IX La rencontre

Jean revint d’assez bonne heure à la gare de Strasbourg, et prit le train pour Obernai où il avait laissé sa bicyclette. En faisant la route d’Obernai à Alsheim, il aperçut, dans les prairies que traverse le Dachs, près de Bernhardsweiler, une seconde cigogne, immobile sur un pied.

Ce fut même la première chose qu’il dit à Lucienne, rencontrée sous les arbres du parc. Elle lisait, habillée d’une robe gris de lin avec des applications de guipure au corsage. Ses yeux intelligents se levèrent en souriant de la page qu’ils parcouraient, lorsqu’elle entendit le bruit de la machine sur le sable. Jean sauta à terre, Lucienne l’embrassa, et dit :

– Mon cher, que tu me manques donc ! Que diable fais-tu toujours en voyage ?

– Des découvertes, ma chère sœur. D’abord, j’ai vu deux cigognes, arrivées au jour sacré, 23 avril, exactes comme des notaires.

Une moue des lèvres rouges montra le peu de cas qu’elle faisait de la nouvelle.

– Ensuite ?

– J’ai passé trois heures dans les bureaux de la conservation des forêts, où j’ai appris…

– Tu diras ça à mon père, interrompit-elle. Je vois tant de bois, vivant et mort, ici, que je n’ai aucune envie d’en avoir l’esprit volontairement occupé. Raconte-moi donc une nouvelle de Strasbourg, une toilette, une conversation avec quelqu’un du monde ?

– C’est vrai, dit en riant le jeune homme ; j’ai fait une rencontre.

– Intéressante ?

– Oui, une ancienne connaissance de Munich, un lieutenant de hussards.

– M. de Farnow ?

– Lui-même, le lieutenant au 9ehussards rhénans Wilhelm von Farnow. Qu’as-tu donc ?

Ils étaient à la moitié de l’avenue, protégés par un massif d’arbustes. Lucienne, brave et provocatrice comme toujours, croisa les bras et dit, calmant sa voix :

– Il y a qu’il m’aime.

– Lui ?

– Et que je l’aime.

Jean s’écarta de sa sœur pour la mieux voir.

– Cela n’est pas possible !

– Et pourquoi donc ?

– Mais, Lucienne, parce qu’il est Allemand, Prussien, officier !

Il y eut un silence, le coup avait porté. Jean devint, tout pâle. Il reprit :

– Tu n’ignores pas, non plus, qu’il est protestant ?

Elle jeta son livre sur le banc, et relevant la tête, et toute frémissante sous la contradiction :

– Crois-tu que je n’aie pas réfléchi ? Je sais tout ce qu’on peut dire. Je sais que le monde d’Alsace, le monde intolérant et borné dont nous sommes entourés, ne se gênera pas. Oui, on criera, on m’accusera, on me plaindra, on essaiera de m’ébranler, et tu commences, toi, n’est-ce pas ? Mais je te préviens que les arguments sont inutiles, tous les arguments… Je l’aime. Ce n’est pas à faire, c’est fait. Et je n’ai qu’un désir : savoir si tu seras pour ou contre moi. Car ma résolution, mon ami, ne changera pas.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! fit Jean, en se cachant la figure dans ses mains.

– Je ne croyais pas que cela pût te faire tant de peine. Je ne comprends pas. Est-ce que tu partages leur haine stupide ? Dis ? Je surmonte bien mon émotion pour te parler ! Dis donc ? Parle donc ? Tu es plus pâle que moi, qui suis cependant seule en cause !

Elle lui prit les mains, et lui découvrit le visage. Et Jean la considéra un moment d’un air étrange, comme ceux dont le regard n’a pas encore été rejoint par la pensée.

Puis il dit :

– Tu te trompes : nous sommes tous deux en cause, Lucienne !

– Pourquoi ?

– L’un contre l’autre, parce que j’ai aussi un amour à t’apprendre : j’aime Odile Bastian !

Elle fut épouvantée de ce qu’elle entrevit dans ce nom d’Odile, et touchée en même temps, parce que l’argument était un argument d’amour, et une confidence. Toute son irritation tomba subitement. Lucienne pencha la tête sur l’épaule de son frère. Ses coques de cheveux blonds mêlés de roux se gonflèrent et s’ébouriffèrent contre le cou de Jean. Elle murmura :

– Mon pauvre Jean,… la fatalité nous poursuit… Odile Bastian et l’autre… Deux amours qui s’excluent… Ah ! mon pauvre cher, c’est le drame de famille qui se perpétue par nous !…

Elle se redressa, ayant cru entendre un pas, et, prenant le bras de son frère, continua, nerveusement :

– Nous ne pouvons pas causer ici… Il faut pourtant que nous nous disions autre chose que des noms… Si mon père nous surprenait, ou maman, qui travaille, au salon, à je ne sais quelle sempiternelle tapisserie… Ah ! mon ami, quand je songe qu’à quelques pas d’elle nous échangeons des secrets comme ceux-là, et qu’elle ne s’en doute pas !… Mais nous d’abord, n’est-ce pas ? nous !…

Elle eut un instant la pensée de revenir à la maison et de monter dans sa chambre avec Jean. Puis, se décidant pour un meilleur abri :

– Viens dans les champs ; là, personne ne nous troublera.

Au bras l’un de l’autre, pressant le pas, se parlant à voix basse et par phrases brèves, ils sortirent par la grille, dépassèrent un peu l’extrémité de l’enclos, et, à droite de la route, qui était plus haute que les terres voisines, ils descendirent la pente d’un sentier dont on voyait la bande grise presque à l’infini, entre les blés naissants. Déjà chacun d’eux, après la première minute de surprise, d’accablement, de peine véritable causée par la pensée de ce que l’autre allait souffrir, chacun avait fait retour sur soi-même.

– Peut-être avons-nous tort de nous troubler, dit Lucienne en s’engageant dans le sentier. Est-il certain que nos deux projets soient inconciliables ?

– Oui : la mère d’Odile Bastian n’acceptera jamais que sa fille devienne la belle-sœur d’un officier.

– Que sais-tu, toi-même, si cet officier n’aurait pas préféré entrer dans une famille moins arriérée que la nôtre ? dit Lucienne blessée. Ton projet peut aussi nuire au mien.

– Pardon, je connais Farnow : rien ne l’arrêtera.

– À vrai dire, je le crois ! fit la jeune fille, dont le visage se releva et rougit d’orgueil.

– Il est de ceux qui n’ont jamais tort.

– Parfaitement.

– Tu fais partie de ses ambitions.

– Je m’en flatte.

– Tu peux donc être bien tranquille : il n’aura pas d’hésitation… Les scrupules viendront du côté des Bastian, qui sont des raffinés d’honneur…

– Ah ! s’il t’entendait, dit Lucienne en quittant le bras de son frère, il se battrait avec toi !

– Qu’est-ce que cela prouverait ?

– Qu’il a senti l’injure comme je la sens moi-même, Jean. Car M. de Farnow est homme d’honneur !

– Oui, à sa façon, qui n’est pas la nôtre.

– Très brave ! Très noble !

– Féodal plutôt, ma chère, c’est leur noblesse… Ils n’ont pas eu le temps d’avoir celle d’après… Peu importe, d’ailleurs. Je ne suis pas d’humeur à discuter… Je souffre trop… Tout ce que je veux dire, c’est que ma demande sera repoussée ; – je le devine ; j’en suis sûr ; – et que M. de Farnow ne comprendra pas pourquoi, et que, s’il le comprenait, il ne reculerait pas, il n’aurait pas l’idée de se sacrifier… En disant cela, je ne le calomnie pas ; je le pénètre.

Ils marchaient, enveloppés d’une lumière tiède dont ils ne jouissaient pas, entre de longues bandes de moissons jeunes qui riaient inutilement autour d’eux. Dans la plaine, quelques remueurs de terre, les voyant passer l’un près de l’autre, et se promener, les enviaient. Lucienne ne pouvait nier que les pressentiments de son frère fussent raisonnables. Oui, cela devait être ainsi, d’après ce qu’elle-même connaissait de M. de Farnow et des Bastian. En toute autre circonstance, elle eût plaint son frère, mais l’intérêt personnel parlait plus haut que la pitié. Elle éprouva une sorte de joie trouble, lorsqu’elle entendit l’aveu de ces craintes de Jean. Elle se sentit encouragée à ne pas être généreuse, parce qu’elle le sentait inquiet. Et, ne pouvant pas le plaindre, elle se rapprocha du moins de lui, et lui parla d’elle-même.

– S’il y avait plus longtemps que nous vivions ensemble, Jean, tu aurais su mes idées sur le mariage, et je t’étonnerais moins aujourd’hui… Je me suis promis de n’épouser qu’un homme très riche. Je ne veux pas avoir peur pour mon lendemain. Je veux être sûre, et dominer…

– La condition est remplie, dit Jean avec amertume. Farnow a de grandes terres en Silésie. Mais il est également lieutenant au 9erégiment de hussards rhénans !

– Eh bien ?

– Officier dans une armée contre laquelle ton père s’est battu, ton oncle s’est battu, et tous tes parents de même, tous ceux qui avaient l’âge de porter les armes.

– Sans doute… Et moi-même, mon ami, je n’aurais pas demandé mieux que d’épouser un Alsacien. Peut-être même l’ai-je désiré sans le dire… Mais je n’ai pas trouvé ce que je souhaitais. Presque tout ce qui avait un nom, une fortune, une influence, a opté pour la France… c’est-à-dire abandonné l’Alsace après la guerre… On a appelé cela du patriotisme… Les mots servent à tous les usages, en vérité… Qu’est-il resté ? Tu peux compter facilement les jeunes gens d’origine alsacienne, appartenant à des familles riches, et qui auraient pu prétendre à épouser Lucienne Oberlé…

Elle continua en s’animant :

– Mais ils ne m’ont pas demandée ; ils ne me demanderont pas, ceux-là, mon cher ! Voilà ce que tu n’as pas compris, peut-être ? Ils se sont écartés, avec leurs parents, parce que mon père se ralliait. Ils ont mis notre famille en interdit. Moi, je suis, par voie de conséquence, celle qu’on n’épouse pas. Leur intolérance, l’étroitesse de leur conception de la vie m’a condamnée. Ils m’appellent « la belle Lucienne Oberlé », mais aucun de ceux qui me regardent avec plaisir et qui me saluent avec une affectation de respect n’oserait braver son monde et faire de moi sa femme. Je n’ai donc pas à choisir, et tu n’as pas de reproche à m’adresser. La situation est telle que, bon gré, mal gré, je ne serai pas demandée par un Alsacien… Ce n’est pas ma faute… J’ai su ce que je faisais, je te l’assure, quand j’ai accepté M. de Farnow.

– Accepté ?

– En ce sens que je suis liée, évidemment. J’ai été, l’automne dernier, mais surtout depuis quatre mois, l’objet d’attentions sans nombre, de la part de M. de Farnow…

– C’est lui qui était à cheval, là, sur la route, le soir de mon retour ?

– Oui.

– C’est lui qui visitait dernièrement la scierie avec un autre officier ?

– Oui, mais je l’ai vu surtout dans le monde, à Strasbourg, quand mon père me conduisait dans les dîners et dans les bals… Tu sais que maman, à cause de sa médiocre santé, mais surtout à cause de son aversion pour tout ce qui est allemand, s’abstient généralement de m’accompagner… M. de Farnow ne s’abstenait jamais… Je le rencontrais sans cesse… Il avait toute liberté de me parler… Enfin, quand il est venu ici, justement, il a demandé à mon père si j’autoriserais une première démarche. Et, ce matin même, après déjeuner, j’ai fait répondre que oui…

– Alors, mon père consent ?

– Oui.

– Les autres ?

– Ignorent tout. Et ce sera terrible, tu penses bien ! Ma mère ! Mon grand-père ! L’oncle Ulrich ! J’espérais ton appui, Jean, pour m’aider à vaincre les obstacles, et pour m’aider aussi à guérir les blessures que je vais faire… Il faut d’abord que M. de Farnow soit présenté à maman, qui ne le connaît pas… Alsheim est impossible encore… Nous avions songé à une réunion, dans une maison tierce, à Strasbourg… Mais, si je dois compter un ennemi de plus, à quoi bon te parler de mes projets ?…

Ils s’arrêtèrent. Jean songea un moment, devant la plaine qui déroulait ses bandes d’orges et de jeunes blés mêlées par leurs bords, comme les reflets d’une grande eau courante. Puis, ramenant sa pensée et son regard sur Lucienne qui, le front levé, suppliante, inquiète, ardente, guettait ses mots :

– Tu ne peux savoir combien je souffre. Tu as détruit toute ma joie !

– Mon pauvre ami, je l’ignorais, ton amour !

– Et moi, je ne me sens pas le courage de détruire le tien…

Lucienne lui jeta les bras autour du cou.

– Que tu es généreux, mon Jean ! Que tu es bon !

Il l’écarta, et dit tristement :

– Pas tant que tu l’imagines, Lucienne, car ce serait être bien faible. Non, je ne t’approuve pas. Non, je n’ai pas de confiance dans ton bonheur…

– Mais, au moins, tu me laisses libre ? Tu ne t’opposeras pas ? Tu me défendras auprès de maman ?

– Oui, puisque tu t’es engagée déjà, puisque tu as le consentement de mon père, et puisque la résistance de ma mère pourrait amener de plus grands malheurs…

– Tu as raison, Jean, de plus grands malheurs, car mon père m’a dit…

– Oui, je devine, il t’a dit qu’il briserait toute opposition, qu’il se séparerait de ma mère plutôt que de céder… Cela est tout à fait dans les vraisemblances… Il le ferait. Je n’engagerai donc avec lui aucune lutte… Seulement, je garde ma liberté vis-à-vis de Farnow.

– Qu’entends-tu par là ? demanda-t-elle vivement.

– Je veux, répliqua Jean, d’un ton d’autorité où Lucienne sentit l’invincible résolution de son frère, je veux qu’il sache parfaitement ce que je pense. Je trouverai quelque moyen de m’expliquer avec lui. S’il persiste, après cela, dans sa volonté de t’épouser, il ne se méprendra pas, du moins, sur les différences de sentiments et d’idées qui nous séparent.

– Cela, je le veux bien, répondit Lucienne, subitement rassurée, et qui sourit, dans la certitude que M. de Farnow résisterait à l’épreuve.

Elle se détourna du côté d’Alsheim. Un cri de victoire lui montait aux lèvres. Elle le retint. Elle demeura quelque temps silencieuse, respirant vite, énervée, et cherchant, avec les yeux et avec la pensée, ce qu’elle pourrait bien dire pour ne pas dire son bonheur insultant.

Puis elle secoua la tête :

– Pauvre maison ! fit-elle. À présent que je dois en sortir, elle va me devenir chère. Je suis persuadée que, plus tard, quand la vie de garnison m’aura entraînée très loin de l’Alsace, j’aurai des visions d’Alsheim, je le reverrai en imagination, tiens, comme il est là.

Dans sa ceinture de vergers, le village rassemblait ses toits roses. Et le village et les arbres formaient une île dans les blés et les trèfles d’avril. De menus oiseaux, dorés par la lumière, volaient au-dessus d’Alsheim. La maison des Oberlé, à cette distance, paraissait ne faire qu’un avec les autres. Il y avait dans les choses une si grande douceur, qu’on eût pu croire douce la vie elle-même.

Lucienne s’abandonna à cette impression de beauté qui n’était venue chez elle qu’à la suite d’une pensée d’amour. Elle réentendit ses propres paroles : « J’aurai des visions d’Alsheim, tiens, comme il est là. » Puis, la ligne onduleuse de la futaie des Bastian, qui se soulevait comme un petit nuage bleuâtre au delà des derniers jardins, la fit se souvenir de la douleur de Jean. Elle s’aperçut, alors seulement, qu’il n’avait pas répondu ; elle s’émut, non pas jusqu’à se demander si elle renoncerait à être heureuse pour que Jean fût heureux, mais jusqu’au point de regretter vivement, avec une sorte de violence tendre, ce conflit de leurs deux amours. Elle aurait voulu adoucir le chagrin qu’elle causait, le bercer avec des mots, l’endormir, ne plus le sentir si près d’elle et si vivant.

– Mon Jean, mon frère Jean, dit-elle, je répondrai à ce que tu feras pour moi, en t’aidant de mon mieux. Qui peut savoir si, en travaillant ensemble, nous ne résoudrons pas le problème ?…

– Non, il est au-dessus de tes forces et des miennes.

– Odile t’aime ? Oui, n’est-ce pas qu’elle t’aime ? Alors, vous serez bien forts…

Jean fit un geste de lassitude.

– N’essaye pas, Lucienne, revenons…

– Je t’en prie… Raconte-moi, au moins, comment tu l’as aimée… Je suis digne de comprendre cela… Nous étions convenus de nous dire mieux que des noms… Tu n’as que moi, à qui tu puisses sans danger ouvrir ton âme.

Elle se faisait humble. Elle était même humiliée de son bonheur secret… Elle renouvela sa demande. Elle fut affectueuse, elle trouva des mots justes pour peindre la beauté fière d’Odile, et Jean parla. Il le fit, par besoin de confier à quelqu’un l’espérance qu’il avait eue, et qui luttait encore pour ne pas mourir. Il raconta la vigile de Pâques à Sainte-Odile, et comment il avait rencontré la jeune fille, le Jeudi saint, dans l’avenue de cerisiers. De là, l’un aidant l’autre à se souvenir, à préciser des dates, à retrouver des mots, ils remontèrent dans le passé, jusqu’aux âges lointains où les divisions ne faisaient que commencer entre les parents ; où elles étaient ignorées des enfants, inaperçues ; où, pendant les vacances, Lucienne, Odile, Jean, pouvaient croire que leurs deux familles, intimement unies, continueraient de vivre en seigneurs respectés et aimés du village d’Alsheim. Lucienne ne prenait pas garde qu’en évoquant ces images du temps heureux, elle n’apaisait pas l’esprit de son frère. Il avait pu s’y complaire un instant, dans l’espoir d’y fuir le présent, mais la comparaison s’était établie aussitôt, et la révolte n’en était que plus profonde, ameutant toutes les puissances de l’âme contre le père, contre la sœur, contre cette fausse pitié derrière laquelle se cachait l’incapacité de sacrifice de Lucienne. Le jeune homme ne répondit bientôt plus aux phrases de sa sœur. Alsheim grandissait, et formait maintenant une silhouette longue et brisée çà et là. Dans le soir calme, la maison des Oberlé levait, parmi les cimes des arbres encore grêles, son toit protecteur. Quand la grille du parc, fermée chaque jour après le départ des ouvriers, s’ouvrit pour les deux promeneurs, Jean s’effaça devant Lucienne, et, la laissant passer, dit très bas, d’un ton d’ironie :

– Allons, baronne von Farnow, entrez chez l’ancien député protestataire Philippe Oberlé !

Elle allait riposter. Mais un pas énergique faisait crier le sable de l’avenue ; un homme tournait l’angle d’une pile gigantesque de hêtres ; une voix timbrée, impérieuse, et qui chantait pour paraître la voix d’un homme heureux et sans regrets, dit :

– Les voilà donc, ces chers petits ! Quelle promenade vous avez faite, mes enfants ! De la chute d’eau de l’usine, je vous ai vus dans les blés, comme deux amoureux, penchés l’un vers l’autre…

M. Joseph Oberlé interrogea le visage de ses enfants, et vit que celui de Lucienne du moins était souriant.

– Nous avions donc des confidences à nous faire ? continua-t-il. De grandes confidences, peut-être ?

Lucienne, gênée par le voisinage de la porterie, et plus encore par la douleur exaspérée de son frère, répondit vite :

– Oui, j’ai parlé à Jean. Il a compris. Il ne s’opposera pas.

Le père saisit la main de son fils.

– Je n’attendais pas moins de lui. Je te remercie, Jean. Je n’oublierai pas cela.

Dans sa main gauche, demeurée libre, il prit la main de Lucienne, et, comme un heureux père, entre ses deux enfants, par la grande avenue tournante que suivaient les voitures, il traversa le parc.

Une femme, derrière les vitres du salon, les voyait venir, et ne recevait qu’une joie bien mêlée de cette scène familiale. Elle se demandait si l’union du père et des enfants était enfin faite contre elle.

– Tu sais, mon cher Jean, disait le père, redressant la tête et interrogeant la façade du château, tu sais que je veux ménager les susceptibilités, préparer les solutions, et ne les imposer qu’à la dernière extrémité. Nous sommes invités chez les Brausig…

– Ah ! c’est déjà fait ?

– Oui, un dîner, une soirée assez nombreuse, pas trop. Je suppose que l’occasion sera très bonne pour présenter M. de Farnow à ta mère. Je ne parlerai à ta mère qu’ensuite. Et, pour ne peser en rien sur ses impressions, pour qu’elle ne rencontre pas mon regard, elle que tu sais si timide, lorsqu’elle causera avec ce jeune homme, je refuserai pour moi… Je te confierai l’avenir de Lucienne… Cette chère petite, tout mon rêve est de la rendre heureuse… Pas un mot à mon père, n’est-ce pas ? Il apprendra le dernier ce qui ne le concerne, en somme, que secondairement…

Le grand espace vide, devant le perron, n’avait pas, depuis longtemps, vu un groupe aussi étroitement uni fouler son sable toujours nivelé. Dans le salon, un peu en retrait, tâchant de laisser quelque confiance entrer dans son âme et n’y parvenant pas, madame Oberlé s’était arrêtée de travailler. La tapisserie était à terre.

Jean songeait :

« J’aiderai donc à cette entrevue, et j’y conduirai maman, qui ne se doutera de rien ! Quel rôle je vais jouer, pour éviter de plus grands maux !… Elle me pardonnera un jour, heureusement, quand elle saura tout. »

Le soir, tard, en embrassant son fils, madame Oberlé demandait :

– Ton père insiste pour que j’accepte l’invitation des Brausig. Iras-tu, mon bien-aimé ?

– Oui, maman.

– Alors, j’irai.

Share on Twitter Share on Facebook