IV Masevaux reçoit la France

D’autres colonnes étaient entrées en Alsace, par d’autres points de la frontière.

Dans la matinée du vendredi 7 août 1914, à Masevaux, on savait, à n’en plus douter, que les Français allaient descendre. Madame Ehrsam, pensant qu’ils ne manqueraient pas de défiler sur la place du Marché, s’était invitée à passer la matinée chez une jeune femme de ses amies et de sa parenté lointaine, qui logeait dans un de ces hôtels à larges fenêtres, bâtis au XVIIIe siècle, pour les dames du chapitre noble de Masevaux. Le futur général Kléber, alors inspecteur des bâtiments publics à Belfort, avait disposé ces maisons en éventail, autour d’une cour ouverte, par quoi est agrandie, au sud, la place du Marché. Elles sont toujours debout, intactes, élégantes et sévères. Des bourgeois tranquilles les habitent. Un peu avant dix heures, madame Ehrsam sonna donc à la porte de l’hôtel, pénétra dans le vestibule, orné de panoplies d’armes anciennes, au milieu desquelles pendait, accrochée à la muraille, une trompe de chasse. Il fut convenu que les deux dames attendraient, dans le salon, l’arrivée des troupes. Anna devait donner des nouvelles. Anna, Française de cœur, bien entendu, mais surtout curieuse de toute nouveauté, avait en effet suivi sa maîtresse, et grimpé, avec la femme de chambre de l’hôtel, dans les combles, d’où l’on pouvait découvrir les pentes du Südel. Deux fois, elle cria par la cage de l’escalier :

— Madame, on ne voit rien encore !…

Mais, comme dix heures sonnaient, l’Alsacienne cria :

— Madame, c’est les Français ! Madame, venez vite !

Madame Ehrsam et la jeune femme montèrent dans la pièce de débarras ; les domestiques leur firent place et s’écartèrent de la fenêtre, mais pas de beaucoup, et il y eut, en réalité, quatre têtes d’Alsaciennes, encadrées par la même lucarne, et tendues vers la montagne.

— Où sont-ils donc, Anna ?

— Comment, madame ne les voit pas ? le point rouge là-haut ; cet autre ; ils sont dix, vingt, trente…

— Mais oui, chère amie, reprit la jeune femme : dans le pré, à la lisière, là où les sapins font une grande courbe.

Il n’y avait point de doute : sur la pente verte, les soldats de chez nous descendaient en courant. Ils s’approchaient des vergers, d’autres commençaient seulement à sortir de l’abri des bois, et se mettaient à courir.

— Dites, comme ils se dépêchent !

— Ce n’est pas étonnant : ils reviennent chez eux.

— On dirait des cerises qui roulent sur l’herbe.

— Que ne sont-ils venus vingt ans plus tôt !

— Mais ils viennent, ma chère ; le passé est mort ; ils seront ici dans un quart d’heure, au train dont ils vont ! J’embrasse le premier que je rencontre !

— Moi aussi ! dit Anna.

— Tiens, ils lèvent les bras, est-ce qu’ils nous saluent ?

— Non, ils ne peuvent pas nous voir ; ils cueillent des prunes dans les branches.

— Ils peuvent grappiller ! Ils croquent en courant ; ils ne savent pas s’il n’y a pas d’Allemands cachés dans les maisons, près de l’Odilienbächle, dans les petites maisons vieilles de la rue des Gants, de la rue des Tisserands ;… ils ont confiance… Ils sont trop vite en confiance, les Français, vous ne trouvez pas ?

— Mais non, pas ici ; il n’y a pas d’Allemands dans Masevaux, du moins qui soient armés ; tous les fonctionnaires ont décampé… Les soldats de la France sont les victorieux, les victorieux, les victorieux !

Madame Ehrsam, les larmes aux yeux, se retira de la fenêtre, et dit :

— Combien d’autres auraient voulu voir cela !

— Dans cinq minutes, ils seront ici, répondit son amie. Anna, Marie, allez dans le jardin, cueillez toutes les fleurs !

Les quatre femmes descendirent ; on entr’ouvrit la porte qui donne sur la grande place. Partout, les gens couraient. Sous les tilleuls et les ormes de la place du Marché, des gamins interrompaient leurs jeux, se mettaient en ligne, et guettaient, prêts à crier.

Ils ne vinrent pas tout de suite, les Français, sur la place du Marché. Ayant franchi la Doller au pont de l’Hôpital, ils passèrent devant l’église de Saint-Martin, et, par la Grand’Rue, se dirigèrent vers la gare, rapidement. Sans doute, on leur avait dit que des réservistes alsaciens devaient partir, ce matin-là, pour l’Allemagne. Les soldats marchaient sur les trottoirs, le long des maisons, sur deux files, et, malgré les recommandations qu’on leur avait faites, ils avaient l’arme à la bretelle. Est-ce que le pays n’était pas ami ? Ils avaient chaud d’avoir tant couru ; ils riaient ; ils regardaient les fenêtres, les portes, les enseignes ; quelques-uns mangeaient encore des prunes cueillies dans la montagne ; ils disaient à toute rencontre, pour apprivoiser les gens : « N’ayez pas peur, mes amis, on vient pour vous délivrer. » En tête, au milieu de la chaussée, bien assis sur son cheval, un gros adjudant de dragons servait d’éclaireur. Dans sa main droite, il tenait son revolver levé. Quand un magasin, demi-fermé, lui paraissait louche, il éperonnait son cheval, il allait voir, se penchait sur sa selle, et reprenait la route.

Quand ils furent arrivés à la gare, les Français apprirent que le train pour Mulhouse était parti depuis près de deux heures.

Alors, les compagnies se séparèrent, pour occuper différents points de la ville, et pour s’y montrer. L’une d’elles, par la rue de la Mairie, déboucha sur la place du Marché, près des arbres plantés en quinconce, près des enfants qui, penchés, moitié craintifs et moitié rassurés, disaient à haute voix, pour toutes les fenêtres en éveil :

— Voilà le capitaine !

— Il a un pistolet, mais il ne tire pas avec !

— Regarde l’écusson : 42e d’infanterie.

— Le régiment de Giromagny, papa l’a dit ! Bonjour, messieurs !

— Tiens, le drapeau à présent !

— Mais non : ils n’en ont pas !

— Regarde, au bout de la place !

En effet, à la fenêtre d’une maison, au fond de la place, un drapeau tricolore, le vieux drapeau de la compagnie des pompiers, du temps de Napoléon III, emblème depuis quarante-quatre ans proscrit et caché, apparut et flotta. Une femme attachait la hampe au fer forgé d’un balcon.

Les premières acclamations retentirent. Des têtes se montrèrent aux fenêtres. Les rues commencèrent à verser les curieux sur la place. À ce moment, la porte de l’hôtel s’ouvrit tout à fait, et la jeune femme, qui était en noir, et qui marchait bien, et qui portait au bout de son bras toutes les fleurs de son jardin, s’avança vers le capitaine. Elle ne se trompa point ; elle laissa passer le cavalier ; elle alla droit à l’officier qui était à pied. Elle ne savait trop que dire, elle n’avait pas réfléchi, elle était effarouchée et glorieuse. Elle hésita, tendit d’abord les fleurs, puis elle dit, bien haut :

— Tenez, monsieur : c’est Masevaux qui vous le donne !

Et tout le peuple applaudit. Les soldats étaient au repos. Déjà, on s’approchait d’eux, on leur demandait : « Où allez-vous loger ? Venez chez nous ? » L’officier, entouré maintenant, interrogé lui aussi, s’entretenait avec plusieurs anciens, notables de la ville ou simples camarades de l’armée d’autrefois, qui se présentaient à lui, et lui serraient la main, personne ne voulant être oublié. Des cyclistes allaient et venaient, portant des ordres. Les spectateurs disaient :

— Voilà une belle force chez nous : mais ce soir, mais demain, il en viendra bien d’autres !

Comme pour leur donner raison, et leur faire prendre patience, voici que vingt dragons, en patrouille depuis l’aube et courant la vallée, arrivèrent sur la place. Ils croisèrent la compagnie d’infanterie, qui allait prendre possession des cantonnements et préparer la soupe. La tête haute, la latte battant la selle, contents d’avoir fait l’étape et de commencer la guerre en faciles vainqueurs, ils mirent pied à terre. Plusieurs attachèrent leurs chevaux à la fontaine qui est au milieu de la place. Et, regardant autour d’eux, ils cherchaient aventure.

L’un d’eux s’était tourné du côté de l’hôtel dont le jardin n’avait plus une fleur. La porte était encore ouverte. Il avait chaud. Anna et sa compagne lui firent signe : « Venez boire un coup ? » Il eut un rire bon enfant, et, traînant ses bottes, il monta le perron, embrassa Anna, puis l’autre. La salle à manger était tout près. Pour faire honneur au Français, elles l’y firent entrer, certaines que madame trouverait cela fort bien. Sur la table, à côté du verre qu’elles remplissaient jusqu’au bord du vin de Ribeauvillé, il y avait encore des tiges et des feuilles coupées, émondage du bouquet. Mais comme le cavalier allait sortir, essuyant sa jeune moustache du revers de sa main, il aperçut, pendu au mur du vestibule, la trompe de chasse.

— Mes belles, dit-il, ça me connaît : je suis piqueur chez monsieur le baron de Raiville ! Donnez-moi ça !

Anna, qui ne savait que le dialecte alsacien, riait, avant même que sa compagne lui eût expliqué la phrase. Le soldat décrocha la trompe, s’avança sur le perron, et se mit à sonner une fanfare. Ah ! comme il sonnait bien, les joues creusées par l’effort, la poitrine tendue, les yeux aux nuages ! Il y eut des cris et des battements de mains. Un flot de peuple arriva. Des fenêtres se rouvrirent. Il arriva aussi un sous-lieutenant du 42e qui, voyant ce cavalier célébrer à sa manière l’entrée des Français dans Masevaux, s’approcha, et dit, en riant :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Mon lieutenant, c’est mon instrument : je suis piqueur. Je parie que vous n’avez jamais entendu sonner ce que je vas sonner ?

Mettant de nouveau ses lèvres sur l’embouchure, les joues de nouveau formant le museau, le coude levé, la tête au soleil et hardie, il lança de belles notes galopantes, un salut sonore, que le lieutenant ne reconnut pas.

— En effet, qu’est-ce que c’est que cet air-là ?

Le cavalier, renversant et secouant la trompe de cuivre, répondit :

— Mon lieutenant, ça ne se joue pas souvent : c’est le changement de royaume.

Fier, regardé, admiré, applaudi, il alla raccrocher, au mur du vestibule, le vieux cor qui jamais plus ne sonnera le changement de royaume.

Avant la nuit, les dragons étaient repartis ; le bataillon du 42e s’était confortablement installé dans Masevaux ; les derniers agents officiels de l’Allemagne avaient fui ; des voitures, des bancs, des échelles, formaient, à la sortie de la ville, du côté de l’est, des barricades derrière lesquelles, armés du lebel que les gamins se montraient du doigt, les fantassins attendaient la charge toujours possible des patrouilles de uhlans.

Avant que la nuit fût toute close également, comme la mère de Pierre et de Joseph rentrait chez elle, ne pensant plus qu’à ce grand événement quelle allait raconter à Joseph, – car, l’autre, où était-il, où lui écrire ? – elle recevait la visite d’un ingénieur de la vallée de Thann, bien ému, lui aussi.

— Ah ! madame, quel changement ! toutes nos vallées sont en mouvement et en joie ! J’ai quitté Thann il y a deux heures, et voici ce que j’ai vu : les Français descendaient de la montagne !

— Comme ici.

— Vous connaissez la route : tantôt une fabrique, tantôt une maison, un cabaret, une boutique, eh bien ! tout le monde était aux portes.

— Tout comme à Masevaux.

— Le plus beau, ce fut à la grille du grand parc de monsieur Lauth. Il était là avec toute sa famille, le vieux chef d’industrie qui avait bien connu le temps français. Il avait fait dresser une table toute chargée de verres et de pichets pleins de vin, et, à mesure que les soldats passaient, il les servait lui-même, madame, lui-même ; et les hommes venaient, et tous buvaient à la santé de l’Alsace, à la santé de la France. Le canon de leur fusil, à tous, était fleuri. Les balles n’auraient pas pu passer. En vérité, madame, dans la vallée de Thann, ce soir, il n’y a plus de fleurs dans les jardins…

— Chez mon amie non plus !

Quelques jours après, Mulhouse était prise ; hélas ! quelques jours encore, Mulhouse était perdue, et les troupes de France, rappelées pour couvrir Paris, déjà menacé de loin, se repliaient. Mais Thann restait français, et de même Masevaux, et de même Dannemarie, les trois vallées sacrées qui furent préservées, et sans combat, et sans deuil, redevinrent françaises.

Un peu avant la fin du mois d’août, madame Ehrsam recevait la première lettre de Pierre. Il était à Besançon ; sa mère lui écrivit : « Je suis Française aussi. ».

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