IX La fête des rois

Le lendemain, il faisait froid ; le ciel tendu de nuages gris sans une déchirure, diminuait la beauté de la terre de Provence. Marie quitta l’hôpital de meilleure heure que de coutume, la cuisinière n’éteignit pas le feu qu’elle avait allumé dès le matin, et l’Abadié entier respirait une odeur d’herbes aromatiques et de beurre roux, lorsqu’un chasseur, coiffé du béret, appuyé sur deux cannes, apparut derrière la grille qu’on avait fermée, peut-être pour avoir le plaisir de l’ouvrir et de montrer qu’on n’entrait pas dans la maison comme dans un moulin. Ce fut d’ailleurs la seule petite tromperie de cette réception, qui fut tout de suite simple et cordiale. Marine vint jusqu’à la grille, en levant les épaules, car de sa vie elle n’avait fait un trajet inutile comme celui-là.

— En voilà, des simagrées, pour un simple poilu ! grommelait-elle.

L’ayant considéré, à travers les barreaux, avant de tourner le bouton de la porte, elle ajouta, se parlant à elle-même :

— Joli garçon, ma foi !

Puis, tout haut, de son plus fier accent du Midi :

— Au moins, vous êtes bien monsieur Pierre Lancier ?

— Comme vous êtes Marine, à ce qu’il me semble.

Elle s’épanouit : elle vit qu’on avait parlé d’elle, et, aussitôt, dans son cœur, elle ajouta cet hôte à tous ceux pour lesquels elle avait travaillé sans se plaindre.

M. de Clairépée venait au-devant de l’Alsacien, en se frottant les mains.

— Ah ! monsieur, quel froid rigoureux !

— Vous trouvez ? Nos printemps d’Alsace sont pleins de jours pareils : s’il fallait se plaindre pour si peu, un bon tiers de l’année ne serait qu’un gémissement.

— Entrez vite ; vous n’êtes pas fatigué ?

Pierre était las au contraire, et tout pâle quand il entra dans la pièce qui précédait le salon.

Là, derrière la porte, Maurice aux cheveux bouclés, Maurice, excité par les préparatifs de la fête des Rois, attendait, avec une ardeur extrême, l’invité. Dès qu’il l’entendit s’approcher, il ouvrit la porte de ce qu’il appelait sa maison, parce que sa petite âme enthousiaste, depuis plus d’une semaine, y habitait jour et nuit. Et, comme s’il était chargé de faire, en vérité, les honneurs de son domaine imaginaire, l’enfant, bien campé, les yeux levés et brillants, salua de la tête le grand soldat, et dit :

— Bonsoir ! Dites, monsieur, venez voir mes Rois ?

Puis, prenant la main droite, qui tenait serrée la poignée de la canne, l’attirant avec précaution, il amena Pierre à l’angle de la pièce, près de la fenêtre, où, par les soins de Marine et du grand-père de Clairépée, menuisier ordinaire de l’Abadié, la crèche avec son Enfant-Jésus, sa Vierge, ses princes et leur suite, avait été dressée, décorée et fleurie. Les plus grands personnages étaient là de par l’Évangile, l’étoile de même, et la paille ; ceux de moindre crédit, de par la tradition ; les robes, de par les mains de Dido ; la joie des pèlerins et leur accoutrement venaient du fond des temps ; leur grâce et plusieurs de leurs noms venaient de la Provence. Car, sous le toit fait en baguettes rabotées qui laissaient voir le ciel, si les Mages arrivaient, les Bergers, premiers appelés, trouvaient place encore, et demandaient à rester, avec leurs moutons, et leurs bergères vêtues comme les filles d’Arles et coiffées du velours. Vingt bougies allumées formaient la rampe devant ce bel appareil, que des branches de genévrier, de nerprun, de chêne vert, d’olivier, coupées dans la Petite Crau et formant barrière, enveloppaient de leur parfum, et séparaient du monde où nous vivons.

Maurice n’avait pas quitté des yeux le visage de Pierre Ehrsam ; il le considérait avec cette insistance, cette passion de connaître à laquelle quelque chose répond, nous ne savons de quelle manière, et qui demande : « Êtes-vous un ami des enfants ? Les comprenez-vous ? Les aimez-vous ? Dois-je vous aimer ? » Il suivait, sur la physionomie de Pierre, le mouvement d’une curiosité amusée et d’une foi attendrie. Il n’y avait pas de doute : le grand soldat d’Alsace, ce bel homme aux moustaches brunes, au col orné d’un cor de chasse, prenait plaisir au cortège de Gaspard, Melchior et Balthazar, comme un petit gars du mas de l’Abadié ! Et le cœur du petit s’ouvrait, et il s’emplissait d’admiration et d’amitié pour l’homme qui voyait encore tout ce que voit un enfant.

— Regardez, monsieur, le roi nègre ! Grand-père l’a repeint hier. Moi, j’ai dit ce soir, devant la crèche, Notre Père et Je vous salue, Marie… Regardez la belle Madeleine, qui ressemble à ma tante…

— Tais-toi, Maurice !

Mais l’enfant reprenait, caressant la main de celui qui était à présent son ami :

— Avez-vous des Rois, chez vous ?

Il fut ravi d’entendre cette réponse :

— Oui, petit, en Alsace, on fête aussi les Rois. Tiens, voici ce que je chantais, ce jour-là, quand j’étais tout jeune.

De sa voix grave, Pierre, se penchant, fredonna un Noël alsacien…

Und überm stall wo’s kindlein war…

Il s’arrêta.

— C’est vrai, Maurice, tu n’y comprends rien : je vais chanter le Noël en français.

« Et au-dessus de l’étable où se trouvait l’Enfant naissant,

L’astre arrêta son vol, ô merveille !

À genoux, prosternés, ils offrirent

L’or, l’encens et la myrrhe.

Nous vous offrons aussi nos biens, notre corps et notre âme ;

Seigneur, accueillez l’offrande, faites qu’il n’y manque rien ! »

— Que c’est joli ! Merci monsieur ! À présent, tante Marie, chantez le Noël de chez nous ?

M. de Clairépée se tenait à droite, et Marie à gauche. Elle sourit à l’enfant de cire, puis à l’autre, et elle chanta deux couplets :

« De gendarmo

Sout lis armo

N’i’a cinq o sieis regimen ;

An un fort bèl équipage

D’estafié, lacai o page

Abiha superbamen.

Dins la villo

Mai de millo

An mai de pou que da mau ;

An quasi tòui près l’alarmo,

En sounjant que li gendarmo

Loujaran dins sis oustau. »

Mais elle ne traduisit pas. Maurice battit des mains.

— C’est vrai ! ils devaient avoir peur, dans Bethléem ! Cinq ou six régiments à loger, et tout noirs peut-être ?

— Allons, Maurice, assez bavardé : va dormir. Tout le monde te gâte : jusqu’aux blessés de la guerre qui chantent pour toi…

Quand l’enfant eut embrassé son grand-père et Marie, selon la coutume, il voulut embrasser Pierre. Et ces premières minutes, sous le toit de l’Abadié, mirent plus d’intimité entre l’Alsacien et ses hôtes, que n’eût fait une heure de conversation.

— Ce que vous voyez chez moi, dit M. de Clairépée, vous le verriez chez mon ami, Meste Francès Bouisset, fermier du mas ; dans toutes les maisons de la campagne et du village, et au loin, et peut-être même, – je l’ignore, – chez ce Maximin Fustier, commissionnaire en huiles à Graveson, mon locataire, qui vous reconduira ce soir à l’hôpital.

Quand Pierre se fut assis, dans le salon, devant la cheminée où brûlait un maigre feu, – deux branches de mûrier, un rameau de chêne vert, – Marie demanda :

— J’ai vu, monsieur, que vous aviez reçu la meilleure des réponses, à la commission, – vous vous souvenez ? – que vous m’aviez prié de faire pour vous ? L’infirmière-major a télégraphié, et madame votre mère est venue.

— Son second voyage en France : le premier ayant été son voyage de noce. Je n’espérais guère qu’elle viendrait ; j’ai été surpris que le bonheur fût si prompt : nous sommes habitués, nous autres d’Alsace, à désirer longtemps nos joies.

Elle le regarda, un peu étonnée, et dit, en s’asseyant :

— Nous vous recevons dans une très vieille maison, qui n’a d’autre valeur que de n’avoir pas changé de maître, depuis deux cents ans passés.

— En effet, dit M. de Clairépée, nous pouvons dire, ou plutôt on dit de nous que nous sommes de vieille noblesse ; cela veut dire aussi, bien souvent, de famille pauvre autant qu’ancienne. Chez nous, pas de mariage avec de riches héritières, peu d’héritages ; j’en ai manqué un cependant que nous croyions sûr.

Comme il aimait à conter, et que, répétant ses histoires, il retrouvait aisément certaines formules plaisantes, autrefois essayées, il tendit les mains à la flamme, puis, montrant un pastel, à droite de la cheminée :

— Tenez, le voici justement, cet oncle de Vertin, ce petit homme cassé au museau fin. On le disait fort riche. Mon père comptait en hériter, et il est mort avant lui. J’ai eu, je l’avoue, cette même pensée, dans les moments difficiles qui ne m’ont pas manqué. Monsieur de Vertin avait malheureusement une imagination excessive. Propriétaire d’un vaste territoire dans la Crau, il entreprit d’épierrer son domaine, pour y planter je ne sais quoi, et il s’y ruina. La victoire resta aux cailloux du Rhône ; le bonhomme vécut encore assez longtemps ; il avait une de ces santés déplorables qui sont fidèles, qui inclinent vers elles les bienveillances, tempèrent les jalousies, donnent à espérer aux héritiers : mais c’est un vain calcul, mon cher monsieur, elles durent. Mon oncle est mort à quatre-vingt-trois ans, et ne m’a rien laissé. J’ai continué de cultiver la foi et la France dans les cœurs qui me sont confiés,… et puis, mes prés, mes olivettes, mes vignes ; celles-ci, je vous l’apprends, sont de très digne espèce ; vous boirez ce soir du vin qu’elles m’ont donné.

Il se leva, alla prendre dans un meuble bas, vitré, où de hautes rayures fauves, d’autres d’un pourpre foncé, et le pointillement d’or des titres et des filets indiquaient un trésor de livres anciens, un gros volume relié en veau, l’ouvrit à une page qu’il n’eut pas besoin de chercher longtemps, et en se rasseyant et mettant le livre sur ses genoux, fit une moue de connaisseur. Il lut alors une page des mémoires d’un chanoine du XVIIIe siècle, qui terminait ainsi sa description de la région située entre Eyragues et Châteaurenard : « Ses meilleurs crus sont ceux du Castelet, de l’Arête, des Agriotes, et, plus que tout, celui du clos des Garrigues, vin d’une vivacité particulière, estimé dès le temps de Philippe-Auguste, comme l’atteste Philippe le Breton, poète de ce prince… La bonté du vin ne contribuerait-elle point à la santé et à la gaieté de ses habitants ? »

— J’en suis persuadé, dit Pierre. L’Alsace aussi boit le vin de ses vignes.

— Comment l’avez-vous quittée ?

— Je vais vous le dire.

Marie ne disait rien. Elle regardait et écoutait, tantôt son père, tantôt ce soldat venu de si loin en Provence, et, dans son esprit méditatif et secret, elle se formait un jugement. Pierre commençait de raconter son évasion et ses premiers mois au service de la France. M. de Clairépée, qui avait prévenu Marie, s’attendait à prendre de nouveau la défense du pays contre les critiques que l’Alsacien ne manquerait pas de faire. Il était préparé sur ce sujet mieux que sur tous les autres. Mais non, Pierre expliquait posément son projet, depuis longtemps arrêté, la lutte journalière, obscure et comme sans espoir, contre l’étranger en toute chose hérétique, infatué et blessant ; puis, tout à coup, quittant le ton rude et mesuré, laissant l’ennemi, il rapportait les mots drôles du peuple à la tête carrée, il disait des traits qui manifestaient clairement l’extraordinaire passion de cet homme pour son Alsace. En parlant de l’Alsace, il devenait lyrique, et Marie s’étonnait qu’un industriel d’une vallée des Vosges eût ainsi, pour exprimer sa pensée, une forme abondante, ardente et précise. Elle demanda :

— Je ne suis pas le moins du monde surprise, comme certains peut-être de mes compatriotes, – elle souriait en disant cela, – que vous parliez si bien français. Mais, la correction n’est pas tout, et je m’étonne…

— De quoi, Mademoiselle ?

— De ce qui la dépasse, dans ce que vous dites. D’où vous vient cette habitude des nuances ?

— De nos mères, Mademoiselle. Si vous venez jamais à Masevaux, vous serez émerveillée de trouver, dans ce grand bourg de montagnes, des femmes qui n’ont pas l’éclat, ni peut-être l’accent des riveraines du Rhône, mais dont l’esprit a quelque chose de vif, de méridional et d’ancien.

— Comme vous aimez l’Alsace !

— Je n’ai guère pensé qu’à elle, Mademoiselle, comme beaucoup de ceux qui sont nés là, parce qu’elle était à toute heure menacée. Depuis notre enfance, nous avons vécu dans le combat, il faut bien que nous sachions pour qui nous avons combattu. Ce que je vous dis de mon pays, si vite, si mal, ce sont les Allemands qui nous ont obligés à le leur dire d’abord. Il n’y a pas, en Alsace, un homme de vieille souche alsacienne, fabricant, forestier, maire de village, cultivateur propriétaire de sa ferme, qui ne vous parût nuancé, lui aussi, et par là, très français.

— Bravo !

Elle se tut, et le dialogue fut repris par M. de Clairépée.

Exaltant l’Alsace, comme toujours, Pierre ne jugeait plus sévèrement la patrie retrouvée. Il regardait parfois Marie, que la conversation intéressait, et qui le laissait voir. Il admirait qu’elle sût se taire, étant jolie et spirituelle. Elle lui apparaissait dans un décor nouveau, et non plus en costume d’infirmière, mais chez elle, vêtue d’une robe tailleur de drap sombre, toute simple. La lumière du feu, celle des derniers rayons du jour entrant par la fenêtre, s’unissaient pour faire valoir ce cou mince et nacré ; ce visage que modelaient des jeux de physionomie indiqués à peine, de commisération, d’approbation, de gaieté, de peur, d’attente, sans que les traits fussent en mouvement ; cette chevelure aux ondes libres, que le voile ne serrait plus. Il eût voulu retenir, fixer dans sa mémoire, l’image de cette petite tête fière, écouteuse, où devaient s’agiter des pensées qu’aucune parole ne communiquait. Il se disait : « La sagesse doit écouter ainsi. Comment nous juge-t-elle, son père et moi ? »

Marine vint avertir que le dîner était servi. Il fut long. Dido était preste. Elle avait mis son grand costume, un ruban de velours bleu à la pointe du chignon, sa chapelle blanche, son tablier de soie. Mais Marine, dans sa cuisine, découpait ou dressait lentement les plats. Les trois convives avaient l’air de ne s’en point apercevoir.

La conversation était devenue cordiale. On s’embarrassait peu d’idées générales ; Marie, habilement, amenait puis ramenait Pierre Ehrsam vers les choses d’Alsace, et, comme il arrive lorsqu’on fait parler un homme de son enfance, de ce qu’il connaît et de ce qu’il aime, Pierre se plaisait à raconter la vie à Masevaux. M. de Clairépée et Marie répondaient en citant quelque trait de la Provence. Le menu avait été composé par un chasseur gourmet. Des alouettes prises au collet succédaient à des palombes qu’avait expédiées la veille, par hasard, le propriétaire d’une palombière des Pyrénées. M. de Clairépée faisait goûter à son hôte le vin des divers cépages de son cru, et terminait cette revue par un verre de « Clos de la Garrigue de 1893 ».

— Buvez-le avec respect, disait-il, c’est le dernier cadeau royal que m’a fait une vigne aujourd’hui aux trois quarts morte, dont je brûle les ceps.

En même temps, Dido présentait, au bout de ses bras, la tourte molle et sucrée, pareille à celles que les ménagères de toute la Provence avaient préparées, ce soir-là, pour fêter les trois rois successeurs des bergers.

Après le dîner, Marie, M. de Clairépée et Pierre revinrent dans le salon, et s’assirent devant la cheminée. Ils formaient un demi-cercle. M. de Clairépée était à droite et Marie au milieu. Comme il arrive lorsque la sympathie est réciproque, sans appuyer, sans avoir une très nette conscience de ce qu’ils faisaient, mais par une pente naturelle, étant voisins, Pierre et Marie s’interrogèrent réciproquement sur leurs goûts. Ils ne cherchaient point à se tromper, ils parlaient comme s’ils s’étaient connus d’assez longue date, ils étaient devenus sérieux ; par moments, leur jeunesse montait à leurs lèvres, et changeait le timbre de leurs voix. La gaieté du dîner était passée. Un peu de rêve était venu. Ce fut une sorte d’entretien émouvant. Le père, à son tour, se taisait. Comme l’heure s’avançait où Pierre devait reprendre le chemin de la ville, Marie demanda :

— Pourquoi devenez-vous sombre ? Moi, je ne suis pas sombre ! Voyez !

Il ne répondit pas. Le visage de Marie s’éclaira d’une joie jeune. Pierre la regarda un long moment, et dit :

— Vous avez le sourire catholique.

Elle se mit à rire tout à fait.

— Comment dites-vous ? Il y a un sourire catholique ?

— N’en doutez pas. Vous ne pouvez pas comprendre comme nous, qui avons des villages catholiques et d’autres protestants. J’ai de très bons amis protestants, mais ils n’ont pas la manière de sourire que vous avez eue : l’âme qui s’ouvre, une lumière candide, qui vient et qui s’en va comme le jour, paisiblement.

Il ajouta, plus bas :

— Je ne l’oublierai plus.

Et ils ne se dirent plus rien, jusqu’à ce que la pendule eût sonné neuf heures. M. de Clairépée, que le dîner avait un peu assoupi, se leva et dit :

— Je suis sûr que Maximin Fustier est déjà à la porte. Ce brave n’est jamais en retard.

Il ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour, et aperçut, en effet, à travers la grille, la petite charrette du fermier, le dos du cheval, et le rayon de la lanterne qui, de son cône lumineux, coupait l’ombre de la nuit. Pierre, au bras de son hôte, refît le chemin du salon à la porte de la maison. Il allait très lentement, troublé par la pensée que cette soirée allait finir, sentant bien que demain, et à jamais, il regretterait d’avoir dit si peu de choses, de ne point avoir laissé deviner l’émotion qu’il emportait au fond de l’âme. Les nuages, là-haut, s’étaient divisés ; la lune, à moitié pleine, éclairait la maison, le sable, les arbres. Il s’arrêta, à l’entrée de la cour.

— Ah ! dit-il, j’ai perdu la tête : j’ai oublié mes deux cannes !

M. de Clairépée allait faire signe à Marie : « Va les chercher ? » Elle les avait prises en passant, et elle les donna. Ce ne fut rien, ce ne fut que la rencontre d’une pensée inquiète et d’une autre déjà vigilante. M. de Clairépée s’avança vers la voiture. Demeuré sur le seuil avec Marie, Pierre dit alors :

— C’est probablement un adieu que je vous fais, mademoiselle. J’ai idée que je ne resterai pas longtemps à l’hôpital.

Au lieu de lui répondre, elle demanda, et pour la seconde fois, dans les yeux qui ne se détournaient pas, il vit la profondeur de l’âme :

— Monsieur, avant que vous ne partiez, j’ai une question à vous faire.

— Laquelle ?

— Mon père m’a dit que vous aviez été sévère pour la France, en causant avec lui. D’autres aussi m’ont rapporté que vous aviez critiqué durement ma patrie, qui est la vôtre à présent.

— C’est vrai.

— Je ne sais pas tout ce que vous avez dit, il est probable qu’il y avait du vrai : nous sommes d’un pays admirable, mais sur lequel on peut aussi pleurer.

— C’est joli ce que vous dites.

— Non, ce n’est pas joli, c’est vrai seulement. Je ne cherche pas mes phrases. Si nous avions le temps, si nous n’étions pas au commencement d’une absence qui sera peut-être de toujours, – elle rougit un peu d’avoir employé ces mots « au commencement d’une absence », car cela signifiait que cette soirée du 6 janvier serait une date pour elle, – je vous aurais prié de me dire votre pensée sur un si grand sujet.

— Ah ! que je regrette, dit-il, essayant de rire et n’y parvenant pas, de ne pas avoir entendu la défense que vous auriez faite !

— Je ne suis pas savante, je vous aurais donné mes idées de femme, qui n’auraient pas été aussi fortes que les vôtres, ni retournées en tous sens, comme les vôtres. Cela ne se peut plus, je vous dis seulement : « Aimez-la bien », et je vous demande pourquoi, ce soir, vous n’avez pas touché ce sujet, qui vous tient tant à cœur ? J’ai essayé de vous y amener.

Il la regarda encore, et répondit :

— Je n’ai pas osé.

— Pourquoi ?

— Vous êtes…

— Je suis ?

— Si Française ! La France même !

Ils s’acheminèrent, sans plus rien se dire, vers la grille. M. de Clairépée avait serré la main du commissionnaire en huiles, homme d’âge moyen, dont la figure tannée, pleine et rasée, avait une singulière expression de fausse politesse et d’ironie.

— Quand vous me disiez, Maximin, que vous vouliez me parler, je supposais bien que c’était, comme vous le dites, au sujet de votre terme. Eh ! mon cher, je comprends, vous êtes en retard : vous voulez un délai ?

L’homme, assis sur la banquette de bois, tournant le dos à la lune, se pencha au-dessus de la roue, et, de la main droite qui avait lâché les guides, faisant un geste d’exorde :

— Pas précisément, monsieur le baron. Je suis des vieilles classes, je vais être appelé : il faut vous attendre à ne rien recevoir de ma femme, de ma fille ou de mon gendre qui reste, péchaire ! à cause de la poitrine qu’il a faible.

— Mais justement, Maximin, ils restent trois : c’est assez pour continuer votre commerce. Ils sont connus, ils peuvent, l’un ou l’autre, visiter vos clients. Je vous remettrais bien quelque chose du loyer ; mais tout, c’est impossible ! Si ceux qui me doivent ne me payent rien, dites-moi, que me reste-t-il ?

La main oratoire du locataire fit de nouveau un geste. Elle montra, dans la nuit, l’invisible campagne, la Petite Crau qui dormait, la route, les champs et les vignes de la plaine.

— Eh ! monsieur le baron, il vous reste l’immensité.

Cela, fut dit sur un ton musical, avec une apparence de bonne foi, qui en eût imposé à tout autre qu’à un propriétaire du pays.

— Et puis, reprit-il…

À ce moment, Pierre et Marie s’approchèrent. Pierre, aidé par M. de Clairépée, monta dans la carriole. Il y eut des mots d’adieu. Le petit cheval, de toutes races, comme son maître, enveloppé, au plus large du ventre, par la lanière du fouet, partit au menu galop, et la voiture, avec ceux qu’elle emportait, se perdit au détour de la route. On ne vit plus, et pour quelques secondes encore, que le pinceau de lumière de la lanterne, qui courait à la pointe des buissons, du côté de Saint-Baudile.

— Marie, dit M. de Clairépée, voilà maintenant Maximin Fustier qui ne me paiera pas ! ils finiront par nous mettre sur la paille ! Heureusement, Meste Francès Bouisset, et quelques autres, ceux qui sont de la vieille Provence, ont gardé l’habitude de payer ce qu’ils doivent. Ils ne font pas comme ceux-ci, qui cherchent dans les lois le droit d’être malhonnêtes !

Marie parut entièrement insensible à la plainte. Elle ferma les portes, éteignit le feu du salon, pour aider Marine qui veillerait ce soir plus tard que de coutume, et monta dans sa chambre. Elle sentait, avec une certitude entière, et une grande inquiétude, que ces heures de la fête des Rois mettaient fin à la paix de son âme, à cette maîtrise de soi qu’elle avait gardée si fermement. Désormais, quelque chose de nouveau était en elle, non pas un amour sans doute, mais une image, un souvenir qu’elle ne chasserait pas aisément. Ce jeune homme n’était qu’un inconnu, un passant ; demain il aurait, à jamais, quitté la Provence. Pourquoi les mots qu’il avait dits lui revenaient-ils à l’esprit, avec tant d’insistance, et de mollesse, et comme le refrain d’une chanson ? « Vous êtes la France ! » Ah ! que ces mots-là avaient pénétré avant dans ce cœur, que d’autres compliments n’auraient pas ému ainsi ! Là, sur le sable de la cour, entre la maison et la grille, elle avait entendu cette déclaration qu’il fallait bien appeler d’amour cependant, qu’un autre que ce fils d’Alsace n’aurait pas trouvée.

Elle se reprocha d’avoir provoqué elle-même ces paroles dont l’écho se prolongeait et la troublait. Comment avait-elle commis l’imprudence d’interroger Pierre Ehrsam ? pourquoi cette hâte de savoir, comme si, vraiment, le caractère, les goûts, l’histoire de ce jeune homme eussent eu pour elle une importance grande ? Il n’avait fait que répondre, avec empressement, c’est vrai, et elle avait joui de ces confidences, de cette intimité d’un moment. Quelle faiblesse ! Et à présent, quelles pensées désemparées !

Elle ouvrit la porte du cabinet de toilette où couchait Maurice. L’enfant endormi, la paix souveraine embellissant son visage déjà de belle forme, lui fit envie. « Non, dit-elle, je n’aime personne plus que toi, mon petit, que toi et ton père. Tu peux être sûr de moi. Il est vrai que je ne comprends pas pourquoi j’ai tant de mal, ce soir, à reprendre possession de moi-même : mais c’est tout ; rien n’est changé. »

L’ayant regardé ainsi, plus longuement que d’ordinaire, elle crut s’apercevoir que Maurice respirait avec peine. Elle attendit. Elle écouta. Par instants, le souffle calme et pur s’arrêtait ; une angoisse rapide, qui ne réveillait pas l’enfant, le faisait se redresser à demi et tendre le cou, puis la tête retombait sur l’oreiller, si lourde de sommeil, si bien abandonnée, toute rose dans le creux de l’étoffe blanche, que Marie fut bientôt rassurée.

Ceux qui avaient ainsi, dans le secret de leur âme, commencé de s’aimer, ne devaient plus se revoir, si ce n’est un moment. Le médecin-chef de l’hôpital, auquel on avait annoncé de nombreux blessés venant de la région de Crouy, où nos troupes avaient fait une attaque malheureuse, visita toutes les salles, le 12 janvier, de bon matin, et, quand il vint à Pierre Lancier qui s’habillait dans la chambre au midi :

— Vous, mon brave, dit-il, vous êtes tiré d’affaire. Vous avez pu aller, de votre pied, le jour de la fête des Rois, jusqu’au château de l’Abadié, – ne niez pas, je suis ravi pour vous des relations que vous vous êtes faites en ce pays ; – mais quand on peut, presque sans boiter, faire une promenade comme celle-là, on ne doit plus occuper les places réservées à d’autres plus malades. Vous achèverez de vous guérir chez vous. Un congé de convalescence d’un mois, hein ? Ça vous va ?

— Permettez-moi de refuser, monsieur le médecin-chef.

— Comment, refuser ?

— Mais oui, je ne me suis pas engagé pour me reposer. Puisque vous me jugez rétabli, j’aime autant rejoindre tout de suite mon bataillon.

Le major considéra un instant celui qui refusait de se laisser mettre à l’abri, et répondit, sans marquer le moindre sentiment :

— C’est bien, vous partirez après-demain.

Deux jours plus tard, Pierre se tenait, avec un groupe de convalescents ou d’hommes déjà guéris, dans le vestibule de l’hôpital ; il se demandait s’il partirait ainsi, n’ayant pas eu le moindre mot d’adieu de celui et de celle qui l’avaient accueilli à l’Abadié, car, depuis huit jours, Marie et M. de Clairépée n’avaient pas reparu, et le bruit courait que la jeune fille était malade. Le départ devait avoir lieu à deux heures. Le caporal infirmier avait quitté le bureau de l’Administration, et se promenait dans la cour. Devant lui passèrent tout à coup, descendant de l’automobile d’un médecin qui les avait amenés jusqu’à la porte de l’hôpital, monsieur et mademoiselle de Clairépée. Celle-ci ne semblait pas avoir été malade ; le teint animé par la course, elle était plus rose au contraire que de coutume. Dès qu’elle eut monté les marches du vestibule, elle chercha des yeux, rapidement, quelqu’un parmi les soldats. Pierre, debout le long d’une colonne, comprit que ce regard le demandait, et s’avança.

— Nous voulions vous dire au revoir, monsieur, mais mon neveu, dans la nuit même des Rois, a été pris d’une fièvre très forte : nous avons cru le perdre.

— Il est mieux ?

— Sauvé. C’était une attaque de croup. Je n’ai pas vécu. Encore à présent il est faible : mais nous avons voulu, mon père et moi, vous souhaiter bonne chance.

— Oui, bonne chance à l’Alsacien qui combat pour nous, dit M. de Clairépée, quittant d’autres soldats auxquels il venait de dire adieu. Croyez que nous garderons bon souvenir de votre passage à l’Abadié, monsieur. Et vous ?

Pierre allait répondre. Son regard rencontra celui de Marie. Elle aussi, elle interrogeait, mais ce n’était pas chez elle curiosité ou politesse mondaine. Il sembla à Pierre qu’elle attendait une réponse plus sérieuse que ne l’était la question. Pas un des traits de ce beau visage de femme ne trahissait l’émotion, tout était sous le commandement d’un esprit fier : mais le regard, direct, pressant, inhabile à tromper, demandait : « Si vous n’avez, du soir des Rois à l’Abadié, qu’un pauvre souvenir de soldat en congé et de voyageur qui ne reviendra pas, dites-le : vous rejoindrez dans l’oubli d’autres qui ont passé. »

Pierre répondit, moins calme qu’elle en apparence, mais leurs deux cœurs battaient de la même émotion, à cause des mots qui allaient venir et qui porteraient en eux de l’éternel :

— Je vais rentrer dans une solitude bien pire qu’auparavant.

Aussitôt elle lui sourit, de ce divin sourire qu’il aimait. Elle lui tendit la main.

M. de Clairépée avait-il compris tout le sens de ces mots et de ces jeux de physionomie ? Souvent, les hommes les plus fins, occupés d’autres pensées, n’ont rien vu d’un amour qui ne se cachait pas. Toute la salle bruissait et remuait. Il demanda, mettant la main sur l’épaule de Pierre :

— Jeune homme, nous devions, l’autre jour, discuter quelques-uns de vos préjugés contre la France. Vous vous souvenez ?

— Oui, monsieur, et nous avons parlé de tout autre chose.

— Je ne sais comment cela s’est fait ! Mais, quand vous serez au repos, là-bas, après les combats, si vous avez du temps à dépenser…

— Cela m’arrivera.

— Écrivez-moi, et donnez-moi de vos nouvelles. Je serai charmé d’apprendre qu’à l’expérience, vos jugements se sont modifiés. Dix lignes seulement, si vous voulez : est-ce convenu ?

Pierre s’inclina.

— Allons les enfants, chargez les musettes, et en avant pour la gare !

La voix du caporal sonna dans le vestibule et dans les couloirs. Les hommes qui devaient partir s’avancèrent, hors des groupes formés tout autour du vestibule. Quelques-uns rejoignirent en courant le peloton des blessés guéris. Des cris s’élevèrent, s’engouffrèrent sous l’arc de la porte, et les suivirent : « Au revoir, les gars ! Bonne chance ! Ne vous en faites pas !… » Puis tout s’apaisa. Lorsque les partants montèrent dans les automobiles pour gagner la gare, quelques képis se levèrent, et un béret. Il ne resta plus, entre les quatre colonnes ou le long des murs du vestibule, que des soldats habillés de pyjamas, de robes de chambre, de vieilles tuniques et de vieux pantalons rouges, et qui reprirent les divers chemins des salles où les heures sont longues.

Marie monta au premier étage. Elle passa par le couloir qui faisait le tour du pavillon de gauche. Quand elle fut devant la fenêtre de la chambre que Pierre avait occupée, elle considéra le paysage familier, les toits en pente, le creux vert où passait un canal d’irrigation, et, du regard, suivit la route, reconnaissable par endroits, à travers la plaine. Jamais certainement elle n’avait porté tant d’intérêt à la route de Graveson. Elle aperçut, très loin, un nuage de poussière. Puis, comme celles qui ont un secret nouveau, qu’elles ne savent pas encore porter, elle s’en alla, les mains jointes sur la poitrine, les yeux mi-clos, le visage transparent et ravi.

— Oh ! ma belle, dit madame de la Move, en la retrouvant, qu’avez-vous donc ? Vous êtes comme un printemps !

— C’est peut-être, dit Marie d’un air innocent, que nous avons une bonne lettre d’Hubert ?

Et elle embrassa tendrement l’infirmière-major, qui avait les bras accueillants.

Elle ne mentait pas. Le matin même, Hubert avait écrit :

« J’ai attendu, sous les obus, trois jours et trois nuits, l’ordre d’attaquer. Je n’ai rien. Sans cette maudite crue de l’Aisne, la cavalerie aurait eu son rôle à jouer. Ce sera pour plus tard. Sais-tu le bruit qui court, Marie ? Au printemps, ou cet été, c’est-à-dire bientôt, les grands chefs établiraient des permissions. Vois-tu cela ? Permission de retourner à l’Abadié ! Non, la vois-tu cette fête ? Revoir papa, Marie, Maurice, et Marine, et les choses qui m’ont attendu ! Ne raconte pas cela. Il faut se défier des joies en herbe : c’est souvent du chiendent ! »

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