V Le mas de l’Abadié

Bien loin, bien loin de l’Alsace, en terre de France, il y avait, vers le même temps, une famille elle aussi diminuée par le départ du fils. Le soleil était couché depuis une heure à peine. On pouvait lire encore le journal, aux reflets qui jouaient dans le ciel très pur. La servante, nièce des fermiers du mas de l’Abadié, avait fait sa randonnée autour du « château » et dans le « château ». Elle avait fermé, parce que « c’était la guerre, » la grille rouillée qui défendait le domaine du côté de la route, mais qu’il eût été si facile de tourner ; elle avait détaché l’épagneul, chien d’arrêt de M. le baron ; serré les paillons, posés sur le mur du jardin, et où séchaient des graines potagères ; dit au coq : « Laisse-nous dormir, Le Doré, tais-toi ; tu as assez gratté pourtant, comme moi ! » elle s’était assurée que les chats ne s’étaient pas cachés dans la cuisine, et elle sortait de son chantier, comme elle disait, précédée de son chandelier, lorsqu’elle rencontra, dans le vestibule, la demoiselle de l’Abadié.

— Marine, tout est bien clos ?

— Oui, mademoiselle.

— La chatière est fermée ?

— Pardine !

— Et Dido ?

— Déjà montée dans sa chambre. Qui travaille peu doit se reposer beaucoup !

Dido, – qui est Marguerite, – désignait la seconde domestique, une Arlésienne, mais de la ville, et qui, depuis deux ans, servant Marine plutôt que ses maîtres, sous le titre de femme de chambre au mas de l’Abadié, n’avait pas avancé dans les grâces de la première autorité de la maison.

Marie, connaissant le refrain, répondit :

— Alors, ma bonne Marine, monte auprès du petit Maurice, qui dormait mal, tout à l’heure. Je vais veiller avec mon père, oh ! pas longtemps, comme d’habitude…

Un rire jeune monta dans la cage de l’escalier, nue, sèche et sonore comme la caisse d’un violon. La servante portait, dans la main droite, un chandelier d’étain. La lumière, rapprochée du corps, éclairait le visage d’une femme d’environ quarante-cinq ans, qui avait encore des traits réguliers et fins, et deux bandeaux épais, soufflés, ondulés, de sombres cheveux, haut relevés, formant la tour, serrés dans un ruban de velours noir dont les deux bouts retombaient et flottaient sur la nuque, selon la coutume arlésienne. Le corsage plein, la taille serrée, le négligé du vêtement et la justesse de l’attitude eussent indiqué la race du midi, si l’accent, si les yeux ardents, passionnés même au repos, n’avaient trahi déjà la parenté de la femme et de la terre toujours vibrante. Marine servait depuis sa dix-huitième année dans le mas de l’Abadié. Ses maîtres avaient pris l’habitude de la tutoyer, comme un officier, par amitié, tutoie un soldat. Les étrangers l’appelaient « la tante », appellation d’honneur qui désigne, dans toute la Provence, la gouvernante du logis rural, l’intendante de la cuisine et des greniers. Elle avait beaucoup d’ordre, une manière libre de parler, le goût de la maison et de l’honneur de la maison. N’était-elle pas chez elle, à l’Abadié ? On ne la commandait pas, ou si peu ! M. le baron se servait souvent lui-même. Elle n’avait affaire qu’à une jeune fille de vingt-deux ans, d’une courtoisie méridionale, c’est-à-dire très achevée, à cette longue, mince et royale Marie, qui se tenait debout, en ce moment, sur la dernière marche de pierre, une main sur la rampe de fer forgé. La servante changea de physionomie, tout à coup, et sa figure devint tragique.

— Écoutez !

Toutes deux, elles tendirent l’oreille, du côté des grandes baies qui éclairaient la cage de l’escalier, et que battait, pendant cinq mois de l’année, l’aile des papillons, des guêpes et des mouches prisonnières.

— Vous entendez comme ça roule, mademoiselle ! Des trains encore ; ils ne cessent ni jour ni nuit, depuis près d’un mois.

— La nuit autrefois paisible… On ne peut imaginer tout ce qu’ils transportent, ma pauvre Marine : des hommes, des chevaux, des munitions, des approvisionnements…

— Moi, j’imagine bien : ils roulent la mort… Quand auront-ils fini ? Quand ramèneront-ils monsieur Hubert ?

Le même rire empêcha la plainte de continuer.

— Tu ne voudrais pas le revoir à présent : nous ne sommes en guerre que depuis vingt-huit jours ; pour la victoire, Marine, il faudra des mois, peut-être même plus ! Va dormir ! Bonne nuit !

La jeune fille descendit la dernière marche de l’escalier, et ouvrit, à sa gauche, la porte qui faisait communiquer le vestibule avec une pièce carrelée, où son père, quand il pleuvait ou que soufflait le mistral, recevait les fermiers et les passants. Guidée par le rayon de lumière qui glissait sous la porte, à l’extrémité de cette pièce, elle entra dans le grand salon, qui était aussi le cabinet de travail de M. de Clairépée. Aucun luxe ne le déparait. Quelques meubles, des torchères de cuivre Louis XIV, et de même quelques portraits pendus aux murs, y rappelaient le passé. En regardant d’un peu près, on aurait découvert, çà et là, une déchirure, dans la belle soie violette semée de renoncules d’eau, toutes blanches, qui couvrait les fauteuils et qui descendait en panneaux, depuis le plafond aux poutres apparentes, jusqu’à la plinthe ornée d’un bourrelet ouvragé.

Dès qu’elle eut franchi le seuil, la jeune fille s’appliqua à marcher lentement, choisissant, pour y poser le pied, les lames du parquet qui ne criaient pas et qu’elle connaissait, une à une. Elle regardait son père, assis à l’autre extrémité du salon, devant une table fort chargée de livres et de dossiers, les coudes écartés, posés à plat et contraints entre deux in-folio, qui formaient une niche. Il continuait, le front plissé par l’effort intellectuel, qu’il avait commencé un peu tard, une Histoire des barons de Cadaren de Clairépée. Marie s’approchait, et il ne la voyait pas, ou plutôt voulait ne pas la voir. Elle connaissait les heures, les coutumes, et respectait le travail du soir, le livre commencé depuis dix ans, et que douze cahiers de notes et de documents relevés dans les bibliothèques et les archives du midi, surtout dans le fond Méjanes, d’Aix-en-Provence, n’avaient pu, paraît-il, qu’ébaucher. Arrivée près de la table taillée dans un vieux noyer de Provence, meuble de famille, partout luisant d’un sombre feu, lustré, fleuri, mieux ocellé que la queue d’un paon, elle se baissa, prit, dans une travailleuse, une pelote de laine que traversaient deux aiguilles de bois, et, s’asseyant sur un fauteuil, commença, elle aussi, un travail, mais d’ordre modeste, et qui ne demanderait pas de longs délais avant d’être achevé : un manteau de premier âge pour le futur enfant de la femme de Maximin Fustier, commissionnaire en huiles, au village de Graveson, et locataire de M. de Clairépée.

Celui-ci compulsait et écrivait, sa fille tordait la laine. Ces deux êtres, qui vivaient l’un pour l’autre, passaient ainsi chaque soirée, depuis bien des années, dans l’intimité muette. Ils la goûtaient fort.

Albéric Dieudonné de Cadaren de Clairépée avait cinquante-cinq ans. Physiquement, il était de cette espèce qui porte une tête un peu trop développée sur un corps assez frêle. Observez-le, qui travaille sous la lampe. Il n’a point de lunettes ou de lorgnon, et c’est à peine si, pour mieux lire un passage difficile, il incline la page d’une manière qui n’aurait pas servi des yeux jeunes. Sa barbe, châtain clair, mêlée de poils blancs, courte et taillée en pointe, où ne se fondent pas les moustaches, qui sont fermes et relevées, ses cheveux, rares au milieu du crâne, abondants sur tous les murs d’enceinte, frisés et demi-longs, encadrent un large front, un nez solide et clair aussi, droit d’arête, et tombant à pic et non point en plages, sur des joues qui sont pleines et sans graisse. M. de Clairépée a des yeux gris, dont le regard est rapide et doux. Des yeux de femme, lui disait-on dans sa jeunesse. Des yeux de tourterelle, prétendaient les voisins et rivaux, aujourd’hui disparus, les Costé de Veillargues. Mais il importe peu : ce sont les fenêtres d’une âme droite, qui n’a point à se cacher et qui paraît dès qu’on l’appelle, prompte à l’émoi, tendre en paroles, volontiers souriante malgré les grands malheurs dont elle se souvient, beaucoup plus ferme en son fond que ne le fait supposer son premier désir d’être aimable. La science de l’écrivain n’est pas profonde, et ce gros ouvrage d’histoire familiale ne s’accomplit qu’avec peine, dans la crainte justifiée de mal connaître les temps où vécurent les aïeux. « Nos neveux, est-il dit dans la préface, jugeront qu’il est plein de fautes, et vaut seulement par la curiosité, si toutefois nos neveux s’occupent de l’histoire des barons de Clairépée. Ils auront tant d’autres choses à faire ! »

Si M. de Clairépée n’a point eu la préparation d’un historien, on se tromperait en le prenant pour un ignorant. Sans doute, il n’a guère que des idées de journal sur tout ce qui n’est pas sa race, sa religion, sa Provence, et la manière de faire la charité quand on est pauvre. Mais ce qui lui reste là, ce champ de son savoir, qui peut dire que ce soit peu de chose ? Voir le monde où l’on vit comme il doit être vu ; faire bonne mine à une médiocrité de fortune qui dure ; être sûr de Dieu, comme d’un ami de la famille, et le montrer en refusant d’être triste ; le montrer aussi dans l’intelligence de tout l’ouvrage divin, depuis le brin d’herbe jusqu’à la conduite de l’Église, ce n’est pas le fait d’un esprit secondaire, et la renommée n’importe guère : l’homme ne manque point de grandeur qui sait ces choses-là. M. de Clairépée, qui avait eu un cheval de sang et un tilbury, au temps de ses noces, s’était déshabitué fort vite de cette facilité de la vie et de plusieurs autres. À présent il faisait route à pied, songeant, regardant, étêtant les chardons et les ronces du bout de sa canne, disant bonjour à tous ceux qui passaient, même inconnus, pourvu que ce ne fût point en automobile, et qu’il se trouvât à moins de trois lieues de l’Abadié. Encore, comptait-il parfois quatre lieues pour trois. « Expliquez-nous, lui disait-on, cette manie que vous avez de saluer à droite, à gauche, de la main, de la tête, de la voix, les gens souvent bien étonnés, que vous croisez sur les routes, et qui ne vous rendent pas tous votre courtoisie ? – Eh ! répondait-il, en deçà de trois lieues, je suis chez moi, c’est notre coin, et j’ai droit de politesse, je pense ! Il importe au bon ordre des empires, comme disait Bossuet, que les voisins se donnent le bonjour et s’entre-souffrent… Vous ne comptez pas les réponses que je récolte, les amitiés que ma façon m’a values. Les gens s’informent à la longue ; ils apprennent que c’est le baron de Clairépée qui a le chapeau facile. Ça répare plus d’une mauvaise phrase des livres et des journaux. Et puis, les riches qui vont à pied font plaisir aux pauvres qui vont en voiture. On me sait gré d’être un seigneur médiocre. Enfin, mon cher, si vous me demandez ce que je gagne à fatiguer ainsi mon chapeau et mon bras, moi qui ne vise point à la députation, et ne prétends même pas au Conseil général, je vous avouerai mes desseins : en saluant beaucoup de monde, j’espère récolter quelques souvenirs, et un bout de prière pour le lendemain de ma mort. »

Il saluait donc à tout venant, jusqu’à trois lieues du Mas : à Châteaurenard, comme à Graveson ; à Eyragues, comme à Maillane où il avait connu le grand Mistral ; à Saint-Rémy comme au Mas-blanc et même à l’orient, dans les bourgs de la plaine de Cavaillon qui sont au delà de la petite Crau. On venait à lui, de plus loin encore, pour doléance et pour conseil. Comme il donnait presque aussi volontiers qu’il saluait, l’affluence ne s’en trouvait pas diminuée. M. de Clairépée savait plaindre : c’est un grand art, et qui ne s’apprend point. Il consultait en homme qui a de l’esprit et des relations, et bien souvent l’avis se trouvait bon : l’aumône embarrassait davantage celui qui la faisait, surtout aux fins de trimestre. Ce riche avait exactement 11.275 francs de rente, dans les bonnes années. Mais les mauvaises n’étaient pas rares.

Il aimait cette campagne au visage antique, au cœur chantant. Elle avait adopté sa race. Il lui arrivait de partager ses travaux. Dans les jours de fenaison, quand la besogne était pressante, on l’avait vu faucher son héminée, ou charger, à la pointe de la fourche, une charrette de foin nouveau. Il connaissait les coutumes, les légendes, le parler, le mot qui sonne le mieux, le geste qui convient. Sans ambition et pour le seul passe-temps, il faisait partie de plusieurs cercles politiques, comme on en trouve dans les moindres villages du pays ; il appartenait à diverses associations de bienfaisance, de dévotion ou de plaisir, et se rendait volontiers aux convocations. Citoyen de deux municipes, et possédant du bien sur le territoire de Châteaurenard, la commune richissime, d’où partent, chaque jour, à destination de Paris ou de l’étranger, des trains chargés de primeurs, il comptait, par exemple, sur les rôles des joyeux confrères de Saint-Éloi. Deux fois l’an, une charrette décorée de fruits et de feuillages, d’épis de blé en juillet, de pampres et de raisins en automne, est amenée devant l’église qui est haut dans le village, et, pour dire au juste les choses, à mi-hauteur de ce rocher gris qui porte les tours éventrées du château, les tours depuis tant d’années chauffées par le soleil, que leurs pierres ont gardé la couleur du couchant. Là, le curé bénit les fruits de la terre, et les bêtes de trait, et la grande foule qui s’agite autour. Mais, si vous pensez qu’il n’y a qu’un cheval attelé à la « carreto » de Saint-Éloi, ou même quatre, ou même dix, ou même vingt, vous connaissez mal la Provence. Chaque confrère doit être représenté par son cheval ou son mulet, et par son fouet à la fête. Il conduit la bête au rendez-vous, au mas du « baile » de l’année, et c’est au moins cinquante, parfois soixante ou quatre-vingts chevaux, qui montent en procession, ornés de superbes bridons, de couvertures, de caparaçons où étincellent les broderies, les paillettes, les miroirs, où sonnent et rient ensemble les grelots de cuivre et d’argent. Les charretiers accompagnent leur bête. Les uns se tiennent à côté d’elle, les autres sont en selle, quelques-uns, les plus lestes, se tiennent debout sur la croupe, et tous, avec la mèche du fouet bien manœuvré, font une pétarade : claquant au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, « ils font les quatre fouets ». L’adresse du toucheur de chevaux, la richesse de l’équipage, les rubans qui flottent, les tambourins qui battent la marche du cortège, d’abord lente et réglée quand il commence à descendre, mais que le bruit accélère et désordonne, ravissent les maraîchers de Châteaurenard et toute la multitude méridionale, exultant et dansant de plaisir, aux fêtes déguisées de Cérès et de Bacchus. Or, une année dont on se souvenait, M. de Clairépée, alors jeune et frais marié, était venu à la Saint-Éloi, amenant lui-même le meilleur cheval de l’Abadié, et, conduisant le cortège, il avait si bien fait claquer son fouet, que la renommée en survivait et qu’on disait encore, le premier dimanche de juillet : « Un tel, pour les quatre fouets, il est fort, mais pas tant, péchaire ! que le baron de l’Abadié ! »

On ne saurait croire combien cette maîtrise, dans un art secondaire, avait servi la réputation de M. de Clairépée, auquel, avec leur sens très sûr des choses de la race, les paysans de la plaine de la Durance reprochaient de tirer origine des montagnes cévenoles, et de n’être, en somme, Provençal que depuis deux siècles, lorsque plus d’un bouvier et d’un teneur de charrue a encore le visage, le geste et l’esprit délié des Grecs, ses aïeux. Utile et de bonne humeur, il s’était fait aimer autant qu’il est possible, c’est-à-dire un peu. Il n’y avait guère de voisin, dans la plaine, auquel il n’eût fourni, une fois ou deux, et souvent plus, des plants de vigne, une mère de ruche pour une ruchée en deuil de sa reine, des greffes d’arbres fruitiers dont il avait à revendre dans son verger. Mais ces menus services, il ne les vendait pas. Comme le disait, mi-sérieux, mi-amusé, maître Francès Bouisset, fermier de l’Abadié, « c’est à cause de votre antiquité, notre monsieur, que vous devez donner ce que les autres font payer ».

M. de Clairépée en tombait d’accord. Il avait pour Bouisset, – un ami, celui-là, – de plus coûteuses attentions. Car, instruit par l’exemple de son père et de son grand-père, qui travaillaient le fer avec adresse, il avait appris le métier de menuisier, un peu celui de charron, et beaucoup de petites réparations, soit pour la ferme, soit pour son propre ménage, étaient faites de sa main, avec les pièces de bois abattues sur sa terre, et les barres de fer qu’il achetait à un entrepreneur de Châteaurenard. Une partie du jour, on l’entendait raboter des planches, enfoncer des clous, battre le fer dans un atelier bâti en arrière de la maison, à l’entrée du jardin. Souvent aussi, il devait visiter ses terres, et celles des voisins avec lesquels il était en marché, car il avait des réserves d’huile, de vin, d’amandes, qu’il vendait directement ; il avait des projets d’échanges qu’il faut préparer longuement, et des futailles à remettre à neuf, et des caniveaux à remplacer, et des arbres morts à faire abattre : platanes, mûriers, chênes verts dont il tirerait la provision de bois pour la cuisine et pour les soirées d’hiver. Cela l’entraînait souvent hors de chez lui, à distance de promenade. Il montait dans quelque « jardinière » rencontrée sur la route, quand la course était un peu forte ou la journée trop chaude.

Ayant ainsi occupé ses journées, selon son état, il jugeait qu’il avait le droit, le soir, de penser à ce qu’il aimait, et de faire revivre ceux qui, avant lui, avaient, au mas de l’Abadié ou au pied des Cévennes, mené la même vie.

« Marie, disait-il quelquefois, tout cela m’est dicté par ma devise, car si nous lisons, au bas de nos armes : « Essayons ! » nous aurions mauvaise grâce à n’y point obéir. Le mot hardi et bien français qui avait commandé sa race conservait son pouvoir sur l’héritier du sang. « Les États-Unis, écrivait celui-ci à la première page du manuscrit de son Histoire, ont pris à ma maison sa devise. C’est un emprunt que nous avons consenti, faute de savoir comment nous y refuser. Les premiers élèves sortis chaque année de leur école militaire de West Point ont le droit de porter ce mot de l’audace non fanfaronne sur les boutons de leur tunique. Ils le portent écrit en notre langue, avec le sens que les hommes de notre pays ont attaché à ce verbe, qui convient si bien à la condition humaine. Nous ne sommes pas, en effet, tenus de réussir, mais nous le sommes d’essayer, et le mérite est égal devant le juge de l’action. L’honneur n’est point absent de cette devise. Il y paraît, au contraire, on l’y entend sonner, s’agiter, s’armer, entreprendre : « Essayons !… » J’aime, entre tous, ce ton de mise en train, cet esprit d’invention souvent, mais toujours de riposte et de regimbette, qui nous fait tout semblables, sous les coups du sort, à un cheval piqué par le taon, et que la piqûre relève et fait courir plus vite et même au delà des forces. Mais la nature n’est point là contredite. Nous essayons : à Dieu de faire la réussite. La plus accomplie de nos œuvres est-elle, d’ailleurs, autre chose qu’un essai ? L’esprit positif, réaliste et chrétien, qui fut, depuis le XIe siècle, celui de nos ancêtres, me semble avoir fait ses preuves et convenir à nos temps comme il convint aux leurs. J’aime donc la devise des Clairépée : « Essayons ! »

Tel était l’homme : un paysan plus lettré que les autres. Son domaine de l’Abadié, quatre-vingts hectares de plaine, une dizaine dans la Garrigue, une cinquantaine là-bas, dans la Montagnette, au delà de Graveson, où tous les mas ont leur pâturage semi-alpestre, bien pauvre d’herbe aux jours d’été, mais sauvegarde des brebis contre les brouillards de la Durance, constituaient le meilleur de son bien. Pour désigner l’habitation, comme pour désigner la ferme qui en dépendait, on disait toujours le « mas de l’Abadié ». Dans l’esprit des gens du pays, terriens uniquement, la maison du chef et celle du fermier, et les étables, et les bergeries, et les granges, et le poulailler où cent poules vivaient, tout cela n’était qu’un domaine et n’avait qu’un seul nom. Et ce nom venait des premiers possesseurs, les religieux de Montmajour, qui avaient égrené, sur les terres de Provence, leurs maisons monastiques, autour desquelles, le plus souvent, les paysans se rassemblaient et formaient un village nouveau. Fondation secondaire, évidemment, dans cette région de Châteaurenard, abbaye transformée en hôpital, au commencement du XVIIIe siècle, et qui domine encore, de sa masse, de ses murs dorés de son verger, les rues du bourg de Saint-Baudile. Le mas de l’Abadié, lui aussi, était construit en fin de pente, dans la partie basse de cet éperon, détaché des Alpilles, et qui s’avance vers le nord, jusqu’à Châteaurenard, entaillant la vallée de la Durance, non pas montagne, ni colline, si ce n’est tout au bout, où se lève le roc qui porte les deux tours, mais dos de sillon, bandeau de pierre, de sable, de garrigues, d’arbustes rabougris, et aussi de fleurs odorantes et chères aux abeilles, entre les étendues plates de la plaine provençale. Le mas n’était nommé château que par les commis des magasins de Paris, de Marseille ou de Salon qui, ne connaissant pas les choses et ignorant la beauté des mots qui sonnent juste, ne pouvaient s’imaginer qu’un baron habitât une maison toute pareille, aux yeux du vent, de la pluie et du passant, à celle d’un maître laboureur. Rien cependant n’était plus vrai. La maison longue, à deux étages, – le second surbaissé, – couverte en tuiles que le soleil avait bien fanées, était séparée de la route de Châteaurenard à Saint-Baudile par une grille toujours ouverte, et par une cour plantée, livrée aux semailles du hasard. Un figuier, un platane y enflaient leurs ramures, plus puissamment, d’année en année, car la racine avait pénétré, à travers la pierraille, jusqu’aux profondeurs que mouille l’eau souterraine ; ils prenaient l’accroissement dont est capable leur espèce, aussi rapidement que ces lignes d’arbres dont la campagne, en avant, de l’autre côté de la route, était coupée, lignes de platanes au bord des vignes et des prés, lignes de cyprès toujours orientées de l’est à l’ouest, rempart des mas et de leurs jardins contre le mistral, tandis qu’en arrière, à peu de distance de l’Abadié, la végétation languissait, ne rencontrant pas, dans le sol, la réserve de sève qu’il faut pour subir l’été, la chaleur, la poussière, le vent du Rhône qui souffle neuf jours durant. « À peine un amandier, disait M. de Clairépée, trouve à vivre dans la garrigue, ou un brin de vigne dont la grappe est rare et prend le goût de la pierre à fusil. »

Au fond, il sentait qu’il eût pu être un autre homme qu’il n’était, d’un plus large service, au profit des mêmes idées et du même pays. Trop vieux pour changer sa condition, il s’était promis d’élever plus fermement, c’est-à-dire plus tendrement qu’on n’avait fait pour lui, son fils et sa fille.

Il avait deviné, encouragé la vocation militaire de son fils. Il avait accepté d’être longtemps séparé de Marie, afin qu’elle reçût les leçons les meilleures, en Arles, puis à Aix. Mais, de toute manière il avait veillé, pour que cette fille instruite ne devînt pas orgueilleuse. Dans ses visites, dans les lettres qu’il lui adressait à la ville, dans les conversations qu’ils avaient pendant les vacances, il répétait : « L’orgueil de savoir montre un petit esprit. Si je ne te croyais pas capable d’être à la fois simple et savante, ma mignonne, je sacrifierais la science, pour garder le meilleur du trésor. » Il avait réussi. Depuis son retour à l’Abadié, Marie s’était remise aux travaux de la maison, avec un cœur tout à fait libre de vanité et amoureux de la joie d’autrui. Elle était gaie, sans tumulte jamais. Elle allait, venait, parlait toujours à propos ; elle s’identifiait à la campagne comme celles qui doivent y vivre ; on ne la voyait point en quête d’un fiancé ; elle donnait, à qui l’observait, l’idée d’une vie confiée à plus grand que soi, et, partant, intrépide. À cette Marie, toujours en marche ou en songerie pour la gaieté de « son enfant » Maurice, pour le bien du mas, ou celui des pauvres tout à fait pauvres, à Marie, chaque matin fidèle à la messe du curé de Saint-Baudile, M. de Clairépée disait, en manière de plaisanterie : « Tu embêteras le bon Dieu, avec tant de prières ! » C’était, au fond, une formule d’admiration. Ils s’aimaient, vivaient l’un pour l’autre, elle respectueuse, active et silencieuse, être de droiture et de raison, n’ayant de méridional que le teint pâle de son père, et lui enthousiaste, prometteur et faiseur de projets, tenant aux illusions et aux fables, sans y croire, comme à des ailes qu’on sait trop faibles, mais qui soulèvent un petit moment, et qui aident, tout au moins, à bien marcher.

Tandis qu’elle travaillait là, devant lui, de l’autre côté de la table, Marie, selon sa coutume, bâtissait la journée du lendemain, l’édifice fragile des prévisions et des résolutions, semblable, en cela, – elle n’y songeait guère, – aux aïeules attentives, de stricte économie et de cœur résolu, sauvegarde des barons de Clairépée, dont l’étroit patrimoine, depuis des siècles, n’avait duré que par l’effort quotidien et la vertu des intendantes.

De temps à autre, entre deux points de crochet, elle regardait son père, de cette manière maternelle qu’elles ont, toutes jeunes, lorsqu’elles sont de France et bien gardées. Marie était, comme lui, de visage régulier et harmonieux de lignes. Mais elle avait surtout une physionomie intéressante, d’un calme trompeur, où se pouvaient lire, à des signes légers et sûrs, les mouvements d’un esprit et d’un cœur pleins de nuances. Ses lèvres plates et longues, à peine animées de rose, étaient le plus expressif de ses traits. Elle était belle à voir parler et à voir sourire. Sa tête, petite et bien posée, portait une gloire de cheveux, d’un blond cendré, d’une extrême finesse, ondés largement, et qu’elle coiffait à la grecque, en deux bandeaux qui se nouaient au-dessus de la nuque et y formaient une grappe serrée. « Mademoiselle de Sparte, » disait le père quelquefois. On assure qu’il avait épousé la mère, une Dieuze, – race de déesses, dit la légende, – à cause de ses cheveux blonds. Nous avons ainsi quelques Grecques errantes, dans nos midis. Celle-là était bien faite ; ses mouvements avaient une grâce naturelle ; les étoffes, sur elle, tombaient en plis heureux. Comme Marie n’avait pas encore été demandée en mariage, des voix murmuraient, autour de l’Abadié : « On la verra nonne un jour, c’est sûr ! » Le baron de Clairépée, auquel ces propos avaient été rapportés, s’était écrié : « Par Dieuze et Clairépée, vous êtes des imbéciles ! Vous allez lui en donner l’idée ! »

Marie n’avait jamais parlé d’entrer en religion. Elle attendait, ayant la force de ne point laisser son esprit vagabonder, différente en cela de la plupart des natures faibles. Elle donnait à son voisinage ce cœur que d’autres répandent dangereusement en rêveries. On la regardait, mais elle savait passer au milieu des regards. Âme ardente, que le monde jugeait froide parce qu’elle ne se dépensait pas pour lui, Marie disait : « Les fleurs se fanent vite à mon corsage. » Elle en soupirait quelquefois. Mais elle passait vite à d’autres sujets, résolue à ne pas perdre la jeune force utile à beaucoup, et d’abord à son père.

La plume de l’historien grinçait sur le papier grumeleux, l’épais papier à la cuve dont les pages devaient composer « le manuscrit. » Penché, les paupières se soulevant sur le texte d’un volume ouvert devant lui, et s’abaissant ensuite pour suivre la transcription d’un passage qui l’avait séduit, M. de Clairépée savourait ce qu’il appelait la joie de la composition. Neuf heures sonnèrent à la pendule Louis XIV. Il acheva la ligne d’écriture commencée, essuya la plume, ferma son volume de notes et de rédaction, dont il pinça, entre le pouce et l’index, la partie déjà couverte d’écriture, et dit, relevant son front :

— Rude journée ! Bon travail ! J’ai achevé l’histoire d’Albéric Ier, 1213-1267…

— Et vous allez vous mettre au lit, avec la bénédiction de l’ancêtre.

— Non, je vais aux nouvelles.

— Où irez-vous, cette nuit ?

— À Châteaurenard donc ! Ne fronce pas le sourcil, impératrice, ne me gronde pas : ce serait inutile. Je ne puis vivre ainsi.

— Qu’espérez-vous apprendre ?

— Tu oublies que c’est aujourd’hui vendredi !

— En effet, vendredi, le grand marché de la nuit.

La physionomie de la jeune fille n’était plus la même. Le passage fut prompt du tragique au sourire. Toutes les nuances intermédiaires se peignirent, l’une après l’autre, sur les lèvres de Marie, dans ses yeux, sur son front et ses joues, et l’expression de son visage, suivant l’âme en mouvement et changeant avec elle, ressembla à une vague menaçante, obscure, qui s’arrondit, s’écroule, et déferle en lumière.

— Je n’ai plus peur que d’une chose, à présent ; des nouvelles bonnes on mauvaises que vous apprendront les marchands d’artichauts, de melons et de haricots. Les sources d’information ne me paraissent pas sûres !

Mais lui, sérieusement, reprit :

— Quand on a un très grand amour, Marie, il est dur de ne pas entendre parler de la femme qu’on aime. Il faut que son nom soit prononcé, qu’il nous enveloppe, loué, habilement ou de travers, insulté même : nous allons vers ceux qui prononcent les deux, les trois ou quatre syllabes. Tu comprendras cela un jour. Moi, je vais à Châteaurenard pour que les maraîchères me disent du bien ou du mal de la France. À demain, ma petite ! Donne-moi mon bâton !

Comment n’avait-elle pas pensé, tout de suite, à ce marché ? Sans doute parce que son père, n’ayant point de primeurs à vendre, ne s’y rendait jamais. Elle savait très bien que, cette nuit-là, du vendredi au samedi, de dix heures du soir à trois ou quatre heures du matin, les maraîchers, sous la lumière des becs de gaz et des lampes électriques, vendent aux courtiers les légumes des innombrables jardins qui entourent la petite ville. Ils remplissent de leurs mannequins, et du bruit de leurs paroles, le cours en demi-cercle qu’ombragent des platanes. Elle se souvenait même, à présent, d’avoir vu, dans sa jeunesse, ces corbeilles de tomates, d’oignons, de choux, de carottes, si fortement éclairées, que ses yeux d’enfant lasse se fermaient à l’éclat des couleurs.

Marie, serrant l’ouvrage commencé, prit la lampe, et accompagna son père. Celui-ci, dans l’antichambre, ouvrit le « placard aux accessoires de chasse », et boucla sur ses mollets une paire de guêtres, dont les agrafes de cuivre rappelaient l’époque ancienne où l’on n’épargnait pas le métal. Puis, ayant pris le bâton de houx, à crosse guillochée, qu’il préférait, M. de Clairépée partit.

Encore surprise, contente au fond de cette résolution, qui montrait chez son père un beau reste de jeunesse, Marie monta les marches de l’escalier, et, quand elle sortit de cette cage vitrée dont la chaleur du jour avait fait une étuve, quand elle s’approcha, ayant éteint la lampe, de la fenêtre de sa chambre, ouverte sur la campagne, elle respira, avec une joie de tout son être, l’air de la nuit, l’air qui passait par vagues irrégulières, les unes encore brûlantes, et d’autres presque fraîches, venues peut-être de la mer. Le parfum différait : tous les souffles en avaient un. Plusieurs portaient l’odeur poivrée, qui court les champs en cette fin d’août. Sur les Alpilles, toutes les cueilleuses de lavande devaient être au travail. La nuit n’avait point de lune ; il restait un peu de jour dans les hauteurs du ciel, et même encore sur les sommets de la terre.

La fenêtre ouvrait du côté de la plaine, qu’elle dominait de la hauteur d’un bel arbre. C’en était assez pour que la vue fût immense. Magnifique de couleur sous la lumière du soleil, elle demeurait belle, de ligne et de repos, à la lueur des étoiles. Ce paysage de brume et de fusain clair était comme sans limite. À peu de distance, vers le sud, le bourg de Saint-Baudile descendait la pente stérile, et plongeait ses derniers toits dans les vignes et les vergers de la vallée. Au delà, bien loin, les Alpilles, comme si elles eussent été des montagnes sérieuses, levaient leurs pointes au-dessous desquelles, çà et là, inondé de reflets, quelque plan dénudé prenait la transparence et l’aspect d’un glacier minuscule. En avant, au contraire, c’étaient les terres plates, irriguées par les canaux, les fossés, les rigoles où galope l’eau de la Durance ; c’étaient « les jardins de Saint-Rémy » où les fleurs ne sont pas cueillies, mais gardées pour la graine ; des vignobles, quelques prairies et champs de blé, et de même, vers la droite, c’étaient d’autres jardins et d’autres champs en nappes, et toujours ces lignes de cyprès, reconnaissables dans la nuit, gardiens des choses précieuses, prêts à rompre le vent à la porte des mas.

Ce soir, le vent du nord-ouest ne souffle pas, les bons guetteurs sommeillent, bien droits sur leur pied couleur de poussière. Marie laisse errer son âme dans cette campagne. Elle ne la rappelle point. Elle l’abandonne, un long moment, à la paix et au silence des grands espaces familiers. Puis elle se reprend. Elle cherche à imaginer l’entrée de son père dans la petite ville marchande et les dialogues, devant les corbeilles, sous la lampe électrique. Elle songe à l’Abadié, aux nombreux offices de ménage et de charité qu’elle remplit, depuis des années, mais surtout depuis le départ de son frère. Elle se demande : « Et demain ? Quelles courses à faire ? Quels projets ? Quels devoirs ? » Elle regarde les toits et les murs du village, qui n’est plus qu’un ruban estompé de lueurs et d’ombres molles où éclate, çà et là, comme un sequin, une vitre éclairée. Dans son cœur, elle nomme quelques-uns de ceux et de celles dont elle s’est occupée dans la journée, et elle pense : « Voilà que, pour le présent, et jusqu’à ce que Dieu en décide autrement, tu appartiens à ce grand village qui s’appelle orgueilleusement une ville. Applique ton esprit au petit bien que tu peux faire, toi seule ; écartes-en les rêves qui veulent trop durer et qui prennent le temps de l’action ; qu’il soit sans partage à la fille scrofuleuse et demi-paralysée, ta voisine à qui tu as promis une visite ; qu’il passe dans ton sourire lorsque tu salues la charcutière ; dans les mains qui ont commencé à soigner des plaies, à l’hôpital ; dans le bonjour que tu rends aux enfants ; dans la brève méditation des mots qu’il faut dire et de ceux qu’il ne faut pas dire, afin que Jésus-Christ soit mieux reçu en Provence, et non réduit trop souvent à la solitude où tu vas le trouver, toi, furtivement, à la fin du jour. Les montagnes ont encore une dernière lueur à leur sommet. Bonsoir, lumière. »

Elle ferma la fenêtre, entr’ouvrit la porte pour être sûrement avertie quand son père rentrerait ; elle se déshabilla, mais ne se coucha pas.

À minuit, le bruit des verrous poussés sans précaution par M. de Clairépée, le pas pesant d’un homme fatigué, lui apprirent la fin de l’expédition. Elle ferma doucement sa porte, de manière qu’on ne crût pas qu’elle avait veillé, et s’endormit.

Levée de bon matin, elle passa les premières heures à l’hôpital, où les dames de la Croix-Rouge, celles qui, depuis quatre semaines, avaient quitté Arles, Avignon ou Marseille, pour habiter l’hôpital de Saint-Baudile, se partageaient inégalement, mais non sans courtoisie, les besognes souvent confiées aux auxiliaires, lavaient, nettoyaient, fourbissaient et maintenaient tout en ordre dans la vaste maison, qui recevait autrefois des malades de la plaine de la Durance, et que l’administration militaire, le lendemain de la mobilisation, avait élevée tout à coup au rang d’ambulance de guerre. Plusieurs choses manquaient encore, pour que la médecine et la chirurgie fussent là chez elles, et bien servies.

À onze heures, par une chaleur qui changeait en braise la poussière des routes, elle rentra à l’Abadié. Le soleil était roux, sa morsure cuisante ; l’air brûlait les poumons. Comme elle allait franchir la grille rouillée qui limitait la cour, devant le mas, la jeune fille jeta un regard, au loin, sur les maisons du village, éclatantes parmi des verdures fanées, comme des abricots sur l’espalier. Elle se dirigea aussitôt vers la salle à manger, bâtie à gauche du vestibule, en face du salon. M. de Clairépée, fort exact dans ses habitudes, était déjà à table ; il se préparait à déjeuner d’un potage aux choux et d’une perdrix hasardée, dont le fumet emplissait la salle.

— C’est que, ma chère, je l’ai tuée mercredi, un peu avant l’ouverture ; elle ne pouvait plus attendre, même une heure. Que diable as-tu fait ce matin, si longtemps ?

Marie allait commencer le compte rendu de la matinée.

— Mais je ne t’ai pas dit : il y a une lettre d’Hubert.

— Ah ! quelle joie ! où est-il ?

M. de Clairépée acheva de manger l’aile de perdreau qu’il s’était servie, se versa une rasade de vin blanc de son clos de Haute-Garrigue, puis, fouillant dans sa poche et regardant Marie d’un air de dire : « tu vas voir, tu vas voir, » il retira de l’enveloppe une lettre écrite hâtivement, mais signée de cette signature montante, énergique, que soulignait une forte barre : Hubert. Il lut, en pesant sur les mots :

« Mon cher père, ma chère sœur, nous sommes en Belgique ; je n’ai pas de nouvelles du reste de l’armée ; nous allons toujours en avant, nous serons donc bientôt aux prises avec l’ennemi qu’on dit s’avancer de tous côtés. Mais, jusqu’à présent, rien que des traversées triomphales de villages. Les pauvres ! ils croyaient qu’ils seraient écrasés ; mais la bonne cavalerie française fait sa pointe, droit à l’ennemi. À peine si nous dormons. Nos chevaux n’en peuvent plus déjà. Nous, le cœur nous soutient. Au passage, on nous offre à boire ; nous buvons sans quitter l’étrier. « Vivent les Français ! Prenez bien garde aux Allemands ! On les dit à droite, à gauche ; mais maintenant que vous voici, on est tout rassuré ; buvez encore. » Le colonel lui-même, devant moi, a accepté un verre de bière qu’une belle fille flamande, encore plus blonde que toi, Marie, mais d’un blond où il y a plus de soleil, – n’est-ce pas curieux ? – lui offrait en riant. Il fait frais. Il y a bien, dans le ciel, un astre pâle d’où tombe la lumière ; mais ce n’est pas celui de chez nous. Les hommes du pays se plaignent du chaud. S’ils connaissaient nos garrigues à l’heure de midi ! Et il faut continuer. J’entends le canon : je vous dirai bientôt que j’ai reçu le baptême du feu. J’ai vu passer des blessés dans de grandes automobiles. Hier nous étions à Bouillon, aujourd’hui nous sommes à Neufchâteau. Au revoir, mon cher père, je ne sais à quand. Je vous embrasse, ainsi que la grave Marie. HUBERT. – P.-S. Embrassez mon petit Maurice pour son père. »

— C’est tout lui, dit Marie, dont les paupières cillaient plus vite que d’habitude, et qui ne mangeait pas : beaucoup d’allant, pas de plaintes, une provision d’espoir qu’aucun malheur n’épuisera.

— Nous sommes ainsi, nous autres, Marie, depuis huit siècles.

— Ce n’est pas nous seulement, c’est le pays. J’ai été frappée des mots, de la tournure, de l’expression qu’avaient ici quelques-uns des jeunes hommes, bien pauvres et bien inconnus, quand il a fallu partir.

— Il est vrai, dit le père. Nous devons l’exemple, mais nous ne sommes pas les seuls à le donner. Ce qui conserve la France, c’est qu’elle a beaucoup de grands cœurs, dans les fermes et dans les pauvres maisons, là où il y a une mère sainte et un honnête homme. Elle a de beaux fils partout. Sa principale force est dans ses moyennes gens, ses familles gênées, croyantes et unies.

Ils causèrent de l’absent pendant le reste du déjeuner. Le sujet était de ceux dont on pouvait parler indéfiniment avec Marie. Ils se souvinrent à deux, – les souvenirs, autrement, sont-ils complets ? – du grand chagrin qu’avait éprouvé Hubert en quittant l’armée, un an après son mariage. La femme d’Hubert, élégante, riche, capricieuse, et qu’il aimait passionnément, lui avait demandé ce sacrifice, sans prendre garde, étant fort jeune aussi, de quelles obligations, comme infinies, elle se chargeait elle-même, en privant son mari d’un métier pour lequel il était fait. Trop fine cependant, pour ne point entendre la leçon de la vie, elle avait commencé de voir, bientôt, que l’amour, même tendre et dévoué, que les ressources d’esprit d’une femme, même intelligente, ne remplacent pas tout ce qu’elle avait détruit. Puis la mort était venue, peu après la naissance de Maurice. La « jeune dame », comme on disait à Saint-Baudile, avait laissé, dans le cœur de son mari, de quelques proches, et de plusieurs qui l’avaient seulement vue passer, un regret tel qu’une longue vie n’en assure pas toujours. Joie éclatante du passé, on l’appelait encore, en famille, au conseil du présent. Que de fois on l’avait nommée ! Elle le fut de nouveau, ce matin-là, dans la salle de l’Abadié. On répéta :

— Pauvre petite ! Elle eut été fière aujourd’hui de son mari, et, malgré l’inquiétude, heureuse de le savoir à l’armée, parmi les camarades d’autrefois, défendant le pays, rattrapant ses galons en retard.

— Je ne doute pas qu’il ne revienne au moins capitaine, Marie, mais surtout, car c’est là ce qui importe, qu’il ne fasse bien son devoir.

— Modestement, c’est sa manière.

— Ardemment, ce fut toujours la nôtre.

— Ce sont deux choses qui vont ensemble. Quel joli cavalier il doit être, ses yeux gris de fer cherchant l’ennemi !

— Les yeux de Clairépée.

— Si bons quand ils nous regardent ! Ses hommes doivent l’aimer.

— Comme nous, comme tous. Dis-moi, quand il reviendra, voici ce que nous ferons…

Un rais de soleil, passant entre les battants des volets, frappait en plein corps le baron de Clairépée, qui ne sentait même pas la brûlure à cause de ces grands mots : France, armée, ennemi, sonnant autour de lui.

Au moment où elle apportait le dessert, Marine dit :

— Monsieur, c’est Verdier, le jardinier, qui demande à parler à monsieur.

Marie se leva pour retourner à la ville, et le garde entra, son chapeau de paille à la main. C’était un homme entre deux âges, tanné, noir de cheveux et crépu, renardin de visage, et dont les yeux n’étaient pas sûrs. Ils ne se posaient guère. Dans le pays, Verdier passait pour un bâtard de ces bohémiens qui viennent, depuis deux mille ans bientôt, sur la plage des Saintes-Maries. On l’appelait souvent, à cause de cela, le Caraque. Il était garde aussi, autant que ce métier peut se comprendre en un pays ouvert et dont les habitants, depuis Rome sans doute, considèrent comme un droit de municipe la liberté de parcourir la terre, un fusil à la main, de se baisser pour cueillir une grappe, de lever le bras pour détacher de l’arbre une pêche mûre à point : Cosa di niente. Il faisait cependant quelques promenades, au temps de l’ouverture, et s’amusait à faire du bruit, en tirant les émouchets et les pies.

— Buvez donc un verre, mon cher Verdier, j’ai là justement une bouteille de mon clos de la Garrigue.

Le garde alla chercher un verre dans l’office, but une gorgée, et fit claquer sa langue.

— J’ai une lettre d’Hubert, mon cher, et une bonne. Il est en Belgique. Ah ! cela fait plaisir de voir cette jeunesse si ardente, si dévouée.

— Ça se peut, monsieur !

— Qui sacrifie si volontiers son repos, sa famille.

— Que voulez-vous ? c’est son goût. Et puis, monsieur Hubert a bien le moyen.

— Comment, le moyen ? mais il a le cœur ; c’est tout. Le moyen, comme vous dites, n’y fait rien.

L’homme serra les lèvres, et secoua la tête, comme ceux qui refusent de recevoir certaines paroles, et reprit :

— Je voulais seulement dire, monsieur, que moi, je n’ai plus le moyen de vivre comme je vis. Tout commence à renchérir. Ce n’est pas avec les huit cents francs que vous me donnez, que je pourrai continuer d’élever ma famille.

— Deux enfants, Verdier !

— Ils mangent comme cinq, comme six peut-être ! Et je n’ai pas du dessert à leur donner tous les jours, comme vous !

— Bah ! mon cher, en faisant vos tournées, vous ne vous privez guère, – et je vous le pardonne, – de ramasser sous l’arbre une poignée d’amandes, une couple d’abricots, quelques poires ou pommes qui sont à moi ou à mes fermiers.

— Choses de rien !

— D’accord.

Ils se regardèrent l’un l’autre, le temps d’un éclair, et leurs yeux disaient nettement que c’était là un vieux sujet de querelle.

M. de Clairépée habitait depuis trop longtemps la campagne pour hasarder une proposition. Il savait qu’aux champs les concessions ne se retirent point, et voulait se donner quelques minutes de réflexion. Il bourra donc sa pipe avec lenteur, l’alluma, alla fermer le contrevent, car la lame de lumière le gênait à présent, puis, se rasseyant :

— Verdier, je puis faire quelque chose pour vous, mon ami, et améliorer votre condition. À partir d’aujourd’hui, je relève de cinquante centimes vos droits sur les bêtes puantes et sur les rapaces abattus.

Les lèvres minces du garde s’allongèrent d’un brusque mouvement, puis le visage redevint sérieux et fermé.

— Des bêtes puantes, des rapaces, j’en tue bien une douzaine par an, monsieur ! À dix sous pièce, c’est six francs d’augmentation que vous me proposez. Vrai, je ne peux pas.

M. de Clairépée fronça le sourcil, et resta quelques secondes sans répondre, troublé par la nécessité de prendre une décision, et par les conséquences probables que cette décision amènerait.

Sa nature aimable, son habitude conciliante, un peu de rouerie méridionale, le firent rapprocher sa chaise de celle que le garde occupait.

— Voyons, Verdier ! il faut être raisonnable…

Mais celui-ci se reculait d’autant, faisant glisser sa chaise sur le parquet. Il devenait évident qu’avant même d’entrer, il avait pris son parti.

— Voyons, Verdier, vous êtes depuis douze ans à l’Abadié.

— Douze ans de misère : je les ai comptés.

— Je ne suis pas riche, la guerre va diminuer mes rentes, et de plus d’une façon. Malgré tout, pourrai-je ajouter cinquante francs ?

— Ah ! que non ! que voulez-vous que je fasse de cinquante francs ?

— Mais, Verdier, ce que vous feriez de cent francs si je vous les donnais. Est-ce convenu ?

L’homme se leva, dur, plein de mépris pour celui qui aurait dû être riche, et qui ne l’était pas.

— Monsieur le baron, vous ferez faire votre jardin et garder vos terres par qui vous voudrez, mais pas par moi.

M. de Clairépée le regarda, qui se retournait déjà, et qui prenait la porte.

— Il n’y a pas de pauvres que parmi les gardes-chasse, dit-il, avec un petit tremblement dans la voix. Bonne chance ailleurs ! Quand réglerons-nous nos comptes ?

— Après-demain, dit l’homme en fermant la porte.

M. de Clairépée se sentit atteint par cette démission, qu’il pouvait appeler un acte d’ingratitude, car il avait toujours gouverné sa maison avec cordialité, et il comprenait difficilement qu’une raison d’intérêt pût séparer de lui ceux dont il avait besoin. Il lui semblait aussi, vaguement, que c’était là un commencement, et que la guerre changerait le train de sa vie. Aussi dit-il à demi-voix, élargissant cette conclusion : « Le monde va être bouleversé : personne ne tient plus en place. »

Il passa dans le grand salon, qu’il trouva désert. Un bouquet d’œillets sauvages, posé sur la table, dans un cornet de cristal, lui rappela Marie absente. La photographie sous verre, appuyée contre une pile de livres, d’un jeune officier de dragons, au front clair, aux yeux ardents, aux longues moustaches aussi légères que l’étaient les cheveux de Marie, augmenta sa peine. Il se demanda si, contrairement à son habitude, qui était de ne pas écrire dans la journée, il ne serait pas bon d’ouvrir le manuscrit, et de se perdre, pendant une heure ou deux, dans l’histoire des aïeux, pour oublier la sienne propre, qui s’assombrissait. Mais il n’eut pas même ce courage. Il attira donc, comme il faisait chaque jour d’été, à l’heure chaude, les contrevents, et, ayant ainsi muré le peu de fraîcheur que gardait son Abadié chauffé par le grand midi, il monta dans sa chambre, s’étendit sur son lit, fenêtres closes, et fit la sieste « pour se donner du cœur ».

Dans l’hôpital de Saint-Baudile, Marie, pendant ce temps-là, travaillait. Aidée par deux sveltes garçons de Provence, qui montaient et descendaient les étages avec vitesse et enchantement, sur leurs espadrilles silencieuses, elle accrochait, aux tringles de fer qu’ils avaient clouées aux murs, des rideaux de percale, afin que la lumière et la chaleur ne fussent pas trop incommodes aux futurs blessés, à ceux que le Service de Santé avait « promis ». Dans l’hôpital, il n’y avait encore, comme disait la directrice, que les « accidentés, » c’est-à-dire des soldats de l’arrière qui s’étaient foulé le pied, ou entaillé la main, ou froissé l’épaule en travaillant dans la région. Marie portait déjà, bien entendu, le costume de la Croix-Rouge ; c’est à peine si quelques mèches blondes, qu’elle disait rebelles, passaient sous le bandeau et révélaient la couleur de la chevelure. Comme elle descendait de l’échelle où elle était, depuis une heure, perchée, elle entendit, derrière elle, le pas solide, mais souple encore, de la directrice, et elle se retourna.

— Ah ! ma très chère, quelle chaleur ! dit la voix la plus chantante du midi, un contralto puissant et exercé.

Et madame Deguiller de la Move tendit à sa jeune amie ses deux mains moites.

— Nous avançons. Mais quelle chaleur ! j’ai cru que je mourrais d’insolation en traversant la cour. Heureusement, nous n’avons pas encore nos blessés.

Elle s’assit, et fit asseoir Marie à côté d’elle, sur un lit aux couvertures bien tirées, bien bordées, et, la regardant avec une admiration protectrice :

— J’ai reçu de Paris la réponse.

L’émotion aviva tout à coup la couleur du visage de Marie.

— Eh bien, madame ?

— La demande est ajournée.

— Je ne pars pas pour les hôpitaux du front ? on me refuse ?

Elle était devenue toute blanche en disant cela.

— Mais non, petite ; nous ne sommes qu’au début de la guerre : votre offre très généreuse sera sans doute acceptée plus tard. Pour le moment, Dieu merci, vous restez avec nous. Comme vous voici émue !

— C’est vrai. Quand on a un frère si brave, n’être que raisonnable !

— Dites autrement dévouée, dans un autre service, mais dur aussi, croyez-moi, à la longue. Allons, venez plier du linge avec votre infirmière-major, cela reposera votre âme.

Elles suivirent, côte à côte, l’une un peu forte, l’autre plus grande et fine, toutes deux de jolie allure, le couloir entre les deux rangées de lits, traversèrent une autre salle voisine, puis, tournant dans l’aile droite de la vieille abbaye, s’enfermèrent dans un appartement voûté, meublé seulement de tables rangées autour des murs, et sur lesquelles se trouvaient amoncelés des ballots de linge encore serrés dans des toiles d’emballage.

Madame Deguiller de la Move, d’une bonne noblesse bourgeoise, depuis quarante ans au moins établie, était la femme riche, sans enfants, primesautière et bonne, d’un ancien magistrat, de vingt ans plus âgé qu’elle. Il avait eu, jadis, un certain nombre d’idées générales, de celles qu’on trouve dans les œuvres des autres, et s’étant mis à écrire, avait pris part aux concours de diverses Académies. Couronné une première fois, M. de la Move, tout comme d’autres, avait fait imprimer, sur ses cartes de visite, ces mots : « Lauréat de l’Institut. » La même chance lui échut de nouveau, et quelqu’un dit : « Mais, mon cher, vous êtes bilauréat. » L’honnête magistrat vieillissait ; il fit imprimer un cent de cartes avec la mention « bilauréat de l’Institut. » Il avait gardé le surnom. Depuis quelques années, il était sujet à des courbatures d’intelligence. Pendant des semaines, selon ses propres expressions, il vivait sans penser. Sa femme ne faisait peut-être pas un très dur sacrifice en quittant sa maison, pour habiter, jour et nuit, l’hôpital de Saint-Baudile. Mais c’était une dévouée, une tendre, une amie ingénieuse, que la misère de son foyer, dont elle ne parlait jamais, inclinait en secret vers la peine d’autrui. Tout en pliant les draps, avec Marie, et les mettant en piles, sur la table, elle sut, pour consoler cette peine jeune, retrouver une vivacité d’argumentation, des mots justes, des intonations et jusqu’à des jeux de physionomie, qui la rendaient plus proche et compagne de Marie. Elle lui fit comprendre que la durée possible du service augmenterait le mérite de ce que « la petite » jugeait facile, et que l’acceptation du devoir d’hôpital, simple et prolongé, demande autant de courage que le métier des armes. « Ah ! ma petite amie, disait-elle, l’ennui qui ne change pas fait bien des saints inconnus. »

Le soir, quand elle revint à l’Abadié, Marie se garda de rien dire à son père. Il eût été si troublé à la pensée qu’il avait failli perdre Marie, après Hubert ! Peut-être, d’ailleurs, ne quitterait-elle jamais cet hôpital d’arrière pour les ambulances du front. Si, plus tard, on l’appelait, elle préviendrait M. de Clairépée quelques jours d’avance, pas beaucoup de jours. Elle y était de longtemps résolue, elle avait dit elle-même à sa vieille amie, qui l’approuvait : « Il faut un peu de surprise à notre courage, vous ne trouvez pas ? »

Du palier du premier étage, où ils venaient de se rencontrer, ils descendirent ensemble, le père et l’enfant, dans le vestibule, et, de là, sortirent sur une terrasse d’une quinzaine de pas de largeur, où poussaient, parmi le sable usé et surtout le long des clôtures, des pourpiers jaunes et rouges. Il fallait monter trois marches pour pénétrer, au delà, dans le jardin proprement dit, aménagé dans une dépression de ce plateau de roches et de terres caillouteuses, qui barre la plaine à l’est du village. On y voyait, bien haute, sur la gauche, la haie tutélaire des cyprès. Depuis quatre-vingts ans déjà, ils défendaient le domaine. Malgré un temps si long, leur poil n’avait pas jauni, leur hampe n’avait pas plié ; seule, la pointe s’inclinait vers le sud, flexible, perchoir où l’oiseau de passage se pose un moment, dressé, les cuisses hors de la plume. De l’autre côté du jardin, poussaient des grenadiers les mieux feuillus du monde : entre les deux, les plates-bandes étaient négligées. Des pêchers de plein vent dressaient leur branchage grêle au-dessus de quelques légumes et de beaucoup d’herbe folle, devenue magnifique dans les vieux terreaux tissés et encore riches. Au bout de cet enclos, le mur était rompu, sur plus de dix mètres, ruine ancienne qui n’avait jamais été relevée. Par-dessus les pierres éboulées, M. de Clairépée et sa fille, inclinant à droite et suivant la dépression du plateau, gagnèrent la grande garrigue, large d’au moins cinq cents mètres et que les anciens avaient connue toute rayée par les vignes. Il n’y avait plus maintenant, du vignoble d’autrefois, qu’une bande plus étroite et par endroits hésitant à vivre, qui s’en allait finir en pointe vers le sud-est. Le reste était cailloux, racines, ronces, fleurs, arbustes sauvages, ce que la Provence nomme d’un mot antique, « ermas, » l’inculte, le désert. Et, au bout de la vigne, commençaient les oliviers, maigres aussi, et dont le feuillage, en corbeilles très ajourées, n’empêchait pas, comme on le devine, d’apercevoir le gris des roches ni la couleur fauve du terroir. En arrière, et comme on dominait Saint-Baudile, la vue était belle, surtout pour ceux qui, depuis leur enfance, l’avaient pour horizon. Marie et son père, par les pistes, s’avancèrent assez loin, et bientôt, l’un près de l’autre, ils s’assirent, tournés vers le village, d’où venait par moment un bruit de voix, ou de porte fermée avec violence et heurtant ses arrêts. Car il faisait grand vent, et des nuages couraient.

— Marie, dit M. de Clairépée, je dois te dire que les choses ne vont pas bien pour la France.

— Je le sais par les premiers blessés qui sont arrivés ce matin. Mais nous avons eu trop à faire et je n’ai pu lire les journaux.

— Je t’ai amenée ici, pour te raconter ce que j’ai appris. Nous sommes en solitude. Vois-tu, quand je parle de la France, et que je le plains, j’ai toujours peur qu’il n’y ait quelqu’un pour écouter, et pour s’imaginer ensuite que je doute d’elle.

— Ah ! douter, jamais ! Nous pouvons avoir des insuccès : mais tout cela sera vengé.

— Je le crois. Cependant, il faut que je te dise : les Allemands se sont emparés de Liège.

— C’est déjà vieux.

— Vieux, parce que la guerre va au galop : il y a treize jours, le 17 août.

— Oui, mais le jour même, les troupes anglaises débarquaient en France !

— Le 20, les Allemands entraient encore à Bruxelles. Le 20 aussi, nous étions battus à Sarrebourg, dans la chère Lorraine, nos troupes se repliaient sur le Grand-Couronné de Nancy. Enfin, le même jour où tombait Bruxelles, il y avait une grande bataille à Charleroi, et nous la perdions. Le 25, ils détruisaient Louvain.

— Ne m’en dites pas tant ! Est-ce qu’il y aurait encore autre chose ?

— Hélas ! la forteresse de Longwy est tombée, il y a trois jours. Maubeuge a été investie il y a deux jours, et à présent, d’après ce que racontent les officiers, – j’ai causé avec deux d’entre eux, ce matin, à la gare, – nos armées sont en pleine retraite. Où s’arrêteront-elles ?

La jeune fille se retourna vivement vers lui.

— Et Hubert ? Sa lettre était si joyeuse ! Que sera la prochaine ?

— Il est dans le flot qui recule, à moins, – je ne veux pas penser à cela… – Et puis, vois-tu, quand il y a un grand malheur, ce n’est pas à ses fils qu’il faut penser : c’est à la Mère souveraine. Ma grande douleur, c’est elle.

Marie, les mains jointes sur ses genoux, regarda un peu de temps l’horizon de la plaine, et cette lumière qui s’éteignait dans le calme. Puis elle tendit la main à son père, et dit :

— Je souffre de ne pas être un homme et de ne pouvoir les rejoindre là-haut.

Ils restèrent silencieux un assez long temps, pensant aux mêmes choses, et tâchant de dominer chacun sa douleur, afin de ne pas augmenter celle de l’autre. Ce fut le père qui reprit le premier la pleine possession de soi-même.

— Marie, dit-il, ces grands malheurs publics doivent nous faire aimer mieux, et mieux accomplir le petit devoir quotidien. Je suis content que tu te donnes, comme tu le fais, à ton travail d’infirmière. Quand les blessés vous arriveront…

— Cinq sont arrivés vers onze heures ;… je croyais l’avoir dit…

— Ils viennent ?

— Du nord, je crois. C’est madame de la Move qui s’est occupée d’eux ; j’ai dû faire, jusqu’au soir, des courses : beaucoup de choses nous manquaient pour eux. J’ai appris seulement qu’ils avaient bon moral.

— Nous sommes des blessés, nous aussi : faisons comme eux. Une pensée m’est venue…

— Laquelle ?

— C’est un peu pour te la confier que je t’ai amenée ici. À partir de demain, je serai brancardier à ton hôpital. C’est un modeste emploi, mais il faut qu’il soit tenu.

— Ah ! que c’est bien !

— Non, c’est médiocre : mais je ne peux faire mieux.

Marie, de ses deux bras, attira vers elle la tête de son père, et l’embrassa. Il y eut, vers le sud, un appel de sirène.

— Tu entends ?

Marie répondit :

— J’avais oublié de vous le dire : la fabrique d’obus a ouvert ses portes aujourd’hui, au delà de Saint-Baudile, près du Réal. C’est Clarens qui a transformé son moulin à huile. Je ne sais qui lui a prêté des fonds, sans doute le gouvernement. Les ouvriers sont venus : hommes, femmes, tout entre là.

— Un des mauvais gars de la région, ce Clarens, un homme de l’autre midi, d’ailleurs. Je lui pardonnerai s’il fait de bons obus. La guerre, c’est une si bonne occasion de pardonner ! Tout le monde souffre.

Marie hocha la tête, et dit très bas :

— Croyez-vous ?

Ils demeurèrent encore une petite demi-heure dans la garrigue, essayant de causer comme aux temps heureux, mais ils faisaient effort pour paraître, l’un à l’autre, libres d’esprit ; ils cherchaient ce qu’ils pourraient se dire qui ne fût pas triste, et ils finissaient par avoir peur des silences.

Le soleil se couchait ; l’odeur pénétrante de la terre moissonnée et des pierres longtemps chauffées commençait de voyager dans la brise du soir. M. de Clairépée et Marie rentrèrent presque sans mot dire à l’Abadié. Marie retrouva son sourire de bravoure quand, sur le seuil de la vieille maison, elle dit à son père, comme s’il n’avait point été question entre eux d’autre chose :

— Vous ne sauriez croire le plaisir que vous m’avez fait, en me promettant de servir avec moi nos soldats.

Maurice, de toute la vitesse de ses petites jambes de quatre ans, accourait vers elle. Il venait de la cour, près de la route, et avait traversé la maison.

— Tante Marie, jouez avec moi !

Il levait les bras, il suppliait, également prêt à rire ou à pleurer. Une constante passion l’animait. C’était un enfant nerveux, volontaire et tendre. Marie le plaignait d’être seul, et pour lui donner l’illusion qu’il avait une grande sœur, lui obéissait très souvent.

Elle retourna donc au jardin, joua au loup, chanta, dansa, se mit en nage comme une pensionnaire, puis, la cloche ayant sonné pour le dîner, elle enleva dans ses bras, elle emporta, blotti contre elle-même, ce petit qui avait trouvé son nid entre l’épaule et le cou incliné de sa tante, et qui demandait :

— Tante Marie, il faut le promettre ?

— Quoi encore ?

— De toujours jouer avec moi ?

— C’est promis.

— Même quand vous serez vieille ?

— Mais oui.

— Quand vous aurez…

— Combien ?

— Quand vous aurez trente ans ?

Marie répondit une dernière fois, le visage incliné vers la joue de l’enfant :

— Oui, mon Maurice, je te promets, même quand je serai vieille, de rester ta grande amie.

Et lui, pour la remercier, dans sa joie d’être compris, il l’embrassait ardemment.

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