IV

C’était une aimable fille, mademoiselle Marthe de Seigny, rose, vive, vaillante de corps et d’âme, point coquette, bien que jolie, et toujours prête à rire. Il ne faut pas s’inquiéter de ceux qui savent rire : ce sont ceux qui pleurent le mieux quand il le faut. Quand elle passait, le matin, dans les allées humides de la Cerisaie, alerte, avec ses petits sabots claquants, ses cheveux blonds frisant sous son chapeau de paille et sa mine de primevère heureuse d’éclore, on cherchait involontairement le griffon noir ou jaune dont Fragonard accompagne le portrait de ses marquises adolescentes. Elle avait tout à fait ce type qui séduisait le peintre des derniers sourires de l’ancien régime ; à tel point que le vieil oncle Onésime, – un Auvergnat pourtant, – étant venu, du fond de sa province, voir sa nièce qu’il ne connaissait pas, s’écria en l’apercevant :

—  Un Fragonard, sur mon honneur, un pur Fragonard !

Marthe n’y comprit rien, seulement, quand l’oncle fut parti, ce qui ne tarda guère, elle donna ce nom de Fragonard, qui l’avait frappée, à un jeune chat qui venait de naître.

Il y avait de cela plusieurs années. Depuis lors, l’enfant était devenue jeune fille, le chat paresseux et superbe, et la tante d’Houllins, qui surveillait l’un et l’autre avec un soin inquiet et querelleur, avait pris quelques rides de plus, ce qui eût semblé invraisemblable à ceux qui la connaissaient depuis vingt ans.

Marthe de Seigny était orpheline. Son père allié d’un côté aux meilleures familles de l’Auvergne et, par sa mère, à plusieurs maisons de l’Anjou et du Poitou, avait, avant la Révolution, pris du service dans la marine royale. Son vaisseau faisait campagne dans la mer des Indes, lorsque les premières têtes roulèrent sur le pavé de Paris. Il continua sa croisière, prêt à donner sa démission dès qu’on lui enverrait un ordre, dès qu’on lui demanderait un serment contraire à l’honneur. Il ne reçut ni ordre ni demande de cette sorte, et, passant d’un vaisseau sur un autre, demeura hors d’Europe pendant toute la Révolution.

En 1805 seulement il débarqua à Rochefort. Il se rendit immédiatement à Paris, et offrit sa démission.

L’empereur le fit venir.

—  Vous voulez quitter le service, monsieur ?

—  Oui, Sire.

—  Vous avez servi la Révolution, et vous refusez de servir l’empire ?

—  La Révolution ne m’a rien demandé : l’empereur me demande un serment contraire à ceux que j’ai faits aux Bourbons.

—  J’ai besoin de bons officiers, monsieur, et de gentilshommes.

—  Faites-en, Sire.

Napoléon le regarda, étonné de cette hardiesse. Un éclair de colère passa dans ses yeux. Puis, vaincu par ce grand cœur d’un simple officier, il répondit :

—  Vous savez, comme moi, qu’on n’en fait pas de comme vous, en un jour, monsieur. Vous êtes lieutenant de vaisseau ?

—  Oui, Sire.

—  Je vous fais capitaine de frégate. Si vous refusez, je vous fais conduire à la frontière. Choisissez.

—  Alors, Sire, je me rembarque.

Trois semaines plus tard, le capitaine de frégate baron de Seigny quittait Toulon pour les Antilles.

Deux années encore il tint la mer. Cette nouvelle campagne terminée, il revint, cette fois pour tout à fait.

À peine sa démission acceptée, il courut au village natal : ses parents étaient morts et la petite terre patrimoniale criblée d’hypothèques. La première chose que fit M. de Seigny fut de vendre la terre et de payer les dettes ; la seconde, de s’informer si son camarade d’enfance, Onésime d’Houllins, vivait encore.

Il le retrouva en Bresse, non plus tel que ses souvenirs le lui représentaient, à vingt-cinq ans de distance, impétueux, batailleur, plein d’un dévouement chevaleresque pour la reine Marie-Antoinette en qui il personnifiait la France, alors que tous deux, terminant leurs études au collège de Clermont, échangeaient leurs rêves d’avenir, mais presque ruiné de santé, sceptique en religion, révolutionnaire en politique, vivant, pour une grande part, du produit de spéculations sur la nature desquelles il ne s’expliquait pas, dans son château de Montrevel. La désillusion fut profonde de ce côté et douloureuse pour M. de Seigny. Il resta pourtant à Montrevel.

Onésime d’Houllins avait deux sœurs, l’une à peu près de son âge, l’autre beaucoup plus jeune, nature d’élite, supérieurement douée d’intelligence et de grâce, en qui toute la sève de la race s’était portée. Le voyageur vit Geneviève d’Houllins et l’aima. Pour l’obtenir, il dut promettre d’habiter la petite terre familiale. Il promit d’essayer. L’amour l’y engageait et aussi le reste de sympathie qu’il conservait, malgré tout, pour son ancien camarade. Nos pauvres illusions humaines, quand elles font naufrage, tentent toujours de se sauver sur un radeau. Il se flattait donc qu’à force de prudence et de courtoisie, les causes de dissentiment ne produiraient pas leur effet entre Onésime et lui ; qu’ils pourraient cheminer côte à côte sans se heurter, et qu’un jour peut-être, vaincu par la vie heureuse qu’ils lui feraient, Geneviève et lui, ce vieil ami reviendrait aux traditions de sa famille et de son enfance.

Tous les jours, et malgré les cruels démentis que la réalité leur infligeait, M. et madame de Seigny s’étudiaient, en âmes délicates et scrupuleuses du bien, à écarter de leurs paroles ou de leurs actes tout prétexte de froissement.

Ils avaient malheureusement affaire à une de ces natures entêtées et maussades qui acceptent tous les sacrifices sans en être touchées, déserts de sable qui boivent toute l’eau qu’on leur donne sans rendre un brin d’herbe.

La situation devint rapidement intolérable.

Madame de Seigny fut la première à reconnaître qu’il fallait quitter Montrevel. Mais le chagrin qu’elle ressentit de cette séparation et des causes qui l’avaient amenée porta à sa frêle santé un coup fatal. Le baron de Seigny acheta alors, d’un de ses parents éloignés, la terre de la Cerisaie, sur les limites de la paroisse de Marans. La jeune femme y parut à peine. Moins d’un an après son arrivée dans le Craonais elle mourait, en donnant le jour à une petite fille. C’était au printemps de 1808.

Resté veuf, M. de Seigny fut admirable de résignation et de dignité. Un souvenir cruel et doux l’attachait désormais à ce domaine où elle avait vécu les derniers mois de sa vie. Il continua d’y mener la même existence simple et entourée. Pas une de ses relations ne fut brisée. Il demeura pour tous le gentilhomme accueillant et de hautes manières qu’il avait toujours été. Seulement sa taille si ferme de marin se voûta, et le pli plus profond de ses sourcils accusa la souffrance qu’il taisait.

Bientôt il eut à s’occuper de l’éducation de sa fille. Il s’y donna passionnément, et nul n’aurait pu voir sans être attendri cet homme encore jeune, blanc déjà, contempler avec un long sourire triste l’enfant qui jouait devant lui dans les prairies de la Cerisaie, refaire avec elle les promenades que la jeune mère avait faites, lui montrer les sites qu’elle préférait, les gens qu’elle avait connus et qui pouvaient parler d’elle, poursuivant sans cesse, dans la formation de cette jeune et vive nature, l’image idéalisée par la mort de celle qu’il avait aimée.

Une autre cause, d’ailleurs, attachait M. de Seigny au coin de terre où la Providence l’avait amené. Une affinité profonde s’était révélée, dès le premier jour, entre lui et cette population si saine et si forte qui l’entourait ; le temps l’avait accrue, et quand il mourut seize ans plus tard, on eût pu croire, aux regrets qu’il laissait, que la famille était vieille de plusieurs siècles dans la reconnaissance du pays.

Toutes les pensées se tournèrent alors vers la jeune orpheline de la Cerisaie. Qu’allait-elle devenir ? Ses parents de Montrevel la rappelleraient sans doute auprès d’eux. On la plaignait ; déjà le bruit courait que l’oncle d’Houllins était arrivé à Segré en poste, quand les hommes de loi découvrirent, dans les papiers de M. de Seigny, un testament. La volonté expresse du père était que sa fille ne retournât jamais en Bresse : « Dût-elle vivre seule à la Cerisaie, disait-il, sous la garde de Dieu, à qui je la confie, je veux qu’elle demeure, jusqu’à son mariage ou son entrée en religion, dans ce domaine où sa mère et moi avons trouvé si bon accueil. »

En présence de cet ordre formel, Onésime d’Houllins, nommé tuteur par le conseil de famille, dut céder. Mais il déclara que, de son côté, il ne quitterait pas Montrevel, même un jour, pour s’occuper de sa pupille ou de ses biens. Ce fut mademoiselle Ursule d’Houllins, l’aînée d’Onésime et de la baronne de Seigny qui vint habiter près de sa nièce. Elle s’y décida, poussée par son frère et d’assez mauvais gré, car elle appartenait à cette espèce de gens qui n’ont jamais l’air d’accepter les sacrifices qu’ils font, et auxquels on serait tenté d’en vouloir quand ils remplissent un devoir, tant ils y mettent de méchante humeur.

Cette laide petite personne, aigrie par la longue négligence du sort à la doter d’un mari, n’était pas un chaperon bien plaisant pour mademoiselle de Seigny. Marthe lui fut néanmoins reconnaissante, l’entoura d’affection et de prévenances, et supporta gaiement les giboulées qui, de temps à autre, traversaient son mois de mai.

Le monde, moins indulgent, s’écarta peu à peu, après la mort de M. de Seigny. Quelques proches voisins restèrent seuls fidèles à la nièce en dépit de la tante, et le château, – si l’on peut appeler ainsi la vieille maison carrée que flanquait un pavillon surélevé d’un étage, – reprit graduellement cet air de solitude et de demi-abandon qu’il avait un instant perdu. Les allées qui traversaient les prés, en partant du perron, se rétrécirent, envahies par la lente marée de l’herbe. Les massifs de fleurs les plus éloignés disparurent, sans qu’il y eût d’ordre positif à leur égard. Des pigeons à huppe remplacèrent les paons favoris du baron, et la mauve qui, depuis quinze ans, cherchait à reprendre possession de la cour derrière le logis, son ancien domaine, s’y maintint bientôt à force de persévérance, et s’éleva de toutes les fentes de pierre, superbe, en touffes arborescentes, pour le plus grand bonheur des canards dont elle abritait le sommeil et des poules qui, dans ses fleurs, piquaient les abeilles gourmandes.

Marthe et mademoiselle d’Houllins vivaient là, simplement.

Le matin, Marthe sortait de bonne heure. La messe, presque tous les jours, à la paroisse, éloignée d’un bon quart de lieue et dont le clocher pointait dans les arbres, puis une visite à quelque ferme voisine, un coup d’œil à la valoirie qu’elle dirigeait en réalité et que la tante d’Houllins semonçait seulement, l’organisation et la surveillance des cultures potagères confiées au garde-jardinier Séjourné, dit Bubusse, plus souvent encore une course à cheval ou à pied dans les chemins verts, la retenaient une partie de la matinée hors du logis, mais jamais plus tard que midi : car, au douzième coup sonnant, mademoiselle d’Houllins, droite en face de la soupe fumante, disait inexorablement le Benedicite, et si Marthe n’arrivait pas avant la fin, il y avait giboulée.

Après midi, les deux femmes travaillaient à la couture ou lisaient dans le salon, la vieille assise dans une bergère et la jeune sur un tabouret. Que de points de tapisserie ou de broderie pendant ces longues heures ! Le plus souvent, pas une trêve à cette monotonie, pas un coup d’orage qui obligeât à aller fermer les fenêtres, pas un bruit insolite autour des larges vitres lavées par la pluie d’hiver ou chauffées par les soleils d’été. Quelquefois seulement, – trop rarement à son gré, – Marthe, en relevant sa tête alourdie, apercevait, au gué du ruisseau, quelque robe d’amazone. Un éclat de rire traversait le pré : c’était une voisine à cheval qui venait faire visite. Ou bien, du côté de la cuisine, une bonne voix connue s’informait de la santé des habitants de la Cerisaie : c’était ma tante Giron qui arrivait à pied, et, avant d’entrer au salon, enlevait les épingles de sa cotte de damas, qu’elle avait relevée pour enjamber les échaliers.

Par un de ces après-midi laborieux et silencieux, le 10 septembre, un an avant l’époque où commence ce récit, Marthe avait revu, après douze ans d’absence, son jeune voisin le baron Jacques de Lucé.

Elle savait qu’il était de retour de Paris depuis huit jours. Comment ne l’eût-elle pas su ? Tout le monde causait de lui. Elle savait qu’il était grand, élancé, avec une figure fine, des yeux bleus et une légère barbe blonde qu’il taillait en pointe, à la Henri IV. Elle savait encore qu’il avait été faire une visite a M. le curé, et que ces deux hommes si dissemblables, le gentilhomme frais échappé de la capitale et le plus rural des desservants, au bout d’une heure, s’étaient quittés vieux amis. On lui avait même raconté, sans qu’elle le demandât probablement, qu’il aimait la chasse et qu’on l’avait déjà vu courir dans les champs de genêts, en compagnie d’un épagneul noir et feu, qui avait le bout du museau blanc.

Elle était donc assise à sa place accoutumée, en face de la fenêtre, appliquée à coudre une frange à de grands rideaux jaunes destinés à orner la troisième chambre de réserve. – Il est à remarquer que les deux premières n’avaient servi qu’une fois. – Mademoiselle d’Houllins venait de sortir, appelée au dehors par la femme de basse-cour. Le soleil dardait en plein sur les prés ; les feuilles des arbres pendaient le long des branches, et toute la nature était endormie par la chaleur. Dans l’appartement, malgré l’épaisseur des murs, l’ardeur du jour se faisait sentir. On n’entendait que le ronron de Fragonard pelotonné sur un coussin, le bruit sec de l’aiguille perçant l’étoffe et le bourdonnement d’une guêpe qui grimpait le long des vitres. La tête de la jeune fille se penchait, à petites chutes, vers son épaule, et ses yeux se fermaient. Une somnolence mollement combattue allait l’entraîner au sommeil, et déjà le grand rideau jaune avait commencé de glisser à terre, lorsqu’un coup de fusil retentit à quelque distance de la maison.

Elle se leva, courut à la fenêtre, et ne vit rien que le soleil brûlant la campagne.

—  Ma tante ne va pas être contente, pensa-t-elle, car ce coup de fusil a sûrement été tiré sur la Cerisaie. Elle qui est si jalouse de la chasse ! Et pourtant, – cette idée la fit rire, – ma tante d’Houllins ne chasse pas !

Après une minute, elle revint au milieu de l’appartement, et, avant de se rasseoir, tourna encore les yeux du côté des prés. Le sourire qui s’éteignait lentement sur son visage cessa subitement. Elle passa les mains sur ses tempes pour relever quelques folles mèches de cheveux, et demeura debout, rouge comme un œillet sauvage, absorbée dans la contemplation d’un spectacle évidemment extraordinaire.

Elle avait aperçu, en effet, se dirigeant vers le château, deux hommes, dont l’un était Bubusse, le garde, et l’autre… l’autre, il était impossible de s’y tromper…

—  C’est bien cela, se dit-elle, grand, blond, barbe pointue, un costume de chasse en velours vert et le chien noir et feu…

Ils s’approchaient rapidement, et semblaient, Bubusse surtout, fort animés. Le garde tenait à la main un objet roux, qu’il agitait de temps à autre avec des gestes de fureur. Bientôt la jeune fille entendit le son de leurs voix. Évidemment il y avait querelle entre eux. Mais le jeune homme prenait la chose en riant, tandis que le garde était tragique.

—  Notre voisin s’est fait prendre à la chasse, et Bubusse l’amène, pensa-t-elle.

L’émotion, la surprise, lui avaient absolument fait oublier qu’elle était seule au salon et que Bubusse, ignorant cette circonstance et croyant y trouver mademoiselle d’Houllins, allait, d’un instant à l’autre, apparaître avec sa capture. Le bruit de gros souliers ferrés battant les dalles du corridor la rappela au sentiment de là réalité. Il était trop tard pour quitter l’appartement : il n’y avait plus qu’à faire bonne contenance. Marthe se tint debout, occupée à plier le rideau jaune, près de la cheminée.

Elle n’attendit pas longtemps. La porte s’ouvrit brusquement, et Bubusse entra, les deux bras tendus. Dans une main il avait sa casquette de garde, dans l’autre un énorme lièvre qu’il tenait par les oreilles.

—  Monsieur est de bonne prise ! dit-il avec véhémence ; il se trouvait avec son fusil et son chien dans la pièce…

—  Taisez vous, mon ami, interrompit le baron qui était entré derrière le garde, et s’avançait vers Marthe. Tout à l’heure. Laissez-moi me présenter à mademoiselle.

Et pendant que le bonhomme, confondu de cet aplomb de sa capture, se mettait au port d’armes, les deux jeunes gens se regardaient avec une curiosité un peu émue, chacun cherchant à retrouver dans l’autre les traits de l’enfant qu’il avait connu.

—  Mademoiselle, continua Jacques, j’espérais avoir l’honneur de me présenter libre devant vous. J’arrive à la Cerisaie en prisonnier. Vous devinez mon crime, et vous voyez la victime entre les mains de Bubusse. Quand je l’ai tirée, j’ignorais complètement que j’étais aussi près du château, – il y a si longtemps que j’ai quitté le pays ! – et j’ai été tout confus quand votre garde me l’a appris.

—  Le garde de ma tante, monsieur.

—  De mademoiselle d’Houllins ?

—  Oui, c’est elle qui fait garder la Cerisaie. Elle vient de sortir, et ne doit pas être loin. Bubusse, allez la chercher. Veuillez donc vous asseoir, monsieur : vous devez être las, car la chaleur est grande aujourd’hui.

Elle s’assit sur le canapé rouge. Le baron prit une chaise en face d’elle. Il y eut un petit silence. Marthe le rompit la première.

—  Je suis bien fâchée pour vous, monsieur, de ce contretemps.

—  Et pourquoi, mademoiselle ? Ma chasse se trouve coupée en deux très agréablement, je vous assure. Car je ne suppose pas que mon délit puisse avoir d’autre conséquence que d’avancer l’heure de ma présentation à la Cerisaie ? Mademoiselle d’Houllins voudra bien seulement excuser le négligé de ma tenue. Je ne comptais venir ici que dans deux jours.

—  J’espère bien, en effet, que ma tante, dit Marthe embarrassée, je suis même persuadée…

—  Est-ce que mademoiselle votre tante serait jalouse de la chasse ?

La jeune fille hocha la tête, et répondit, avec un soupir et un air grave qui firent sourire Jacques :

—  Oui, monsieur !

—  Et quel traitement inflige-t-elle aux voisins qui tombent dans ses mains ?

—  Oh ! monsieur, aucun… c’est-à-dire : vous êtes la première prise de Bubusse !

Elle se mit à rire en disant cela.

Ce passage subit du grave au gai, qui dénotait tant de jeunesse et de naturel chez mademoiselle de Seigny, enchanta le baron Jacques, qui ne put s’empêcher de le montrer.

—  J’espère bien alors ne pas commencer une jurisprudence, répondit-il. Nous sommes si proches voisins, vous et moi, et si j’osais, je dirais : si vieux amis ! Tenez, quand vous avez ri tout à l’heure, je vous ai revue toute petite fille, un jour qu’on cueillait des cerises à la Gerbellière.

—  Vraiment ?

—  Annette vous avait fait une couronne avec un brin d’osier et des cerises doubles, et vous dansiez, en riant sous l’arbre, et les cerises dansaient aussi sur vos cheveux blonds.

—  Oui, oui, je me souviens, et vous êtes venu…

—  Par le chemin, avec ma mère, et vous vous êtes cachée.

—  C’est bien cela, dit Marthe ; voyez, monsieur, comme c’est loin déjà : j’avais presque oublié…

À ce moment, mademoiselle d’Houllins entra précipitamment, essoufflée, la face enluminée des couleurs de la course et d’une violente indignation. Le baron s’inclina. L’ombre du garde s’allongea sur les dalles par la porte entrebâillée.

—  Monsieur le baron de Lucé, ma tante.

—  Heureux, mademoiselle, de…

—  Je sais, je sais, interrompit la vieille fille, monsieur est arrivé depuis huit jours.

—  Oui, mademoiselle. Je comptais me présenter à vous dans d’autres circonstances. Je n’ai pas encore fait de visites……

—  Excepté au curé et à mon gibier. Je sais, monsieur, je sais. Vous pouvez vous retirer : votre affaire suivra son cours.

—  Cependant, mademoiselle…

—  Il suffit, monsieur…

Jacques, voyant qu’il ne gagnerait rien à s’expliquer devant cette pie-grièche, se retira et gagna la porte. En passant près de Bubusse, il lui glissa un louis dans la main, et dit, assez haut pour être entendu :

—  En souvenir de votre première prise, mon ami ! Vous voudrez bien remettre à ces dames, de ma part, le lièvre que j’ai tué sur leurs terres.

Quand il fut dehors, il se mit à rire pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s’arrêter, de cette étrange présentation. Puis ce rire finit mélancoliquement, comme tant d’autres.

—  Pauvre petite ! pensa-t-il. Il rentra à la Basse-Rivière.

L’affaire suivit son cours, comme l’avait annoncé mademoiselle d’Houllins. Jacques, traduit en justice, n’y parut même pas, et fut condamné.

On en causa beaucoup dans le pays.

La Cerisaie et la Basse-Rivière avaient rompu depuis lors.

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