XIV L’Invitation

Il arrivait à Masevaux dans l’après-midi du lundi 20 décembre. L’automobile militaire s’était arrêtée sous les arbres du quinconce, à la porte des bureaux de l’administration. Aussitôt, traversant la place, il se dirigeait, par la route du Marché et le chemin du Chariot, vers la route de Rougemont, c’est-à-dire vers la fabrique. Il marchait rapidement, sans regarder personne, si ce n’est du coin de l’œil, ayant peur d’être reconnu, se refusant à lui-même la joie de contempler ces maisons familières, ces enseignes, ces visages qui faisaient partie des images de son passé. Surtout il s’inquiétait d’entrer dans l’enclos de la fabrique. Qui allait-il rencontrer ? Quel témoin l’allait reconnaître le premier, comme il disait, « dans cet accoutrement de demi-boche » ? Car, avec le peu d’argent qui lui restait, il avait pu acheter une veste de molleton bleu et un mauvais pardessus d’été, mais la culotte, les bottes, étaient encore celles du sous-officier de l’armée impériale allemande. « Si ma mère, songeait-il, si mes ouvriers me voient ainsi, quel accueil me feront-ils ? » Se baissant un peu pour que le pardessus cachât le bas de la culotte gris-vert à passepoil rouge, il ouvrit le portillon de l’usine, et, se tenant sur la marche de la porterie, demanda :

— Est-ce que ma mère est chez elle ?

— Oh ! Monsieur Joseph ! Comment, vous voilà !

— Oui, ma bonne Kuhn ! Est-elle chez elle ?

— Mais non, monsieur : à cette heure-ci, elle est toujours au bureau ; depuis la guerre, la pauvre dame travaille toute la journée.

— Ah ! tant mieux !

La vieille femme le suivit du regard, stupéfaite. Déjà Joseph s’avançait vers la maison. Quand il fut entré, il sonna la femme de chambre, et, sans répondre aux exclamations d’Anna :

— Je vous défends de prévenir ma mère que je suis arrivé. Mettez seulement dans ma chambre le meilleur vêtement que j’avais avant la guerre.

Une heure plus tard seulement, ayant fait sa toilette, et vêtu en Alsacien, il fit prévenir sa mère, et lui ouvrit la porte, au moment où elle arrivait, hâtant le pas, la figure rayonnante.

— Dire que tu ne m’as pas avertie ! Ah ! quel enfant ! Mais j’aurais été au-devant de toi jusqu’à Belfort !… Comment te portes-tu ? Bien, je le vois… Tu n’as pas été blessé ?… As-tu faim ? As-tu soif ?…

Elle l’embrassait.

— Que je suis contente !… Mon fils chéri, c’est par toi que j’ai souffert le plus : mais tu reviens le premier, et pour toujours ! pour toujours !

Dans sa joie de retrouver son fils, elle ne cessait de le regarder, de l’interroger. Elle l’avait donc là, devant elle, dans la maison où elle avait passé de si tristes nuits et tant d’heures de jour à s’inquiéter du sort de Pierre et de Joseph, à se désespérer de l’impuissance de cette imagination qu’elle sollicitait en vain, et qui devenait incapable de lui représenter au vrai l’image de ses deux fils : le visage si ouvert de l’aîné, et cette autre figure indifférente, énigmatique, toujours pareille, dans le cadre de la barbe blonde. Joseph, assis devant elle et le corps plié en avant, était absolument le même homme qui l’avait quittée seize mois plus tôt. Elle aurait voulu tout savoir, connaître par le détail chacune des heures de cette absence, les itinéraires, les combats, mais surtout les pensées. Elle essayait de lui faire raconter de quelles injustices, de quels mauvais traitements peut-être il avait été victime, et comment, peu à peu, la haine grandissant, il s’était enfin résolu, au péril de la vie, à franchir les lignes. Mais non : rien, ou presque rien. À tant d’interrogations, il ne répondait que par deux refrains, qu’elle ne se lassait pas d’entendre, il est vrai. Il disait : « Je ne pouvais plus vivre avec eux… Je suis content d’être revenu dans notre Alsace. »

Dès le lendemain, il se remit au travail, il redevint le chef appliqué, soucieux des petites choses, cordial avec les employés et les ouvriers, tout absorbé par les mille problèmes d’une direction que la guerre avait rendue singulièrement difficile. Comment remplacer la clientèle allemande ? Où trouver du charbon ? Où acheter, et comment faire amener jusqu’à la fabrique les balles de coton ? Fallait-il compter sur de nouvelles commandes de l’État français, avec lequel Denner avait passé un premier marché ?

Tout d’abord, madame Ehrsam n’avait parlé de Pierre qu’avec prudence. Elle craignait que, d’avoir combattu contre la France, n’eût diminué l’affection de Joseph pour ce frère aîné qui, lui, combattait pour la France. Mais non, Joseph se montrait, au contraire, très désireux de connaître tout ce qui concernait Pierre, de lire quelques-unes des lettres que celui-ci avait écrites, et quand il apprit, aux environs de Noël, que son frère viendrait en permission, vers le 20 janvier, à Masevaux, il en manifesta une joie très vive. Sa mère saisit l’occasion : sans doute, elle avait déjà pris sa résolution sur ce point qu’elle allait soumettre à Joseph, mais, désireuse de rétablir entre ses fils l’amitié fraternelle que la guerre avait diminuée, croyait-elle, malgré les apparences, et de retenir à Masevaux son fils cadet, elle voulut lui montrer quelle part elle lui ferait désormais dans la vie de famille. Elle lui dit donc, le matin de Noël, comme elle revenait de la messe :

— Écoute, Joseph : j’ai reçu une grande lettre de ton frère, hier.

— Je le sais ; j’ai vu qu’à la veillée, hier, vous étiez préoccupée : mais comme vous m’aviez déjà refusé de me révéler quoi que ce fût…

— Refusé ? non.

— En me disant qu’il se portait bien, vous refusiez de m’en raconter davantage, alors je n’ai pas insisté.

— Eh bien ! je veux te demander conseil… Ton frère aime une Française…

Au lieu de rentrer à la maison, ils continuèrent de monter, entre les platanes de la route de Rougemont ; de la sorte, il n’y aurait pas de témoins, et le secret serait bien gardé. La mère, tirant de sa poche une lettre plusieurs fois relue, citant des passages et les commentant, raconta comment, à l’hôpital de Saint-Baudile, Pierre avait connu mademoiselle Marie de Clairépée ; comment celle-ci, après la mort d’Hubert, avait refusé de recevoir de nouvelles lettres ; enfin, elle fit en quelques mots, choisis et justes, le portrait de cette jeune fille un instant aperçue entre deux compagnes. Que le souvenir était demeuré cher et vivant !

— Il y a de cela quatre mois. Depuis lors, aucune nouvelle. Dans toutes ses lettres, et bien qu’il cherche à me le cacher, je vois que Pierre souffre cruellement. Je regrette que tu ne connaisses pas cette jeune fille.

— Vous venez de la décrire, je pense, comme aurait fait mon frère !

— Sans doute ; mais peut-être saurais-tu, mieux que moi, si cette résolution qu’elle a prise n’est point une manière détournée pour signifier à ton frère un refus définitif. L’orgueil, – n’importe lequel, celui de la fortune, ou du nom, ou de rien, – empêche si souvent une femme d’apercevoir où serait son bonheur !

— Demandez-lui de s’expliquer !

La mère eut, en le regardant, une expression de jeunesse, car elle pensait à ce qu’elle eût fait elle-même, autrefois, vers sa vingtième année.

— Non, mon Joseph, si on propose à une de ces petites volontés jeunes de revenir, purement et simplement, sur ce qu’elle a décidé, rarement on obtient gain de cause. Il faut lui demander autre chose, et qu’elle soit surprise, étonnée, tentée…

— Alors, demander quoi ?

La mère murmura, d’un air détaché :

— Davantage.

Elle attendit, s’arrêtant comme pour étudier le paysage. Ils étaient arrivés à ce second tournant, après lequel la route de Rougemont prend décidément le parti de monter la colline et d’atteindre les bois, sans plus fléchir. Joseph se mit à rire, et dit tout haut, pour les bois et les prés :

— Maman, j’ai une idée, une bonne, et je vais vous la dire.

Si bien douée que soit une femme, elle reçoit une grande force de la présence et du conseil d’un homme, elle y gagne de ne plus se fatiguer en retours sur elle-même. Madame Ehrsam se sentit comprise ; elle fut ravie de penser qu’elle aurait, pour la soutenir, si quelque jour Pierre lui faisait un reproche, l’avis de Joseph. Elle eut la certitude, pour la première fois, que celui-ci était pleinement libre et en confiance avec elle.

— Eh bien ! cette idée ?

— C’est une chose difficile et hardie : écrivez à mademoiselle Marie de Clairépée…

— Pour lui dire ?

— Qu’on l’aime, et qu’elle vienne près de vous, dans une maison de la ville, afin de connaître ce brave garçon qui est votre fils et mon frère, et, le connaissant, de l’aimer elle aussi.

— Tu crois vraiment que je dois ?…

— J’en suis sûr.

Comme c’était là, justement, l’idée qu’elle avait eue, madame Ehrsam voulut que son fils insistât, et s’engageât davantage.

— J’ai peur qu’elle ne veuille pas. Peut-être une Alsacienne serait capable de répondre à cet appel : la guerre excuse ces démarches insolites : oui, je crois qu’une jeune fille de chez nous serait capable d’accepter. Nous sommes promptes à nous déterminer, nous autres. Mais ces jeunes filles de France, du moins celles qui n’habitent pas la frontière, ne doivent pas savoir, même aujourd’hui, rompre avec tant d’usages et de routines dont leur vie est encombrée.

Joseph répondit avec autorité :

— Eh bien ! nous la jugerons d’après la réponse : il faut écrire.

Il se frottait les mains, en songeant à ce qui arriverait, peut-être, si mademoiselle de Clairépée ne refusait pas de venir et à cette joie inattendue qu’aurait Pierre de retrouver chez lui, rassemblés en pleine guerre, sa mère, son frère et cette Provençale dont le nom, pour la première fois, sonnait entre les montagnes d’Alsace.

— Voyons, reprit-il, ajoutez quelque chose au croquis de tout à l’heure ? Je me défie, comme vous le pensez, des enthousiasmes de mon aîné. Est-elle grande et solide ? Est-elle bonne ? Sait-elle tenir un ménage ? Dites-moi si je ne serai pas trop intimidé en l’apercevant ?

Ils causèrent très doucement, en revenant sur leurs pas jusqu’à la maison. Au moment d’entrer, madame Ehrsam, qui voyait son fils plus que de coutume porté aux confidences, s’arrêta, et demanda :

— Tu crois toujours au succès des Allemands ?

— Oui.

— Tu y croyais encore en quittant leur armée ?

— Lorsqu’on a fait partie de cette armée-là, le doute n’est pas possible : elle ne peut pas être battue.

— Eh bien ! j’aime mieux que tu aies cette illusion-là ! Personne, au moins, ne pourra prétendre que tu as abandonné le navire en détresse…

Joseph se recula.

— Est-ce qu’on l’a dit ?

— Pas à moi, je t’en réponds !

— À d’autres peut-être ? Les pires calomnies, avant de nous être connues, ont déjà fait le tour du monde où nous vivons…

— Non, mon enfant irritable, non, tu n’as pas à t’inquiéter de l’opinion de nos amis…

— J’ai des ennemis aussi !

— Ce que tu as fait est noble, et digne de toi. Tu continues de croire à la victoire allemande, et tu reviens parce que l’expérience t’a convaincu : tu n’as pas l’âme de ceux de l’autre côté du Rhin.

— Dieu merci !

— Tu préfères, s’ils sont vainqueurs un jour, t’exiler avec nous…

— C’est cela même.

— Je suis ravie de ma promenade, Joseph.

— Moi aussi. Où allez-vous ?

— Mais… écrire !

Il sourit dans sa barbe, et dit :

— Bien que ce soit le jour de Noël, je vais parcourir le courrier, et je vous rejoindrai, lorsque vous aurez achevé la lettre.

Dès qu’elle fut remontée chez elle, madame Ehrsam commença d’écrire :

« Mademoiselle, je crois que les mères, en donnant la vie, acquièrent l’intelligence de toutes les peines, même les mères heureuses. C’est pourquoi je puis vous assurer que la douleur que vous a causée la mort de votre frère est ici partagée, et que je n’ai point été surprise de vous voir ordonner à mon fils d’interrompre une correspondance où il mettait toute sa joie. Cette lettre, il l’a reçue en même temps que l’autre, celle où vous lui permettiez de vous dire, au contraire, ce que son cœur éprouvait et espérait. La réponse ne vous est jamais venue, puisque vous défendiez qu’elle vous vînt.

Je vous demande, après quatre mois de silence, la permission de vous écrire pour mon fils, et à sa place. Il ignore ce que je fais. Il est devenu officier ; il se bat en ce moment sur le front de Lorraine. Ce ne sont pas de grands combats, car le dur hiver apporte au moins certain apaisement à la guerre ; mais les coups de main sont fréquents, les balles et les obus continuent de tuer les hommes, et jamais, pas une seule heure, mon cœur ne se repose.

Le sien non plus. Lui, il ne craint pas pour sa vie, mais il souffre de cet amour que vous lui avez inspiré, et qu’il n’a pas même pu vous avouer. Je le vois dans chacune des lettres que mon fils m’écrit : ce sentiment, qu’il a eu pour vous dès le premier jour, s’est développé dans l’attente, puis dans la contradiction. En vous il a reconnu, j’en suis certaine, la générosité, l’éducation ancienne et fine, la foi, l’ardeur de dévouement, toutes les belles raisons qui portent vers la France le cœur des Alsaciens. Là encore je découvre un signe de sa vocation française. Peut-être ne l’avouerait-il pas ; les symboles ne sont aimés qu’à leur place et en rêve ; l’amour va d’abord et toujours à une créature élue et vivante : c’est votre charme qui a conquis mon fils Pierre ; c’est le souvenir de l’Abadié qui a grandi jusqu’à occuper son âme entière.

Mon fils est malheureux. Je vous supplie, mademoiselle, de prendre pitié de lui. Il ne vous écrira pas, il ne fera rien qui puisse vous déplaire. Moi, je vous demande, au contraire, une chose digne des temps où nous sommes, et de votre race qui sut oser toutes les fois qu’il le fallut : venez en Alsace. Pierre aura sa première permission le 19 ou le 20 janvier. Vous serez reçue chez une de mes amies, qui demeure dans un vieil hôtel de notre ville, et, s’il plaît à Dieu, s’il plaît à vous-même, un jour, vous serez la fiancée de mon Pierre. D’ici là, priez comme je le ferai moi-même. Je ne vous aurais pas écrit si je ne savais, si je n’étais sûre que le fils de votre frère aura toujours sa place dans la maison qui serait la vôtre, si vous le vouliez.

Je n’ignore pas, mademoiselle, que la vie qui vous sera offerte ne ressemblera pas à celle que vous avez eue jusqu’ici ; ni le climat, ni le paysage, ni les occupations, ni les relations ne seront les mêmes, si vous épousiez Pierre, que si vous étiez demeurée dans votre Provence : mais j’ai quelque idée que ces habitudes d’honneur, et de loyauté, et de ferme religion, qui sont la plus belle chose que Pierre aime en vous, ne seront point dépaysées dans l’Alsace, si l’Alsace vous conquiert. Je vous assure que vous le sentirez vite, dès que vous connaîtrez le cœur de ce pays-ci.

D’après tout ce que je sais de vous, par les lettres de mon fils qui sont pleines de vous, je vous promets que vous serez aimée ici, non seulement de lui, mais de la mère qui a écrit cette lettre avec bien de l’émotion, et qui attend la réponse comme elle attend des nouvelles de son fils, quand il y a de grands combats. SOPHIE EHRSAM, NÉE RIFFEL. »

Quand elle reçut la lettre timbrée de Masevaux, Marie de Clairépée partait pour le village, et il faisait grand vent. Elle ouvrit l’enveloppe et commença de lire en traversant la cour. Mais à peine avait-elle tourné à la frontière de l’Abadié, et pris la route de Saint-Baudile, qu’elle s’arrêta, et s’appuya d’une main à la grille. Car elle était troublée jusqu’aux secrètes puissances qui gouvernent, en haut de l’âme. Elle semblait ne se tenir là que pour faire une guérite où la lettre qu’elle tenait à la main tremblerait un peu moins : son grand manteau d’infirmière, poussé en avant par le mistral, faisait muraille des deux côtés. Mais c’était l’émotion, la défaillance d’un cœur surpris, qui l’avaient arrêtée là. Elle lisait, puis elle relisait les phrases. Le vent sifflait, il disait : « Tu as donc vieilli tout à coup, jeune fille, que tu cherches un appui ! Je ne laisse en repos ni une feuille aujourd’hui, ni un tablier, ni un promeneur dans les chemins. Ils m’obéissent en remuant. Toi, tu ne bouges pas. Tu ne ressembles à aucune des femmes que j’ai rencontrées d’Avignon jusqu’ici… ».

Marie se remit à marcher lentement ; elle ne s’éloignait de l’Abadié que par un effort violent et répété de volonté. Aller chez d’autres, parmi d’autres, à l’hôpital, quand la destinée l’interrogeait et lui demandait : « Acceptes-tu ? » Certes, comme beaucoup de jeunes filles, elle avait désiré d’être aimée, et les lettres de Pierre continuaient d’être serrées dans les tiroirs de la table, là-haut. Elle était flattée, touchée de cet amour qui avait su obéir, et respecter le deuil de la maison. Même elle avait prévu que la question serait un jour posée : « Marie de Clairépée, voudrez-vous quitter votre père et tout votre monde de Provence, pour devenir la femme de Pierre Ehrsam ? Marie de Clairépée, vous êtes aimée de ce fils d’une maison inconnue et lointaine : la famille qui naîtra de vous, cette suite indéfinie qui peut vous être donnée, est-il digne d’en être le chef, de telle sorte que les vieux preux du pays n’aient point, du fond de leur tombe, de reproches à vous faire ? À quel jeune homme, qui n’a pas eu pour éducatrices les mêmes images et les mêmes paroles que vous, faudra-t-il bientôt que vous donniez votre jeunesse, et ce cœur qui n’est point encore confié ? » Cette fille ardente et sage, mais sage d’abord, qui s’en allait au travail quotidien de la charité, ne ressemblait pas à tant de pauvres enfants, si pressées d’aimer et d’être aimées, qu’elles n’attendent point avant d’annoncer à leurs amies : « J’ai ma bague de fiançailles, moi aussi, une perle, une rose, un rubis, voyez ! » Elle se sentait maîtresse d’elle-même. Elle aimait Pierre, mais elle se retenait de l’avouer, ne le connaissant pas tout à fait, de peur qu’il ne fût pas l’unique ami qu’elle voulait. Son cœur battait, les veines de ses tempes bourdonnaient comme deux grappes d’abeilles, tandis qu’elle dévalait vers l’hôpital. C’était, en elle, un grand combat. La prudence de la vierge chrétienne l’avertissait et la rendait forte contre sa propre inclination, mais il y avait, à cette prudence supérieure, une alliée aussi. Marie descendait de ces petits gentilshommes terriens qui avaient eu de la peine, au long des siècles, à maintenir leur maigre bien, leur honneur, leur état, et, tout avenants et vifs qu’ils fussent en paroles et en gestes, hésitaient avant de conclure, et ne s’engageaient que lentement. Ils revivaient en elle, à cette heure décisive.

Elle chercha son père, dans les salles de l’hôpital, vers la fin de l’après-midi. Elle le trouva, causant, comme il faisait souvent, avec les administrateurs, dans la salle du bas où le mouvement des passants était continuel, et lui demanda :

— Voulez-vous m’attendre ? Je sortirai à cinq heures et demie ce soir ; nous rentrerons ensemble.

Ce fut donc sur le chemin où elle avait lu la lettre de madame Ehrsam, que Marie consulta M. de Clairépée.

Celui-ci, depuis que la guerre lui avait enlevé son fils, ne recevait plus les petites douleurs, ni l’imprévu de la vie avec cette impatience qui était sa manière d’autrefois. « À présent, disait-il, que ma chair pourrit au cimetière, tout m’est égal ». Ce n’était vrai qu’en partie, et il le savait bien.

Il revenait donc contre le vent, la tête penchée, fonçant dans le courant froid du mistral : son pardessus, et la robe de Marie se tordaient en arrière, et claquaient comme des nappes lessivées qui sèchent sur des cordes. La jeune fille tenait à deux mains, devant elle, la lettre venue d’Alsace : elle lisait tout haut, et le vent emportait les paroles du côté de Saint-Baudile. Le père les entendait quand même, et dès les premiers mots, imaginant ce que serait la vie à l’Abadié, sans Marie, sans Maurice, il avait bien lutté pour ne pas interrompre. Il continuait d’écouter les phrases lues avec un secret sentiment d’orgueil féminin qu’il comprenait. Incapable pourtant de cacher tout à fait sa faiblesse et sa peine, il tourna le visage en continuant de marcher, du côté où sa fille n’était pas, afin qu’elle ne le vît pas pleurer. Il regardait en Avignon. Et elle avait déjà fini de lire toute la lettre, y compris la signature « Sophie Ehrsam, née Riffel », qu’ils allaient toujours l’un près de l’autre, comme si le père n’avait rien à répondre. Marie aussi se mit à regarder vers le lointain de la plaine d’où venait le vent, et elle attendait, comme celles qui n’ont plus rien à dire. Le silence ne fut pas très long. Chez le maître de l’Abadié il y avait toujours, malgré les deuils, une énergie rebondissante, et le vieux Provençal n’eut pas plutôt aperçu, au-dessus des arbres sans feuilles, la fumée de sa maison, qu’il dit :

— En temps de paix, une fille ne se serait pas déplacée pour aller faire plus ample connaissance d’un homme qui la demande en mariage. Mais la guerre a secoué bien d’autres usages : elle t’accorde cinq jours pour décider de toute ta vie. Qu’est-ce que tu penses ? Te sens-tu de force à faire toute seule le voyage ? Moi, vois-tu, je ne t’accompagnerais pas : je ne laisserais pas le petit, même avec Marine, même avec Dido.

— J’allais vous le demander.

— Alors, tu es décidée ?

— À quoi ?

— À te marier ?

— S’il est ce que j’espère.

M. de Clairépée cessa de rêver en Avignon, tourna les yeux vers la façade de l’Abadié qui était proche.

— Marie, si tu devais accepter ainsi, un peu plus tard…

— Oui, un peu plus tard : ne vous troublez pas…

— Qu’est-ce que tu regretterais ?

— Je regretterais : vous, mon cher papa, ma Provence et mon nom.

Il se décida à la regarder, et il vit que le visage de Marie, le visage tendre et compatissant, souriait quand même.

— Moi, dit-il bonnement, je suis destiné à être séparé de tout, peu à peu. J’ai déjà fait plus d’un adieu. Je ne dois pas compter. La Provence non plus. Elle a marié beaucoup de ses filles au loin. Une de tes aïeules s’est établie dans les Marches du Rhin, au temps des Trois-Évêchés. Que veux-tu ? Le grain vole, mais le nom ? Tu pourrais l’échanger contre un autre presque aussi beau, peut-être.

— C’est vrai.

— Il en a coûté bien de la peine et du sang à ceux qui l’ont forgé, poli, armorié.

— Je souffrirai d’avoir à le quitter : mais ne le dites jamais. Ce sera ma dot inconnue. Vous m’avez répété, quand nous travaillions ensemble, le soir : « Marie, il ne faut porter son marquisat que le dimanche. Les six autres jours, c’est-à-dire presque toute la vie, on doit le faire oublier, à force de simplicité. »

— Oui, je l’ai dit, mais de loin. Les choses n’ont pas toujours le même aspect, quand elles sont proches. Enfin, va, ma grande, et fais selon ton cœur. Je ne te demande qu’une chose : ne réponds pas à la lettre avant demain matin.

L’après-dîner, le mistral, qui soufflait depuis le matin, cessa de secouer les tuiles et de ronfler dans les cheminées. Il avait fini, sans doute, son rôle de « manjo-fango » ; l’air devint très doux, et dans le ciel, nettoyé de toute poussière par un peu de pluie qui venait de tomber, les étoiles se levèrent, brillantes infiniment. Marie, à sa fenêtre, s’étant retirée de bonne heure, songeait au grand voyage qu’elle allait faire, et à tout le passé, et à tout l’avenir possible.

Le lendemain, elle envoyait un télégramme à Masevaux. Elle annonçait son arrivée pour le mercredi 19 janvier.

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