X Le dîner chez le conseiller Brausig

À sept heures, les invités de M. le conseiller intime Brausig étaient tous réunis dans le salon bleu, – tentures de peluche et bois doré, – que le fonctionnaire avait transporté avec lui dans les différentes villes où il avait résidé. M. le conseiller intime Brausig était un Saxon, d’excellente éducation, de manières et de gestes caressants. Il avait l’air de plier toujours dans le sens où on le touchait. Mais l’armature était solide. Et c’était au contraire, un homme immuable dans ses idées. Il était grand, roux, presque aveugle, et portait, sous des cheveux longs, une barbe courte, rouge et blanche. Il n’avait pas de lunettes, parce que ses yeux n’étaient ni myopes, ni presbytes, mais épuisés et comme morts, couleur d’agate pâle. Il causait abondamment. Sa spécialité était de concilier les opinions les plus différentes. Dans ses bureaux, dans ses rapports avec les inférieurs, le fond du caractère apparaissait. M. Brausig avait l’esprit impérial. Il ne donnait jamais raison aux particuliers. Le seul mot d’intérêt public lui paraissait répondre à toutes les raisons. Dans le monde officiel, on prétendait qu’il était question d’anoblir M. Brausig. Il le répétait. Sa femme avait cinquante ans, un reste de beauté, une taille imposante ; elle avait reçu les fonctionnaires de huit villes allemandes, avant d’habiter Strasbourg. Toute son attention, pendant les repas qu’elle donnait, était absorbée par la surveillance des domestiques, et son impatience de mille contrariétés qu’elle cachait ne lui permettait de répondre à ses voisins que par phrases dénuées d’intérêt.

Les invités formaient un mélange de races et de professions qu’on eût rencontré moins facilement dans une autre ville allemande. Il y a tant d’éléments importés, dans ce Strasbourg contemporain ! Ils étaient au nombre de quatorze, la salle à manger pouvant permettre de dîner seize, à soixante-dix centimètres par personne, ce qui était essentiel, aux yeux de M. le conseiller intime.

Celui-ci avait chez lui, autour de lui, et il les dominait de sa tête fade et triste, des protégés, des recommandés ou des amis qui arrivaient de divers points de l’empire : deux privat-docent, Prussiens, de l’Université de Strasbourg, puis deux jeunes artistes alsaciens, deux peintres, qui travaillaient, depuis un an, à la décoration d’une église ; c’étaient là les petites gens, auxquels venaient s’ajouter les deux jeunes Oberlé, le frère et la sœur, et même la mère, que l’on considérait, dans le monde officiel, comme une personne d’esprit borné. Les convives de marque étaient le professeur Knäpple, Mecklembourgeois, esprit cultivé et attentif, d’une érudition minutieuse, auteur d’un ouvrage excellent sur le socialisme dans Platon, époux d’une jolie femme, blonde, ronde et rose, qui paraissait plus blonde encore et plus rose, à côté de la barbe assyrienne, noire et frisée de son époux ; le professeur d’esthétique baron von Fincken, Badois, qui se rasait les joues et le menton pour mieux laisser voir les cicatrices de ses duels d’étudiant, corps mince et nerveux, tête énergique, le nez relevé et comme fendu au bout par deux légères saillies des cartilages, esprit ardent, passionné, très antifrançais, et qui avait cependant plus de ressemblance avec le type français qu’aucun des invités présents, si on excepte Jean Oberlé. Il n’y avait point de madame von Fincken. Mais il y avait la belle madame Rosenblatt, la femme la plus jalousée, la plus considérée, la plus recherchée dans le monde allemand de Strasbourg, même dans le monde militaire, pour sa beauté et pour son esprit. Elle était de la Prusse rhénane, comme son mari le grand marchand de fer Karl Rosenblatt, archimillionnaire, homme sanguin, et cependant méthodique et silencieux, qu’on disait, en affaires, d’une audace extrême et froide.

Cette réunion ressemblait à toutes celles que donnait le conseiller Brausig : elle n’avait aucune homogénéité. Le haut fonctionnaire appelait cela « concilier les éléments divers du pays » ; il parlait du « terrain neutre » de sa maison et de la « tribune ouverte » que chaque opinion y rencontrait. Mais beaucoup d’Alsaciens se méfiaient de cet éclectisme et de cette liberté. Quelques-uns prétendaient que M. Brausig jouait simplement un rôle, et que ce qu’on disait chez lui ne demeurait jamais inconnu dans les sphères plus élevées.

Madame Oberlé et ses enfants arrivèrent les derniers chez M. le conseiller intime. Les convives allemands firent accueil à Lucienne, qui retrouvait en eux des relations déjà anciennes. Ils furent polis pour la mère, qu’on savait ne fréquenter le monde officiel que par contrainte. Wilhelm von Farnow, présenté par madame Brausig, qui était seule dans la confidence des projets de l’officier, fit une inclination de tête cérémonieuse à la mère et à la jeune fille, se redressa, cambra la taille, et, aussitôt, rentra dans le groupe des hommes qui se tenaient près de la glace sans tain.

Un domestique vint annoncer que le dîner était servi. Il y eut un mouvement en avant des habits noirs ; et les invités entrèrent dans une vaste pièce, décorée, comme chez les Oberlé, avec une évidente prédilection. Mais le goût n’était pas le même. Les baies ogivales, à deux meneaux, ornées de rosaces dans la pointe de l’ogive, et fermées par des vitraux dont on ne voyait à cette heure que les plombs contournés ; les buffets à colonnes torses, à panneaux sculptés ; les boiseries montant jusqu’au plafond et terminées en clochetons ; le plafond lui-même, divisé en une multitude de caissons dans les sculptures desquels les lampes électriques éclataient en fleurs de feu, toute la décoration rappelait l’art gothique.

Jean, qui passait l’un des derniers, dans ce cortège de dîneurs, donnait le bras à la jolie madame Knäpple, qui n’avait d’yeux que pour le corsage admirablement fait et porté de madame Rosenblatt. La petite femme du professeur Knäpple crut s’apercevoir que Jean Oberlé considérait le même objet. Et aussitôt elle dit :

– Ce décolletage est indécent, vous ne trouvez pas ?

– Je le trouve surtout d’un dessin irréprochable. Je crois que madame Rosenblatt se fait habiller à Paris ?

– Mais oui, vous avez deviné, riposta la petite bourgeoise. Quand on possède de pareilles fortunes, on a souvent des caprices bizarres, et peu de patriotisme.

Le commencement du repas fut assez silencieux. Peu à peu, le bruit des conversations particulières s’éleva. On commençait à boire. M. Rosenblatt se faisait verser de larges rasades de vin du Rhin. Les deux privat-docent à lunettes revenaient au vin de Wolxheim comme à un texte difficile, et avec le même sérieux. Les voix grossirent. On n’entendit plus le pas des domestiques sur le parquet. Les questions d’ordre général commencèrent à monter, comme la mousse facile des esprits remués par le vin et la lumière. Le professeur Knäpple, qui avait une voix couverte, mais une façon très nette de prononcer, domina le bruit des conversations, pour répondre à sa voisine, madame Brausig :

– Non, je ne comprends pas qu’on se range, parce qu’on est fort, du côté des forts. J’ai toujours été un libéral, moi.

– Vous faites allusion au Transwaal, peut-être, dit avec un gros rire le conseiller placé en face et content d’avoir deviné.

– Précisément, monsieur le conseiller intime. Ce n’est pas d’une grande politique de laisser écraser les petits.

– Vous trouvez cela extraordinaire ?

– Non, ordinaire. Mais je dis qu’il n’y a pas de quoi se vanter.

– Les autres nations ont-elles donc agi autrement ? demanda le baron von Fincken.

Il releva son nez insolent. Personne ne continua la discussion, comme si l’argument avait été irréfutable. Et la vague du bruit commun roula de nouveau, mêlant et ensevelissant les causeries particulières dont elle était formée.

La voix musicale de madame Rosenblatt rompit ce bourdonnement. Elle disait à la petite madame Knäpple, placée de l’autre côté de la table :

– Oui, madame, je vous assure qu’on y a pensé !

– Tout est possible, madame ; cependant, je n’aurais pas cru que la municipalité d’une ville allemande pût même discuter une idée pareille.

– Pas si dénuée de sens ! N’est-ce pas, monsieur le professeur, vous qui enseignez l’esthétique ?

Le professeur von Fincken, assis à la droite de la belle madame Rosenblatt, se tourna vers elle, la regarda jusqu’au fond de ses yeux qui restèrent comme un lac sans brise, et dit :

– De quoi s’agit-il, madame ?

– Je dis à madame Knäpple que la question s’est posée, au conseil municipal, d’envoyer à Paris les tapisseries des Gobelins que possède la ville. Elles ont besoin de réparations.

– C’est exact, madame : la négative a prévalu.

– Pourquoi pas à Berlin ? demanda la jolie bouche rose de madame Knäpple. Est-ce qu’on travaille mal à Berlin, par hasard ?

Le conseiller Brausig trouva qu’il était temps de concilier.

– Pour faire des Gobelins, sans doute, je donnerais raison à madame Rosenblatt, et Paris est nécessaire. Mais, pour les réparer, il me semble qu’on peut le faire en Allemagne.

– Envoyer nos Gobelins à Paris ! riposta madame Knäpple : sait-on s’ils reviendraient jamais ?

– Oh ! fit gravement, du bout de la table, l’un des jeunes peintres… Oh ! madame !

– Comment, oh ! Vous êtes Alsacien, vous, monsieur, dit la petite bourgeoise, piquée par l’interjection comme par une pointe d’aiguille. Mais, nous autres, nous avons le droit de nous défier…

Elle avait dépassé la mesure. Personne ne releva son jugement. La conversation dominante tomba, et fut remplacée par des appréciations flatteuses que chacun fit d’un chaufroid de cailles qu’on venait de servir. Madame Knäpple elle-même revint à des thèmes qui lui étaient plus familiers, car elle prenait rarement parti dans les discussions, lorsqu’il y avait des hommes présents. Elle se retourna du côté de son voisin von Farnow, ce qui lui permit de ne plus voir la belle madame Rosenblatt, et le corsage de madame Rosenblatt, et les yeux de pervenche intelligents de madame Rosenblatt, et elle entreprit d’expliquer au jeune officier la confection des chaufroids et sa recette, qu’elle disait incomparable, pour préparer « la bowle ». Cependant, pour la deuxième fois, la pensée de la nation vaincue avait été évoquée, et cette pensée continua de s’agiter confusément dans les esprits, tandis que le vin de Champagne, marque allemande, moussait dans les coupes.

Madame Brausig n’avait encore échangé que des mots insignifiants avec M. Rosenblatt, son voisin de droite, qui mangeait beaucoup, et avec le professeur Knäpple, son voisin de gauche, qui préférait causer avec madame Rosenblatt et avec le baron von Fincken, ses vis-à-vis, quelquefois avec Jean Oberlé. Ce fut elle, cependant, qui provoqua, sans le vouloir, une nouvelle discussion. Et la conversation s’éleva tout de suite à une hauteur qu’elle n’avait pas encore atteinte. La femme du conseiller parlait à M. Rosenblatt, tout en menaçant du regard un domestique qui venait de heurter le dossier de la chaise de madame Rosenblatt, sa principale invitée ; elle parlait d’un mariage entre une Alsacienne et un Allemand, un Hanovrien, commandant au régiment d’artillerie à pied n° 10. Le marchand de fer répondit assez haut, sans se douter qu’il avait près de lui la mère d’une jeune fille que recherchait aussi un officier :

– Les enfants seront de bons Allemands. Ces sortes d’unions sont rares, on peut même dire rarissimes, et je le regrette, car elles aideraient puissamment à la germanisation de ce pays entêté.

Le baron von Fincken reposa sur la table sa coupe de champagne, qu’il venait de vider d’un trait, et opina :

– Tous les moyens sont bons, parce que le but est excellent.

– Assurément, dit M. Rosenblatt.

Jean Oberlé était, des trois Alsaciens présents, le plus connu, le mieux qualifié pour répondre, et le plus empêché aussi, semblait-il, de donner son avis, à cause des divisions que cette question même avait causées autour de lui. Il s’aperçut que le baron de Fincken l’avait regardé, en parlant ; que M. Rosenblatt le considérait fixement ; que le professeur Knäpple glissait un regard vers son voisin de gauche ; que M. Rosenblatt souriait d’un air qui signifiait : « Ce petit est-il capable de défendre sa nation ? Est-il sensible à l’éperon ? Voyons un peu. »

Le jeune homme répondit, choisissant son adversaire et tourné vers M. de Fincken :

– Je pense, tout au contraire, que la germanisation de l’Alsace est une action mauvaise et maladroite.

En même temps, la physionomie de Jean s’enhardissait, et le vert de ses yeux vibrait, comme celui des forêts quand le vent fouette les arbres à rebrousse-feuilles.

Le professeur d’esthétique eut l’air d’un homme d’épée.

– Pourquoi mauvaise, s’il vous plaît ? Est-ce que vous considérez comme fâcheuse la conquête dont elle est la suite ? Pensez-vous cela ? Mais dites-le donc !

Dans le silence de tous les convives, la réponse de Jean Oberlé tomba :

– Oui.

– Vous osez, monsieur !

– Permettez ! fit M. le conseiller intime Brausig, en étendant la main, comme pour bénir. Nous sommes tous ici de bons Allemands, mon cher baron ; vous n’avez pas le droit de suspecter le patriotisme de notre jeune ami, qui ne parle qu’au point de vue historique…

Madame Oberlé et Lucienne faisaient signe à Jean : « Tais-toi ! tais-toi ! »

Mais le baron de Fincken ne vit rien, et n’entendit rien. L’âpre passion, dont son visage était le symbole, se déchaînait. Il se leva à moitié, se pencha, la tête avancée au-dessus de la table :

– Elle est jolie, la France ! Elle est unie ! Elle est puissante ! Elle est morale !

La petite madame Knäpple reprit :

– Morale, surtout !

Des voix hautes, basses, ironiques, irritées, jetèrent confusément :

– Des amuseurs, les Français ! – Voyez leurs pestes de romans et de pièces ! – En décadence, la France ! – Une nation finie ! – Que fera-t-elle contre cinquante-cinq millions de Teutons ?

Jean laissa passer l’avalanche. Il regardait tantôt Fincken qui gesticulait, tantôt Farnow qui se taisait, les sourcils froncés et la tête haute.

– Je la crois très calomniée, dit-il enfin. Elle peut être mal gouvernée ; elle peut être affaiblie par des dissensions ; mais, puisque vous l’attaquez, je suis ravi de vous dire que je la considère encore comme une très grande nation. Vous-mêmes, vous n’êtes pas d’un autre avis.

Des clameurs véritables s’élevèrent : « Oh ! Ah ! par exemple ! »

– La preuve, c’est votre acharnement contre elle. Vous l’avez vaincue, mais vous n’avez pas cessé de l’envier !

– Lisez-vous les statistiques commerciales, jeune homme ? demanda la ferme voix de M. Rosenblatt.

– Sixième rang, leur marine marchande ! siffla un des privat-docent.

Comparez donc les deux armées ! dit l’autre.

Le professeur Knäpple assura ses lunettes, et articula fortement cette proposition :

– Ce que vous dites, mon cher Oberlé, est vrai pour le passé. Même aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter que, si nous avions la France à nous, elle serait rapidement un grand pays : nous saurions la mettre en valeur…

– Je vous en prie, ajouta insolemment Fincken, ne discutez pas une opinion qui n’est pas soutenable.

– Je vous en prie à mon tour, dit Jean, ne discutez pas en vous servant d’arguments qui ne concluent pas et qui ne touchent pas au fond de la question. Il n’est pas permis à un esprit éclairé de juger les pays simplement sur leur commerce, leur marine ou leur armée.

– Sur quoi donc les juger, monsieur ?

– Sur leur âme, monsieur ! La France a la sienne, que je connais par l’histoire, et par je ne sais quel instinct filial que je sens en moi. Et je crois fermement qu’il y a beaucoup de vertus supérieures ou de qualités éminentes, la générosité, le désintéressement, l’amour de la justice, le goût, la délicatesse et une certaine fleur d’héroïsme, qui se rencontrent, plus abondamment qu’ailleurs, dans le passé et aussi dans le présent de cette nation-là. Je pourrais en citer bien des preuves. Lors même qu’elle serait aussi faible que vous l’assurez, elle renferme des trésors qui font l’honneur du monde, qu’il faudrait lui ravir avant qu’elle méritât de mourir, et près desquels tout le reste est peu de chose. Votre germanisation, monsieur, n’est que la destruction ou la diminution de ces vertus ou de ces qualités françaises dans l’âme alsacienne. Et c’est pourquoi je prétends qu’elle est mauvaise…

– Allons donc ! cria Fincken. L’Alsace appartenait naturellement à l’Allemagne ; elle lui a fait retour : nous assurons la reprise de possession. Qui est-ce qui n’en ferait pas autant ?

– La France ! riposta Oberlé, et c’est pour cela que nous l’aimions. Elle avait pu prendre le territoire ; elle n’avait pas violenté les âmes. Nous lui appartenions par droit d’amour !

Le baron leva les épaules :

– Retournez-y donc !

Jean faillit crier : « Oui ! » Les domestiques s’arrêtaient de passer les gâteaux pour écouter. Il reprit :

– Je trouve donc mauvaise en soi votre tentative, parce qu’elle est une oppression des consciences ; mais je trouve aussi qu’elle est maladroite, même au point de vue allemand.

– Charmant ! dit le fausset de madame Knäpple.

– Vous auriez tout intérêt à conserver ce qui peut nous rester d’originalité et d’indépendance d’esprit. Ce serait d’un exemple utile en Allemagne.

– Merci ! dit une voix.

– Et de plus en plus utile, insista le jeune homme. J’ai été élevé en Allemagne, je suis sûr de ce que j’avance. Ce qui m’a le plus frappé, et choqué, c’est l’impersonnalité des Allemands, leur oubli grandissant de la liberté, leur effacement devant le pouvoir de…

– Prenez garde, jeune homme ! interrompit vivement le conseiller Brausig.

– Je dirai devant le pouvoir de la Prusse, monsieur le conseiller, qui dévore les consciences et qui ne permet de vivre qu’à trois types d’hommes qu’elle a modelés dès l’enfance : des contribuables, des fonctionnaires et des soldats.

Au bout de la table, un des privat-docent se souleva sur sa chaise :

– L’Empire romain faisait de même, et c’était l’Empire romain !

Une voix vibrante, à côté de lui, jeta :

– Bravo !

Tous les convives regardèrent. C’était Wilhelm von Farnow, qui n’avait dit que ce mot-là depuis le commencement de la discussion. La violence du débat l’avait irrité comme une provocation personnelle. Elle en excitait d’autres. M. Rosenblatt fermait les poings. Le professeur Knäpple murmurait des phrases rageuses en essuyant le verre de ses lunettes. Sa femme avait de petits rires nerveux.

Alors, la belle madame Rosenblatt, laissant couler ses doigts le long de son collier de perles fines, sourit, et, regardant aimablement l’Alsacien :

– M. Oberlé a du moins le courage de ses opinions, dit-elle. On ne peut être plus franchement contre nous.

Jean avait l’âme trop irritée pour répondre plaisamment. Il fixa successivement le visage de Fincken, de Rosenblatt, de Knäpple, du privat-docent qui s’agitait près de Lucienne, puis s’inclina légèrement du côté de madame Rosenblatt :

– Ce n’est que par les femmes que la nation allemande pourra acquérir le degré de raffinement qui lui manque, madame. Elle en a d’accomplies…

– Merci pour nous ! répondirent trois voix d’hommes.

Madame Knäpple, furieuse du compliment adressé à madame Rosenblatt, cria :

– Quel système avez-vous donc, monsieur, pour secouer le joug de l’Allemagne ?

– Je n’en ai pas.

– Alors, que demandez-vous ?

– Rien, madame. Je souffre.

Ce fut un des artistes alsaciens, le peintre à barbiche jaune, celui qui ressemblait à un élève de Giotto, qui reprit, et toute la table se pencha vers lui :

– Je ne suis pas comme M. Oberlé, qui ne demande rien. Il arrive seulement dans le pays, après une longue absence. S’il l’habitait depuis quelque temps, il conclurait autrement. Nous autres, Alsaciens de la génération nouvelle, nous avons constaté, au contact de trois cent mille Allemands, la différence de notre culture française avec l’autre. Nous préférons la nôtre, c’est bien permis ? En échange de la loyauté que nous avons témoignée à l’Allemagne, de l’impôt que nous payons, du service militaire que nous faisons, notre prétention est de demeurer Alsaciens, et c’est ce que vous vous obstinez à ne pas comprendre. Nous demandons à ne pas être soumis à des lois d’exception, à cette sorte d’état de siège, qui dure depuis trente ans ; nous demandons à ne pas être traités et administrés comme « pays d’empire », à la manière du Cameroun, du Togoland, de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck ou des îles de la Providence, mais comme une province européenne de l’Empire allemand. Nous ne serons satisfaits que le jour où nous serons chez nous, ici, Alsaciens en Alsace, comme les Bavarois sont Bavarois en Bavière, tandis que nous sommes encore des vaincus sous le bon plaisir d’un maître. Voilà ma demande !

Il parlait net, avec un flegme apparent, et sa barbiche dorée en avant comme une pointe de flèche. Ses mots mesurés achevaient d’exciter les esprits, et l’on pouvait prévoir des ripostes passionnées, quand madame la conseillère Brausig se leva.

Ses invités l’imitèrent, et revinrent dans le salon bleu.

– Tu as été absurde ! À quoi pensais-tu ? dit Lucienne à demi-voix, en passant près de Jean.

– C’est peut-être imprudent, tout ce que tu as dit, ajouta, un instant après, madame Oberlé, mais tu as bien défendu l’Alsace, et je t’approuve.

M. le conseiller intime s’inclinait déjà de tous côtés, usant de cette autre formule, qu’il murmurait aux oreilles de Fincken, de Farnow, de M. Rosenblatt, du professeur Knäpple, des deux privat-docent, de Jean et des deux artistes alsaciens : « Faites-moi le plaisir de me suivre au fumoir. »

Le fumoir était un second salon, séparé du premier par une glace sans tain.

Les invités de M. Brausig y furent bientôt réunis. On apporta des cigares et de la bière. Des spirales de fumée montèrent et se confondirent au plafond. M. Rosenblatt devint un centre de conversation. M. le professeur von Fincken en fut un autre. De fortes voix semblèrent se quereller, et ne firent qu’expliquer péniblement des idées simples.

Seuls, deux hommes causaient d’un sujet grave et faisaient peu de bruit. C’était Jean Oberlé et Farnow. À peine avait-il allumé son cigare, celui-ci, touchant le bras de Jean, avait dit :

– Je désirerais avoir un entretien avec vous et à l’écart.

Et, pour être plus libres, les deux jeunes hommes s’étaient assis près de la cheminée monumentale, en face de la baie qui ouvrait sur le salon, tandis que les autres fumeurs, groupés autour de M. Rosenblatt et de M. de Fincken, occupaient l’embrasure des fenêtres.

– Vous avez été violent ce soir, mon cher, dit Farnow avec cette politesse orgueilleuse qui était souvent la sienne ; j’ai été vingt fois tenté de vous répondre, mais j’ai préféré attendre. C’est un peu à moi que vous vous adressiez ?

– Beaucoup à vous. J’ai voulu vous dire très nettement ce que j’étais, et vous l’apprendre devant témoins, afin qu’il fût établi que, si vous persévérez dans vos projets, je ne vous ai fait, du moins, ni concession, ni avance ; que je ne suis pour rien dans le mariage que vous projetez. Je n’ai pas à m’opposer aux volontés de mon père, mais je ne veux pas que l’on puisse confondre mes idées et les siennes.

– Je l’ai bien compris de la sorte… Vous avez appris, évidemment, que j’ai vu votre sœur dans le monde, et que je l’aime.

– Oui.

Est-ce tout ce que vous avez à répondre ?

Un flot de sang monta aux joues de l’Allemand.

– Expliquez-vous vite, reprit-il. Ma famille est de bonne noblesse, le reconnaissez-vous ?

– Oui.

– Reconnaissez-vous que c’est un honneur, pour une femme, d’être recherchée par un officier allemand ?

– Pour toute autre qu’une Alsacienne. Mais, bien que vous ne compreniez pas ce sentiment-là, nous ne sommes pas comme les autres, nous, les gens d’Alsace. Je vous estime beaucoup, Farnow. Mais votre mariage avec ma sœur atteindrait cruellement trois personnes chez nous. Moi d’abord !

– En quoi, je vous prie ?

Ils étaient obligés de parler bas, et d’éviter les gestes, à cause de la présence, à l’extrémité de l’appartement, des hôtes de M. Brausig, qui observaient les deux jeunes gens, et cherchaient à interpréter leur attitude. Toute leur émotion, toute leur irritation était dans leurs yeux rapprochés et dans le sifflement des mots qui ne devaient être entendus que d’une personne.

À travers la glace sans tain, Lucienne pouvait apercevoir Farnow, et, se levant et traversant le salon, ou feignant d’admirer la corbeille de fleurs qui dépassait le bas de l’encadrement, elle interrogeait le visage de l’officier et celui de son frère.

– Vous êtes un homme de cœur, Farnow. Songez donc à ce que sera notre maison d’Alsheim, quand cette cause de division aura été ajoutée aux autres ?

– Je m’éloignerai, fit l’officier, je puis obtenir mon changement et quitter Strasbourg.

– Les souvenirs restent, chez nous. Mais ce n’est pas tout. Et, dès à présent, il y a ma mère, qui n’acceptera pas…

D’un mouvement de la main, Farnow montra qu’il écartait l’objection.

– Il y a mon grand-père, celui que l’Alsace avait élu pour protester, et qui ne peut pas aujourd’hui, renier tout son passé.

– Je ne dois rien à M. Philippe Oberlé, interrompit Farnow.

La voix devint plus impérieuse :

– Je vous préviens que je ne me dédis jamais d’une résolution prise. Lorsque M. de Kassewitz, le préfet de Strasbourg et le seul parent proche qui me reste, sera de retour du congé qu’il va prendre dans quelques jours, il ira à Alsheim, chez vous ; il demandera mademoiselle Lucienne Oberlé pour son neveu, et il l’obtiendra, parce que mademoiselle Lucienne Oberlé veut bien m’accepter, parce que son père a déjà consenti, et parce que je veux qu’il en soit ainsi, moi, Wilhelm von Farnow !

– Reste à savoir si vous aurez bien agi…

– Selon ma volonté, cela me suffit.

– Que d’orgueil il y a dans votre amour, Farnow !

Il y en a dans tout ce que je fais, Oberlé !

Pensez-vous que je m’y sois trompé ? Ma sœur vous a plu, parce qu’elle est jolie.

– Oui.

– Intelligente.

– Oui.

– Mais aussi parce qu’elle est Alsacienne ! Votre orgueil a vu en elle une victoire à remporter. Vous n’ignoriez pas que les femmes d’Alsace ont coutume de refuser les Allemands. Ce sont des reines difficilement accessibles à vos ambitions amoureuses, depuis les filles de campagne, qui, dans les assemblées, refusent de danser avec les immigrés, jusqu’à nos sœurs, qu’on ne voit pas souvent dans vos salons ou à votre bras. Vous vous vanterez d’avoir obtenu Lucienne Oberlé, dans les régiments où vous passerez. Ce sera même une bonne note en haut lieu, n’est-ce pas ?

– Peut-être, dit Farnow en ricanant.

– Agissez donc ! Brisez ou achevez de briser trois d’entre nous !

Ils s’irritaient, chacun essayant de se contenir.

L’officier se leva, jeta son cigare, et dit avec hauteur :

– Nous sommes des barbares civilisés, c’est entendu, moins encombrés que vous de préjugés et de prétentions à l’équité. C’est pourquoi nous vaincrons le monde, mon cher ! En attendant, Oberlé, je vais aller m’asseoir près de madame votre mère, et causer avec elle en ennemi aussi aimable que possible. M’accompagnez-vous ?

Jean fit signe que non.

Laissant là Oberlé, Farnow traversa le fumoir.

Lucienne l’attendait, inquiète, dans le salon. Elle le vit se diriger vers madame Oberlé, et, s’efforçant de sourire, approcher une chaise du fauteuil où la frêle Alsacienne, en deuil, était assise.

M. le conseiller Brausig appelait, dans le même temps :

– Oberlé ? Vous avez fumé un cigare sans même boire un verre de bière ? Mais c’est un crime ! Venez donc ! Justement M. le professeur Knäpple nous expose les mesures que prend le gouvernement, pour empêcher la russification des provinces orientales de l’Allemagne…

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, un landau emportait vers Alsheim trois voyageurs qu’il venait de prendre à la gare de Molsheim. La route était longue encore. Lucienne ne tarda pas à s’endormir, dans le fond de la voiture. Sa mère, qui n’avait presque rien dit jusque-là, se penchant alors vers son fils, lui demanda, désignant la très belle créature abandonnée au sommeil et tranquille :

– Tu savais ?

– Oui.

– J’ai deviné… Il n’y a pas eu besoin de beaucoup m’en dire. J’ai vu celle-ci le regarder… Oh ! mon Jean, l’épreuve que j’espérais éviter !… Celle dont la crainte m’a fait accepter tant et tant de choses !… Je n’ai plus que toi, Jean… Mais, tu me restes ! Elle l’embrassa fortement.

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