairépée, après avoir glissé, entre deux pages, une bande de journal, ferma le livre dans lequel Marie avait copié la citation, et dit en se levant :

— Marie, as-tu essayé quelquefois de compter les familles bourgeoises qui seraient nobles aujourd’hui, si nous avions un roi ?

Quelques jours passèrent. Pierre eut une fièvre violente ; il délira ; le bruit de sa mort prochaine se transmit, comme un secret, de proche en proche, dans tout le personnel de l’hôpital. Puis la suppuration diminua, la couleur violacée de la peau commença à fondre par plaques, le sommeil revint, le sang jeune continua, dans les artères et les veines, contre les germes mortels, son offensive victorieuse, et, un matin de décembre, le médecin-chef, sortant de la cellule orientée au midi où reposait Pierre Lancier, dit à demi-voix, pour son malade et pour lui-même : « Il vivra. »

Le blessé n’eut pas l’air d’entendre. Il avait reçu pourtant, dans son cœur, la promesse. Elle était en lui, comme une puissante joie qu’il ne pouvait pas dire. Elle l’endormit. Le rideau qui fermait la cellule, et la séparait seul du couloir par où venaient l’air et la lumière, avait été replié. Par la fenêtre, en face, de l’autre côté du passage, le soleil d’hiver, éclatant, pénétrait entre les cloisons et chauffait les pieds du blessé. Pierre dormit jusqu’à une heure avancée de la matinée. Au moment où il s’éveillait, une ombre passait dans le couloir. Il se souleva, et appuya sa tête au plus haut de l’oreiller.

— Madame ?

Celle qui vint, c’était Marie. Elle traversait le corridor, appelée par une infirmière dans la salle voisine.

— Que demandez-vous, monsieur ?

Il la regarda. Tout près de la cloison de gauche, elle s’était arrêtée, et, à demi détournée, blanche dans la lumière, encore dans l’attitude de la marche, un peu penchée en avant, elle allait disparaître, dès qu’il aurait répondu.

Il la regarda, et ne répondit pas.

— Dormez, reprit-elle, vous êtes encore trop faible.

La main qu’elle avait posée sur le rideau plié glissa le long de l’étoffe. Un léger mouvement de tout le corps, qui se lève et prend son élan, annonça que Marie allait continuer sa route.

— Non, ne partez pas ! Écoutez !

Elle attendit un peu, habituée aux caprices des malades. Elle avait de la pitié plein les yeux. Il but d’abord cette tendresse qui allait à sa souffrance. Et ses yeux, à lui, ses yeux sombres, s’avivèrent. La volonté, depuis des jours absente, revint, déjà maîtresse, au moins pour un moment, dans ce regard qui avait appartenu à la douleur et au rêve.

— Écoutez : je vais revivre !

Ce mot s’échappait de pauvres lèvres bleues ; les yeux aussi les disaient, et tout le visage tiré, qu’enveloppaient d’ombre des poils de barbe drue. Marie entendit, avec un battement de cœur, ce cri de la vie nouvelle, qui la prenait à témoin.

— Oui, vous allez revivre ! Le major vient de vous le dire, n’est-ce pas ?

— Il ne croyait pas que je l’entendrais si bien. Il aurait pu me faire mal. C’est si brusque et si nouveau ! Pourquoi avez-vous encore tant de compassion dans les yeux ? Le moment est passé. C’est hier que je pouvais mourir.

Il délirait à moitié. Il reprit :

— Chez moi, il y a quelqu’un qui attend…

— Vous êtes marié ?

— Ma mère habite la terre pour laquelle la guerre a été déchaînée… Comment vous appelez-vous, madame ?

— Que vous importe ?

— Pour que je me souvienne mieux.

— L’infirmière de service.

— Pour que je vous rappelle ?

— Marie de Clairépée.

— Comme c’est beau !

Il passa la main sur ses yeux, afin de les tenir un moment de plus éveillés, puis il dit :

— Mademoiselle de Clairépée, ayez la charité d’écrire à ma mère que je vais revivre ? Je m’appelle Pierre Ehrsam.

Et, rompu de fatigue, il détourna la tête, les paupières closes.

Elle s’éloigna. Dans la grande salle voisine, ayant rencontré madame de la Move, qui était chef de service, elle lui fit la commission de celui qui allait revivre. Madame de la Move promit d’écrire : réflexion faite, elle télégraphia.

Trois jours s’écoulèrent, et, un matin, le caporal de garde vit entrer une dame en deuil, bien mise, gantée, qui l’embarrassa en lui demandant :

— Monsieur, vous avez ici, parmi les blessés, un chasseur, monsieur Ehrsam ?

— Non, madame.

— Voyez donc, j’ai été appelée par télégramme, il est ici, sûrement… Cherchez, je vous prie…

— Il y a bien un chasseur, l’Alsacien…

— C’est mon fils, alors !

— Mais il ne s’appelle pas comme ça. Je connais Lancier, je ne connais pas Ehrsam. Attendez donc…

Il alla aux renseignements, et, après dix minutes, fit monter, près du blessé, la mère, que précédait madame de la Move, et que suivait un petit commissionnaire, rencontré à la gare. Car madame Ehrsam était venue à pied.

— Comment est-il, madame ?

— Pas encore très bien, mais nous le tirerons d’affaire. La fièvre a baissé, il a dormi. Est-ce votre seul fils ?

— Non, madame, non.

— Vous en avez un autre dans nos armées ? De quel régiment est-il ? Peut-être aurions-nous quelqu’un parmi nos blessés…

— Non, madame, il est très loin celui-là…

Cela fut dit d’un ton si net, et si dépourvu de l’ordinaire accent maternel, que, par-dessus l’épaule, l’infirmière-major, en montant l’escalier, jeta un coup d’œil sur cette femme qui avait un secret et ne le livrait pas. Quand elles furent au pied du lit du blessé, madame Ehrsam s’avança entre la cloison et le lit, seule, jusqu’auprès de ce jeune homme si pâle, que la souffrance, on le devinait au pli profond entre les sourcils, tourmentait encore dans le sommeil. Pierre se plaignait parfois faiblement. Celle qui avait une si longue habitude de venir au cri de son enfant, passa la main, très doucement, sur ce front douloureux. La première fois, la ride diminua ; la seconde, elle s’effaça ; la troisième, Pierre s’éveilla, et vit sa mère.

— Ah ! maman qui est là ! Maman ! Maman !

— Oui, me voilà ! Tu m’as appelée…

— Non, ce n’est pas moi !

Elle trouvait étrange l’expression de ces yeux que la fièvre occupait encore de ses rêves ; elle eût voulu mettre de l’ordre, un ordre pareil à celui de son esprit, dans les pensées de son fils, celles qui échappaient et fuyaient. Pourtant, il ne fallait pas le heurter. Il ne devait pas être averti qu’il divaguait. Elle demanda, tâchant de retrouver sa voix d’autrefois, quand lui, il était tout petit :

— Peut-être, en effet, n’est-ce pas toi qui m’as appelée. Qui donc, mon Pierre ?

— Elle, maman, une jeune fille très belle qui passait ; très bonne, qui s’est arrêtée… Elle refusait de me dire son nom…

— Peu importe, je t’assure,… qu’une personne ou l’autre ait porté le télégramme : je l’ai reçu. Moi qui n’ai guère voyagé, j’en ai fait un voyage ! Notre amie de la place du Chapitre m’a prêté sa voiture, pour aller jusqu’à Belfort. Et Belfort, que c’est loin de Saint-Baudile ! Mais je ne regrette rien, mon Pierre ; je te trouve mieux que je ne supposais ; pas encore tout à fait bien, mais j’ai de quoi me réjouir…

Elle embrassait son enfant ; elle s’asseyait près de lui. Madame de la Move s’était retirée presque tout de suite. La mère et le fils causèrent une demi-heure ; puis, dans l’après-midi, une grande heure. On avait trouvé, pour madame Ehrsam, une chambre à l’hôtel de la Durance, auberge de peu d’apparence mais renommée pour le bon accueil, où elle passa, ce jour-là et le lendemain, tout le temps qu’elle ne passa point près de son fils. Le second jour, elle dit à celui-ci :

— Je puis te laisser ; demain, il faut que je retourne en Alsace, mon bien-aimé ; mais je vais encore m’occuper de toi et de ton frère. J’ai la charge de défendre la fortune de mes deux fils, soldats l’un contre l’autre, et de faire vivre de nombreux ouvriers, en des temps difficiles. Mon Pierre, je suis fière que mon fils aîné ait été blessé de ce côté-ci de la frontière… Si mon autre fils l’était, ou s’il était tué, ma peine serait sans compensation… Quand tu seras capable de marcher, dis-moi, que fera-t-on de toi ?

Elle penchait au-dessus de lui, en parlant, un visage encore jeune, et rose à la pointe des joues, et calme en apparence, mais autour des yeux bruns, si intelligents, dont le regard était toujours sans distraction ni partage, les paupières étaient devenues toutes brillantes. Elle défendait aux larmes de couler.

— Dis-moi, que fera-t-on de toi ?

Lui, il comprenait ce qu’elle souffrait, ayant déjà repris, non pas toute sa force, mais ce qu’il en faut pour se décider, et pour sourire en répondant.

— Je crois que les blessés guéris, maman, ont d’abord un congé, avant de retourner au dépôt de leur régiment.

— Tu le passeras à Masevaux. Que ce sera bon, un mois ensemble ! Même quinze jours !

— Trop bon !

— Pourquoi dis-tu cela ? Que veux-tu donc que je comprenne ? Vous êtes ainsi, vous, les hommes : quand vous avez pris une résolution qui doit nous briser le cœur, vous n’avez pas le courage de l’avouer ; il faut que nous la devinions.

Dans son esprit, tout à coup, plusieurs souvenirs s’étaient éveillés : elle les avait présentes, et vivantes en elle, ces heures du passé où, par faiblesse peut-être, avec une bonté maladroite, Louis-Pierre Ehrsam l’avait amenée, par degrés, à craindre, à voir, à formuler elle-même une décision qu’il avait formée seul. Et cependant, quelle différence entre le père, autoritaire et secret, et ce grand jeune homme affaibli, qui, pour ne plus rencontrer le regard de sa mère, avait posé la joue droite sur l’oreiller, et qui répondait :

— Maman ! Maman ! Quand vous devriez me soutenir !

Elle tressaillit ; elle se pencha encore plus ; elle baissa la voix, pour que les voisins de cellule n’entendissent point les secrets de la mère et du fils.

— Tu ne veux pas me faire de la peine, je le sais. Mais, pourquoi dis-tu que l’Alsace, que la maison, que moi, ce serait trop bon ?

— Parce que ce n’est pas l’Alsace que j’ai besoin d’aimer, à présent…

Comme il disait cela, il se tourna de nouveau vers sa mère, et elle revit les yeux qui ne mentaient jamais.

— Vous ne comprenez donc pas que j’ai du mal à m’habituer à eux, à ceux de la patrie que j’ai choisie, qui est la vôtre aussi, maman ?…

— Mais oui…

— Et que, si je vous retrouve, vous tous, là-bas, avant de la connaître bien, j’aurai contre elle trop d’arguments… Vous m’en donnerez sans le vouloir… J’en ai assez dans le souvenir… C’est d’abord pour cela que je parle comme je fais… Vous devriez avoir plus de pitié de moi…

Elle aperçut, dans les yeux de son fils, un tel trouble, une souffrance si vive, qu’elle se sentit changée en un instant, et que toute sa miséricorde maternelle lui revint.

— Non, va, je comprends… Dis-moi toute ta pensée, mon enfant chéri… Tu as peur que le retour chez nous ne retarde l’accoutumance au nouveau pays ;… ancien et nouveau tout ensemble, n’est-ce pas ?

Les paupières, en se baissant, répondirent oui.

— Elle est difficile ? Tu as été froissé ? Tu luttes contre toi-même ?…

Les paupières s’abaissèrent encore.

— C’est pour cela que tu voudrais rejoindre, en sortant de l’hôpital,… ton régiment ?

— D’abord pour cela ; oui, dès que je serai à peu près bien.

— Hélas !… Mais tu as donc une autre raison ? Tu dis : « D’abord… » Est-ce que je me trompe ? Pour ne pas revenir à moi, mon Pierre a trouvé un autre motif ?

Sur les joues de madame Ehrsam, deux larmes coulaient. Elle se redressa. La réponse tardait à venir. Pierre, enfin, répondit :

— Maman, j’ai en effet une seconde raison…

— Laquelle ?

— Joseph n’a pas cessé de se battre, lui, de l’autre côté : il faut bien que j’en fasse autant, du mien. C’est de l’équilibre…

Il avait trouvé la force de rire en disant cela.

La mère s’essuya les yeux, considéra un moment ce fils qui parlait selon la race, et elle dit :

— Ce sera mieux.

Mais ce matin-là, elle ne put rester à l’hôpital jusqu’à l’heure du déjeuner.

Les blessés, les infirmiers, les infirmières, voyant passer au milieu d’eux cette Alsacienne, si digne et silencieuse, parlaient d’elle et de Pierre. Au mot qu’elle avait dit à propos de Joseph : « Il est très loin celui-là ! » quelques-uns avaient deviné que le second fils devait se battre dans l’armée allemande. Ils discutaient, selon leur expression, « le cas de Pierre Lancier ». La sympathie pour le blessé s’en accrut, et la légende grandissait autour de lui sans qu’il en connût rien.

Le deuxième jour, pas plus que le premier, madame Ehrsam ne chercha, soit à parcourir le bourg de Saint-Baudile, soit à rendre visite à l’infirmière-major ou au médecin. Elle désirait une seule chose : apercevoir cette Mademoiselle de Clairépée dont, une seconde fois, Pierre lui avait parlé. Elle se défiait, comme beaucoup de mères, de l’artifice féminin, et se croyait tenue de veiller sur le cœur trop enthousiaste de Pierre, de l’avertir, de le retenir. Ce qu’elle n’avait pas fait encore, ayant l’horreur de passer pour curieuse, elle le fit, ce dernier jour, vers le soir : elle attendit, dans le vestibule, que les deux infirmières et une des lingères du pavillon de droite quittassent la maison. À six heures, et dans l’ardente lumière que répandaient les lampes électriques, Marie de Clairépée, mademoiselle Lérins et une de ses amies passèrent devant elle ; toutes trois s’inclinèrent : un instant, les yeux gris, les yeux limpides et graves rencontrèrent les yeux bruns de madame Ehrsam. Celle-ci continua de regarder celle qui, plus grande que les autres, et marchant si bien, au milieu d’elles, s’éloignait. Et il lui vint au cœur une douceur extrême, seulement de l’avoir aperçue. « Je ne crains point celle-là, » pensa-t-elle.

Le lendemain, de grand matin, elle embrassa Pierre pour la dernière fois, et prit le train pour remonter vers le lointain Belfort.

La visite avait fait sensation ; le départ en grossit l’importance : on savait si peu de chose de ces Alsaciens, mère et fils ! Quels gens secrets, et qu’il eût été intéressant de les chambrer un peu ! Mais à qui faisaient-ils attention ?

— Famille tragique, il me semble, disait en confidence, et tordant les lèvres à gauche, pour n’être pas entendu à droite, M. de Clairépée. – Il arrivait, il venait d’arrêter le médecin-chef, dans le vestibule où passaient quelques infirmiers et des fournisseurs. – J’ai pensé plusieurs fois que ce garçon-là devait être le héros de plusieurs histoires peu communes. Avez-vous remarqué cet air d’énergie, monsieur le médecin-chef ?

— En effet.

— Et comment supposer qu’elle n’ait point été mise à l’épreuve ? C’est tout à fait impossible. Je suis persuadé, d’abord, qu’il a quitté l’Alsace à la déclaration de guerre. Il fallait être un rude gars… J’ai voyagé autrefois, en Allemagne. La surveillance était stricte. Vous devriez demander son histoire à votre malade, en faisant la visite ?

— Demandez vous-même, mon cher monsieur de Clairépée : moi, je n’ai pas le loisir et pas l’habitude.

Il salua poliment, et s’esquiva.

Dans le cabinet de repos, meublé de deux chaises, d’une table de bois blanc avec une cuvette, d’un miroir de un franc cinquante, et où les infirmières se retiraient quand elles étaient par trop lasses, madame de la Move, imposante et essoufflée, rabattant sur son front le bandeau qu’avait déplacé l’allure un peu vive à laquelle elle venait de monter l’escalier, confiait ses impressions à mademoiselle Lérins toute menue, noire, jeune encore, ridée avec des yeux ardents, vrai petit pruneau du Midi, qui se tenait assise, les genoux relevés, les talons accrochés au barreau de la chaise, la tête dressée vers l’infirmière-major.

— Mademoiselle, je ne comprends pas que cet homme-là ne soit pas encore officier. Sa mère est très bien. Lui aussi. Quand je lui apporte un bouillon, le matin, il a une manière de remercier, en inclinant la tête, qui m’émeut à chaque fois. Ce doit être un cœur. Pas bavard, par exemple.

— Il le deviendrait ici, dit mademoiselle Lérins, en montrant toutes ses dents blanches et toutes ses gencives.

— Je ne le crois pas. Il serait, tout au plus, éloquent. Un blessé, qui a quitté l’hôpital hier, m’a dit qu’il avait entendu monsieur Pierre Lancier, dans un cantonnement, entre soldats, s’exprimer avec une ardeur singulière, au sujet de la discipline et de l’organisation, qu’il trouve bien médiocres, en France. La section de chasseurs dont monsieur Lancier faisait alors partie, revenait d’une expédition peu ordinaire, en effet. Une châtelaine des environs avait distribué des ballots de lainage, pour le bataillon, dans la cour du château. La musique avait donné l’aubade aux invités, en remerciement…

— La fanfare, madame : un bataillon de chasseurs !

— Fanfare, si vous voulez. Mais c’est très bien !

Il n’en jugeait pas comme moi. Ses comparaisons désobligeantes, si elles faisaient rire la plupart de ses compagnons, toujours contents de la fronde, en blessaient quelques-uns secrètement. C’étaient les meilleurs Français qui souffraient. Moi, j’aurais souffert, et je n’aurais pas ri, et j’aurais dit pourquoi. Voyez-vous cet Alsacien qui fait la leçon !

— Pas souvent, riposta mademoiselle Lérins. Dans l’habitude de la vie, je le trouve, comme vous, taciturne. J’aime assez cela : il faut une certaine force pour ne pas tout dire.

— Madame, on vous demande dans la salle, l’opéré d’hier.

Aussitôt l’infirmière-major quitta mademoiselle Lérins. Penchée au-dessus du lit d’un grand blessé, maternelle, respirant, sans donner le plus léger signe de dégoût, sans détourner ou relever la tête, l’odeur des chairs travaillées de gangrène, touchant les linges maculés de pus et de sang vif, elle aida le chirurgien, pendant un quart d’heure, à laver la plaie, et refît le pansement ! Elle n’eut ni un geste inutile, ni une parole. Puis elle continua la visite. On l’admirait avec raison, dans l’hôpital ; les blessés qu’elle soignait étaient en confiance. Elle, simplement, se sentait utile, contente de ne plus être ce qu’elle était hier, de ne pas être ce qu’elle serait encore demain.

Deux toutes jeunes filles pliaient des draps, dans la lingerie, au-dessus du vestibule. Celle qui était blonde, d’un blond très ensoleillé, et toute rose de teint, passant les mains sur une des pièces de toile qu’elle venait de poser au sommet d’une pile d’autres pièces toutes pareilles, disait aussi :

— Je voudrais le voir, l’Alsacien ; quand il sera debout, nous le verrons, par la fenêtre, se promener dans le jardin de l’hôpital. On dit qu’il a eu des romans !

— Ma chère, répondit sa compagne, les meilleurs d’entre eux ont eu le même roman : ils ont aimé la France, qui ne les aimait guère.

— Qui a inventé cela ? Ce n’est pas toi, Ludovise.

— Non, c’est Marie de Clairépée.

— Oh ! celle-là, elle est comme la fleur de grenadier : n’y en eût-il qu’une dans un verger, on ne peut ne pas la voir… Allons, prends un drap… Bien… En double !… En double encore ! Secouons à présent. Tire un peu plus sur l’étoffe, Ludovise ; tu mollis ; les draps seraient mal pliés…

Lui, il ne se doutait pas qu’il fût l’objet de l’attention. Les forces lui revenaient. Vers le milieu de décembre, il commença de se promener dans les couloirs, appuyé d’abord sur des béquilles, bientôt sur des bâtons. Le matin de Noël, il assista à la messe, dans une chapelle de confrérie, qui touchait l’hôpital, et, en rentrant, s’assit, pour la première fois, dans une étroite salle de lecture et de jeux, que les organisateurs de l’œuvre avaient nommée : salle des convalescents. Il ne s’y attarda guère, et on le vit, promptement, revenir au fauteuil de rotin qu’il avait soin de placer au même endroit, depuis quelques jours : c’était dans le large couloir, à demi fermé par un paravent, et qui faisait communiquer le vestibule avec les salles du rez-de-chaussée. Les blessés s’étendaient là, sur des chaises longues, et fumant, lisant, écrivant des lettres, ils attendaient l’heure du dîner. On sortait peu. Le médecin-chef abrégeait, autant que possible, la durée des séjours à l’hôpital. Des avis lui venaient de Paris, de ne pas prolonger les traitements et de ne pas allonger les congés de convalescence. La bataille était engagée en Champagne, depuis le 21, et des noms inconnus, tout à coup, prenaient de l’auréole et devenaient des noms de villages nobles, inscrits dans les mémoires, à jamais : Perthes, Mesnil-les-Hurlus, d’autres encore. Il fallait que les blessés guérissent promptement. Ils le savaient, ils se laissaient vivre doucement, fainéantement. Des songes d’amour traversaient leurs heures inoccupées : besoin d’aimer, besoin d’oublier les spectacles de mort et les souffrances endurées, et de laisser bientôt derrière soi, ici ou là, une tendresse nouvelle qui rendît plus précieuse la vie aventurée.

Pierre avait donc choisi sa place. Il lisait beaucoup, la tête appuyée sur le dossier à demi renversé de la chaise de rotin. Des soldats, des médecins, des infirmières longeaient la muraille, d’une fenêtre à l’autre, de l’ombre à la lumière. Lui, d’un regard prompt, sans que la pensée fût interrompue, il enveloppait la silhouette en mouvement, et se remettait à guetter celle qui ne passait presque jamais. Il fallait que Marie fût appelée dans la salle du rez-de-chaussée, tout à l’extrémité, où se trouvaient les services administratifs de l’hôpital, pour qu’on la vît droite, simple, ne cherchant pas et ne craignant pas les regards, suivre la longue ligne des couloirs, et, blanche dans le demi-jour des intervalles, éclatante de blancheur dans la lumière des fenêtres, tourner au bout de ce passage encombré de chaises, de tables, de béquilles allongées, et entrer dans le bureau des administrateurs. Quand Marie avait passé, Pierre laissait tomber le livre et ne le rouvrait plus. Il attendait le retour de la jeune fille. Il la trouvait belle, mais prévenu contre les jeunes filles françaises par ce qu’il avait lu dans tous les livres allemands, et souvent encore dans des romans dits « parisiens », que des amis de Masevaux lui avaient prêtés, il cherchait à surprendre, en elle, ces signes de coquetterie, ces manèges savants, cet esprit de ruse et de perversité peut-être, qu’on semblait d’accord, parmi les étrangers, pour attribuer aux Françaises. Il découvrait, au contraire, un être d’une force et d’une limpidité singulières, dont la vertu n’était pas pruderie, dont la bravoure avait l’air d’une ignorance et n’en était pas une. Elle passait au milieu de ces hommes, dans le couloir de l’hôpital, avec l’évidente volonté d’être, le plus possible, la charité. Elle se savait belle. Elle devait savoir quelle plairait. Mais elle était maîtresse de ses yeux.

Le jour de l’an, Pierre la vit ainsi, et il écrivit à Masevaux : « J’ai été moins seul que je ne craignais. Pour moi, l’année 1915 s’est ouverte sur quelques mots dont le sens indéfini a suffi à douze heures de méditation. Nous avons, nous autres blessés, dans ce petit hôpital de province, une liberté que n’ont peut-être pas les autres. Ce matin, quand nos infirmières ont paru, dans les salles, elles nous ont salués gentiment du vœu traditionnel : « Bonne année ! » Celle qui m’a prévenu, car je ne l’avais pas aperçue, dans le couloir, au moment où je m’étendais sur ma chaise longue, m’a dit : « Je n’écourte pas les bonnes formules, monsieur : bonne année, bonne santé, le paradis à la fin de vos jours ! » Elle doit avoir beaucoup d’esprit. Cela se devine au pli léger de ses lèvres, qui remontent d’une demi-ligne et changent tout le visage. Je n’ai trouvé à répondre que : « Ainsi soit-il, Mademoiselle ! » Elle venait d’en dire autant à mon voisin de chaise longue. Je n’avais eu aucun traitement de faveur : cependant, j’ai vécu tout le jour des mots que vous me disiez, maman, quand j’étais petit et que j’entrais dans votre chambre, le jour des étrennes, et que m’a répétés, cette fois, une jeune fille inconnue. »

« Inconnue » était mis là pour prévenir le vagabondage de l’imagination maternelle. Si Marie se prêtait peu aux courts dialogues que d’autres acceptaient volontiers, M. de Clairépée, qui ne craignait pas les paroles, et parcourait les salles plus souvent que ne le faisait sa fille, manifestait une sympathie particulière à cet Alsacien en qui, bien vite, il avait deviné l’homme de belle éducation et de caractère. Il lui faisait signe de la main, au passage : « Bonjour, bonjour ! » s’informait de la santé de Pierre, mais, jusqu’à présent, n’était pas entré en conversation.

Le 5 janvier, il s’enhardit, et tendant la main à l’Alsacien :

— Je suis ravi, monsieur, de vous voir en pleine convalescence. Hier, vous êtes sorti avec deux cannes, sans béquilles, à ce qu’il paraît ?

— Mais oui, j’ai pu aller jusqu’au bureau de tabac, à trois cents mètres de l’hôpital : c’est fort beau pour un homme de vingt-sept ans.

Pierre était étendu, comme de coutume, sur la chaise de rotin, derrière le paravent. M. de Clairépée prit un pliant, enleva ses bretelles d’infirmier, qu’il mit en travers de ses genoux, et il s’assit.

— Croiriez-vous, monsieur Pierre Lancier, dit-il, que j’ai eu hier une discussion à votre sujet ?

— Je le crois, puisque vous le dites.

— Le médecin-chef qui est de nos amis, prétendait que vous lui aviez donné l’occasion de défendre la France contre vous.

Pierre secoua la tête, et eut un sourire triste.

— Pas la France, monsieur, mais la manière dont elle est éduquée, administrée, gouvernée. Vous êtes l’exemple miraculeux d’un peuple qui fait tout pour mourir et qui ne meurt pas. Je suis loin de dire tout ce que je pense, cependant. Puisque le major me permet de causer librement avec lui, je pourrai, la prochaine fois, lui faire quelques observations au sujet de votre service de santé, qui est incomplet, mal outillé, improvisé comme le reste…

— Vous pourriez dire : notre !

— Je dis votre, quand je n’approuve pas.

— Vous savez le français dans les nuances.

— Ah çà ! vous figurez-vous que nous ne savons pas le français, en Alsace ?… Quelle singulière ignorance, – permettez-moi le mot, – de nos habitudes, de nos mœurs, de nos idées, de la géographie de mon pays natal ! Les Français ont eu l’oubli facile et presque parfait…

— Monsieur, ce qu’il y a, au profond de chacun de nous et au profond des peuples, ne se voit pas aisément. Qui aurait dit, avant le mois d’août dernier, que la mobilisation se ferait sans trouble et même sans accidents, et que des Français, auxquels la Patrie avait été si peu ou si mal enseignée, trouveraient tant de courage pour la défendre ? Quand il s’agit de juger un peuple comme celui de France, c’est une erreur de ne tenir compte que du bruit qu’il fait et des idées fausses dont on le gave : il faudrait pouvoir calculer les résurrections dont il est capable. Je ne prétends pas que vous soyez injuste, vous n’avez pas la volonté de l’être, et votre engagement dans l’armée le prouve bien. Mais si nous vous ignorons, vous aussi vous ignorez la France.

— Il y a cinq mois que j’y vis.

— Il y a plus de mille ans qu’elle dure. Je vous assure qu’à certains jours, quand j’analyse mes idées, mes répulsions, mes sympathies, je me dis : « D’où vient ceci, et d’où vient cela ? » Je crois alors voir la barbe grise et les bons yeux d’un Clairépée qui s’était fait taillader le corps au service de la France, il y a quelque cent ans, et qui me dit : « C’est moi, mon petit-fils, c’est moi ! » Croyez-moi, monsieur, ne vous hâtez pas de vous prononcer, battez-vous encore : vous jugerez plus tard.

Ils étaient là, à l’abri du paravent, dans ce couloir d’hôpital, s’observant l’un l’autre, animés par un flot de pensées dont ils n’exprimaient que quelques-unes. S’ils se sentaient différents, ils en étaient déjà au point où deux hommes s’estiment. M. de Clairépée, qui avait plus que l’autre la tradition de courtoisie et la volonté de ne jamais blesser, baissa le ton le premier.

— Je vois, dit-il, que l’Alsacien n’a rien perdu de cet esprit frondeur dont il est fait mention dans toute son histoire.

Pierre dit : – sa voix tremblait un peu :

— Heureusement, monsieur.

— J’en suis d’accord.

— Non seulement nous ne l’avons pas perdu, mais il s’est déchaîné contre l’Allemand, depuis surtout la bataille de la Marne. Vous n’y perdez rien. Ils se sont mieux encore aperçus, nos maîtres, que nous vous aimions…

— À votre façon.

— Qui est la bonne. Ils ont dit : « Rien n’est fait, mais après la guerre, nous germaniserons définitivement l’Alsace et la Lorraine. Cette fois nous réussirons. »

— J’espère bien que l’occasion leur en sera enlevée.

— Je me suis battu et je me battrai pour cela, monsieur. Mais vous devez comprendre qu’ayant souffert, parce que nous sommes restés Français, nous avons quelque chose à reprocher aux Français qui ne sont pas suffisamment restés eux-mêmes.

— Vous voulez dire ?

L’Alsacien était un passionné, mais, comme beaucoup de ceux-là, il savait modérer son emportement et se faire persuasif. En cela apparaissait une des essentielles différences entre sa race, son éducation, et la race, l’éducation de ses maîtres allemands. Pierre se souleva et se pencha vers M. de Clairépée, et ses yeux demeuraient ardents, mais sa voix se faisait plus prenante et plus savante.

— J’arrive, comprenez-le bien, d’un pays où tout est prévu, et vous ne prévoyez rien. Vous vivez dans le provisoire ; vos cinquante dernières années ne se rattachent à aucune grande conception française. Vous avez évité des affaires, vous avez évité des interpellations, évité des questions : mais on peut se demander si vous avez fait de l’histoire de France.

— Vous oubliez nos conquêtes coloniales !

— Un collier de perles !

— Eh ! ce n’est déjà pas si mal !

— Destiné aux voleurs. Qu’avez-vous fait contre eux ? Et à l’intérieur, ces divisions, ces scandales, ces pillages…

— Je vous accorde que ce fut souvent une pauvre politique. Mais vous voyez que le peuple demeurait capable et digne d’en avoir une autre.

— Oui et non : vous commenciez de déchoir.

— Et, s’il vous plaît, comment le sait-on, en Alsace ?

— Pensez-vous que nous ne lisions pas vos livres, en Alsace ? Eh bien ! votre esprit s’affinait jusqu’à perdre de sa solidité. Nous sentions bien que votre énergie baissait : vous balanciez, vous discutiez, vous mettiez en parallèle toutes les idées, les bonnes et les mauvaises, sans avoir presque jamais le très simple courage de choisir, et cela paraissait vous suffire. Pour nous, pendant ce temps-là, éloignés de vous, ayant perdu le contact, voyant nettement ce scepticisme, cette absence d’audace, ce goût de la vie facile qui sont des signes de décadence, nous commencions de pleurer sur vous et de nous détacher. Deux causes qui, Dieu merci, n’ont pas eu le temps de produire toutes leurs conséquences, tendaient à nous séparer de notre patrie véritable : cet excès de raffinement, l’excès aussi de votre crédulité. J’en ai encore de la colère dans le cœur ! Ah ! ma petite Alsace, monsieur, comme elle a mieux valu que vous autres ! Seule, elle ne croyait pas à la Kultur. Seule, elle résistait à ce poison du diable. Et c’étaient des paysans, des industriels, des marchands, des ouvriers, qui luttaient contre tout ce qui était boche, tandis que vos professeurs, vos savants, vos hommes d’État, levaient l’encensoir devant les philosophes et les politiques de la Germanie.

— La guerre nous a déjà guéris.

— J’en doute un peu, monsieur. Le remède, c’est nous qui vous l’apportons. L’Alsace gagnera à redevenir française, mais la France aussi gagnera singulièrement à retrouver l’Alsace ; non seulement des soldats, des contribuables, un sol magnifique, des forêts, des étangs, et les milliards de potasse, de minerais de fer et de charbon, que renferme la terre de chez nous : la grande valeur alsacienne, pour vous, elle est d’abord dans l’énergie que nous avons gardée.

— Bravo ! j’aime ce mot-là.

— Peut-être parce que vous ne l’entendez pas assez souvent. Vous avez besoin de notre entêtement, et vous l’aurez ; de notre esprit de commandement, et vous l’aurez ; et puis vous aurez le Rhin, et vous sentirez enfin ce grand courant d’air, du nord au sud, où vous n’avez pas respiré depuis trop longtemps. Les autres nations se battent pour des possessions d’abord, pour le commerce ; vous aussi, vous avez grand besoin de renouveler votre industrie et de vous répandre par le monde ; mais le premier fruit de votre victoire sera celui-ci : vous aviez besoin d’un élément solide, volontaire, résistant, pour parfaire le caractère national qui est votre vraie richesse et votre vraie gloire, et c’est nous qui vous l’apporterons ; une vertu nécessaire vous sera restituée.

Le vieux gentilhomme regardait maintenant, avec une sympathie profonde, celui qui, en exprimant ses griefs contre la France, venait de se montrer si Français. Il se mit à rire, et, posant la main sur la main gauche de Pierre qui s’appuyait au bord de la chaise longue :

— J’aimerais à causer avec vous tout à loisir, monsieur ; il faut que nous nous revoyions ; demain, c’est la fête des Rois ; nous avons coutume de la fêter, dans nos familles provençales : faites-moi le plaisir de venir dîner à l’Abadié. Je n’ai plus de voiture, et depuis longtemps ; les deux chevaux de Francès Bouisset sont malades : mais j’ai un brave garçon de locataire, aux environs, qui veut bien, quelquefois, atteler pour moi, et je vous ferai reconduire, le soir, à l’hôpital.

Pierre accepta.

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