V

Quinze jours après le dîner chez ma tante Giron, vers midi, le baron Jacques était assis dans le jardin qui entoure la Basse-Rivière et tout près de la haie vive qui sépare le jardin des grandes prairies.

Il dessinait. D’après nature ? Non, de souvenir. Son crayon courait, léger et rapide, sur la page de carton blanc fixée sur un petit chevalet devant lui. Il semblait prendre plaisir à voir l’ébauche s’avancer.

Le dessin représentait un salon vaste et peu meublé : au premier plan, un jeune homme s’inclinait devant une vieille dame qui semblait fort animée et maussade ; plus loin, une jeune fille détournait un peu la tête, évidemment confuse des choses désagréables que la vieille dame disait au jeune homme ; tout au fond, un chat se frottait le long d’une chaise, et la tête d’un domestique apparaissait par la porte entre-bâillée.

La vieille dame était enlaidie avec intention : elle avait une barbe masculine, un nez pointu, des yeux de fée en colère. Son interlocuteur, élégant, souriant, incliné à la dernière mode, était sans doute flatté, d’où l’on pouvait induire que l’auteur s’était lui-même mis en scène.

Peu à peu l’ardeur de l’artiste se ralentit : il faisait chaud ; des massifs de résédas et de pétunias en fleur s’envolaient des bouffées de parfums qui portaient au sommeil ; la girouette était à l’ancre dans l’atmosphère immobile ; pas un oiseau ne chantait ; le chien noir et feu, allongé à terre, la tête sur ses pattes, faisait des rêves.

Le jeune homme se renversa sur sa chaise, admira un instant l’heureux effet de son dessin à distance, puis, satisfait, s’endormit.

Il dormait depuis une heure, quand une masse noire sauta par-dessus la haie, et le curé de Marans, la soutane retroussée, sans rabat, avec son bâton de buis à la main, se trouva debout, à trois pas du chevalet.

Le jeune homme ne s’éveilla pas. Le curé se pencha pour voir le dessin, et rit silencieusement. Il s’approcha, prit le crayon, inscrivit au bas le nom des personnages : Jacques, mademoiselle d’Houllins, mademoiselle de Seigny, Bubusse. Puis, satisfait lui aussi de son œuvre, il dit, de sa grosse voix qui faisait trembler les enfants de chœur :

—  C’est tout à fait ressemblant !

Le baron, brusquement tiré du sommeil, se leva, aperçut le curé, puis le dessin avec les additions. Il se mit à rougir, comme un écolier pris en faute.

—  Une pochade, dit-il.

—  Dites donc un souvenir très heureusement rendu, repartit le curé en s’éloignant de deux pas et en clignant les yeux pour mieux juger. La tante surtout est supérieurement attrapée. Mademoiselle Marthe n’est pas mal non plus.

—  Eh bien ! monsieur le curé, demanda Jacques à brûle-pourpoint, elle se marie ?

—  Ça m’a l’air de vous être bien égal, car vous dormiez comme un loir. D’ailleurs, c’est votre affaire, et ce n’est pas la mienne. Non, elle ne se marie pas. Elle part…

—  Elle quitte le pays ?

—  Pas pour toujours, dit le curé, qui s’arrêta, éprouvant un malin plaisir à ne satisfaire qu’à petits coups la curiosité du jeune homme.

—  Est-ce pour longtemps ? Va-t-elle loin ?

—  Ni loin, ni pour longtemps.

—  Si c’est un secret, vous pouvez ne pas me répondre, monsieur le curé.

—  Non, non, ce n’est pas un secret, sans quoi je n’aurais pas commencé à vous en parler. Mademoiselle d’Houllins me faisait venir pour me dire que son frère, M. Onésime, est mort.

—  Ce vieux grigou qui vivait en Bresse, ce pataud ?

—  Il est bien mort, dit sévèrement le curé, ce n’est plus un grigou ni un pataud : c’est un chrétien pardonné. Donc il est mort. La tante d’Houllins part en Bresse, pour s’occuper des affaires de la succession.

—  Et elle emmène mademoiselle Marthe ?

—  Non, la jeune demoiselle va passer quinze jours à Pouancé, chez la tante d’Annette, vous savez, – non, vous ne savez pas, – l’ancienne domestique de madame Giron, qui est lingère là-bas.

—  Pauvre petite, l’abandonner ainsi !

—  Vous la plaignez ?

—  Sans doute.

—  Elle est ravie de son sort et des quinze jours de liberté qu’elle aura. Demain matin, pendant que la tante trottera sur la route d’Angers, afin de prendre la diligence de Paris…

—  Je voudrais voir ce spectacle, murmura le baron : la tante d’Houllins à cheval !

—  … la nièce, continua le curé, partira pour Pouancé. Mais, assez causé comme cela. Je cours voir la mère Gisèle, qui n’est pas bien. Je voulais seulement vous dire bonjour en passant. Reprenez votre somme ou votre dessin.

Et, sans permettre au jeune homme de le reconduire, prétextant son bréviaire en retard, l’abbé Courtois repassa la haie, cette fois par le clan qui ouvrait sur la prairie, et s’éloigna à grands pas, le long de la rivière, lisant ses psaumes à haute voix.

Et de temps en temps les bouviers, entendant ce murmure, arrêtaient leur attelage de labour, et regardaient par-dessus les buissons. Lui, les saluait de la tête, et continuait sa marche à grands pas et sa lecture à haute voix.

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