XI En suspens

Comme presque rien n’arrive selon nos prévisions, la visite de M. de Kassewitz à Alsheim n’eut pas lieu à la date que Farnow avait annoncée. Vers la fin de juin, au moment où le haut fonctionnaire, revenu de sa saison d’eaux, se préparait à aller demander la main de Lucienne, une dépêche l’avait prié de retarder la démarche. L’état de M. Philippe Oberlé s’était subitement aggravé.

Le vieillard, qu’il avait bien fallu prévenir de ce qui se tramait dans la maison, venait d’apprendre la vérité. Son fils était monté un matin dans la chambre de l’infirme. Avec des détours, avec des formes déférentes qu’il prenait pour du respect et pour des ménagements, il avait laissé entrevoir que Lucienne n’était pas indifférente aux avances d’un officier de cavalerie, appartenant à une grande famille allemande ; il avait dit que l’inclination était née spontanément ; que lui, Joseph Oberlé, malgré certains regrets, ne croyait pas avoir le droit de contrarier la liberté de ses enfants, et qu’il espérait que son père, dans l’intérêt de la paix, se résignerait. « Mon père, avait-il dit en terminant, vous n’ignorez pas que votre opposition serait inutile, et purement vexatoire. Vous avez l’occasion de donner à Lucienne une grande preuve d’affection, comme nous l’avons fait nous-mêmes : ne la repoussez pas. » Le vieillard avait demandé par signes : « Et Monique ? est-ce qu’elle a consenti ? » M. Joseph Oberlé avait pu répondre affirmativement sans mentir, car la pauvre femme, devant la menace d’une séparation, avait cédé une fois de plus. Alors, l’infirme avait mis fin à ce long monologue de son fils, en écrivant deux mots qui étaient sa réponse : « Moi pas. »

Le soir même, la fièvre se déclarait. Elle continuait le lendemain, et bientôt, par sa persistance et par l’affaiblissement qu’elle causait au malade, inquiétait les Oberlé.

À compter de ce jour, il fut question soir et matin, dans la maison, de la santé de M. Philippe Oberlé. On interrogeait madame Monique, ou Jean, qu’il recevait à l’exclusion des autres. « Comment va-t-il ? Les forces ne reviennent-elles pas ? Est-ce qu’il a encore toute sa présence d’esprit ? » Chacun se préoccupait de ce qui se passait « là-haut », dans cette chambre d’où le vieux lutteur, à demi disparu du monde des vivants, gouvernait encore sa famille divisée et la tenait sous sa dépendance. Ils parlaient tous de leurs inquiétudes. Et sous ce nom, dont ils se servaient justement, que de projets étaient cachés, que de pensées différentes !

Jean lui-même attendait l’issue de cette crise avec une impatience où son affection pour l’aïeul n’était pas seule intéressée. Depuis l’explication qu’il avait eue avec Lucienne, depuis la soirée surtout chez le conseiller Brausig, toute intimité avait cessé entre le frère et la sœur. Lucienne se faisait aussi aimable et prévenante qu’elle pouvait l’être, mais Jean ne répondait plus à ses avances. Dès que le travail ne le retenait plus à l’usine, il fuyait la maison ; tantôt pour les campagnes où la première moisson, celle de l’herbe mûre, attirait toute la vie des fermes d’Alsace ; tantôt pour aller causer avec ses voisins devenus ses amis, les Ramspacher, lorsque, à la tombée de la nuit, ils rentraient de la plaine, et alors, ce qui le conduisait, c’était l’espoir qu’il apercevrait, passant dans le sentier, la fille de M. Xavier Bastian. Mais, plus souvent encore, il montait à Heidenbruch. M. Ulrich avait reçu les confidences de son neveu et une mission en même temps. Jean lui avait dit : « Je n’ai plus d’espoir d’obtenir Odile. Le mariage de ma sœur empêchera le mien. Mais je dois quand même demander celle à qui j’ai dit que je l’aimais. Je veux être sûr de ce qui me brise déjà le cœur, bien que je n’en aie que la crainte. Quand M. Bastian aura appris que Lucienne est fiancée à M. de Farnow ou qu’elle va l’être, – et cela ne tardera pas, si grand-père se rétablit, – vous irez chez M. Bastian ; vous lui parlerez pour moi ; il vous répondra en connaissance de cause. Vous me direz s’il refuse à tout jamais sa fille au beau-frère de Farnow, ou s’il exige une épreuve de temps, – je l’accepterais, si longue fût-elle ! – ou s’il a le courage, auquel je ne crois pas, de mépriser le scandale que causera le mariage de ma sœur. »

M. Ulrich avait promis.

Vers le milieu d’août, la fièvre qui épuisait M. Philippe Oberlé disparut. Contrairement à l’attente du médecin, les forces revinrent très vite. Il fut bientôt certain que la robuste constitution du malade aurait raison de la crise. Et la trêve accordée par M. Joseph Oberlé à son père prit fin. Celui-ci, revenu à la triste condition d’infirme dont la mort ne veut pas allait être traité comme les autres, sans ménagement.

Aucune scène nouvelle n’eut lieu entre le vieillard et son fils. Tout se passa sans bruit. Le 22 août, après le dîner, dans le salon où Victor venait d’apporter le café, l’industriel dit à madame Oberlé :

– Mon père est désormais convalescent. Il n’y a plus de raison pour retarder la visite de M. de Kassewitz. Je vous avertis donc, Monique, qu’elle aura lieu ces jours prochains. Vous voudrez bien l’annoncer à mon père, puisque vous êtes seule à l’approcher. Et il importe que tout se passe ici régulièrement, sans rien qui ressemble à une surprise ou à une tromperie. Est-ce aussi votre avis ?

– Vous ne voulez pas remettre encore cette visite ?

– Non.

– Alors j’avertirai.

Jean écrivit, le soir même, à Heidenbruch, où il ne pouvait se rendre :

« Mon oncle, la visite est décidée. Mon père n’en fait aucun mystère, pas même devant les domestiques. Il veut, évidemment, que le bruit du mariage de ma sœur se répande. Lors donc que vous entendrez quelqu’un d’Alsheim, ces jours-ci, s’attrister ou s’indigner à notre sujet, allez voir, je vous en supplie, si le rêve que j’avais fait peut vivre encore. Vous direz à M. Bastian que c’est le petit-fils de M. Philippe Oberlé qui aime Odile. »

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