IX

Si la jeune fille avait pu lire dans le cœur du baron Jacques, elle eût été moins chagrine, elle eût moins regretté une absence dont elle était en partie la cause. Il allait retrouver à Paris ses amis, les salons où il avait laissé un souvenir aimable dont il serait bien aise de constater la persistance, les expositions de peinture qui le passionnaient et les concerts qu’il avait suivis en dilettante et en connaisseur pendant plusieurs années ; mais il allait aussi revoir son oncle et tuteur, le chevalier d’Usselette, l’homme le moins bien portant de France, comme il s’appelait, et qui joignait à ce défaut, et à beaucoup d’autres, de l’esprit, du bon sens même quelquefois. Jacques voulait le consulter sur ces trois questions : Est-il temps, mon oncle, que je me marie ? À supposer que j’eusse quelque sentiment pour elle, est-il convenable de me marier avec une voisine qui n’est pas riche, et qui n’a jamais vu Paris ?

Jacques était de ces hommes qui prennent toujours un conseil, sauf à ne pas le suivre. Quoi qu’il entreprît, il cherchait l’opinion du monde. Or le monde était personnifié pour lui en M. d’Usselette, le dernier chevalier pimpant, frisé, léger, indiscret et galant de l’ancienne société : un vieux hanneton de rose, un hanneton de rose qui aurait survécu au printemps, et bourdonnerait au milieu de fleurs nouvelles qui n’y comprendraient rien. Il répétait de temps à autre à madame de Rumford, qui avait été madame Lavoisier, et dont il fréquentait le salon :

—  Votre père a été guillotiné, madame ; M. Lavoisier également ; vous et moi avons bien failli subir le même sort : il m’arrive de regretter d’avoir survécu, d’abord parce que nous aurions fait route ensemble vers l’autre monde, – madame de Rumford ne manquait jamais de faire en cet endroit un signe de dénégation, – et ensuite parce que nous sommes dépaysés dans ce siècle stupide. C’est un grand art de savoir mourir avec son monde.

—  Mon cher ami, répondait la grande dame, mieux vaut encore faire revivre un monde en sa personne, et mettre le siècle nouveau à l’école de l’ancien.

Chez madame de Rumford, il y avait dîner intime le lundi, réception ouverte le mardi et soirée de musique le vendredi. M. d’Usselette, et cela depuis le premier Empire, avait manqué bien peu de lundis, pas un mardi et pas un vendredi. Il trouvait là : Alexandre de Humboldt, Cuvier, le baron de Prony, Arago, le comte Mole, et tant d’autres illustres de la science, de la politique ou des lettres. Le reste de sa vie, il le passait à faire des visites, à lire et à priser. Il amusait. On le prenait souvent pour arbitre des questions de convenance et d’étiquette.

Son pupille venait donc le consulter à son tour.

Un autre motif l’amenait encore. M. d’Usselette était si léger, qu’il avait toujours oublié de lui rendre ses comptes de tutelle. Arrivé à sa majorité, le jeune homme, par discrétion, n’avait rien demandé. L’autre n’avait rien offert. Jacques avait quitté Paris sans savoir exactement ce qu’il possédait. Avant de se marier, il était utile de le savoir. Mais comment aborder ces deux sujets délicats ? Pendant cent dix-neuf jours, le baron Jacques n’osa pas. Le cent vingtième, quelques heures avant son départ, il allait oser, quand son tuteur le prévint.

M. d’Usselette était sur le point de sortir de son petit appartement de la rue de Bellechasse ; il avait pris son jonc à pomme d’or et ouvert la porte de la salle à manger où il venait de déjeuner, quand il s’arrêta sur le seuil, et murmura en levant la tête :

—  Je suis sûr que j’oublie quelque chose !

Il resta quelques instants le nez en l’air, humant une prise, puis, se frappant le front de la main gauche et revenant sur ses pas :

—  En effet, j’avais à te parler. Assieds-toi.

—  Mais je suis assis, mon oncle.

—  Bien. Alors je m’assieds.

Il approcha sa chaise de celle du jeune homme, devant la fenêtre, et, les jambes croisées, scandant ses mots avec la tabatière d’or qu’il tenait à la main, il eut avec son neveu l’entretien suivant.

—  Mon cher, j’ai fait des comptes cette semaine. Il y a trente ans que cela ne m’était arrivé.

—  Mon oncle, il faut vous reposer trente autres années là-dessus.

—  Et chose remarquable : ils sont justes !

—  Je vous en fais mon compliment.

—  Ces comptes-là te concernent.

—  Ah !

—  Tu auras beau prétendre le contraire, mon cher ami, je vieillis. Humboldt me le disait hier : « Vous avez presque votre âge, monsieur d’Usselette. » Il est temps que je me mette en règle avec mes créanciers. Tu en es un. J’ai donc fait tes comptes de tutelle, et voici ta situation de fortune : ton domaine de la Basse-Rivière, neuf mille francs de rentes que tu touches depuis ta majorité, et qui te suffisent. Plus mille huit cent sept francs soixante-cinq de rentes cinq pour cent en titres au porteur, qui se trouvaient mêlés à mes papiers, et que je n’ai pas pensé jusqu’à présent à te remettre. Il y a quatre ans et demie que tu es majeur ; mille huit cent sept francs soixante-cinq pendant quatre ans et demie… pour faciliter le calcul, j’ai mis mille huit cents francs, pendant cinq ans, et j’ai trouvé neuf mille francs. C’est donc dix mille francs que tu retireras demain matin chez mon banquier. Voilà mes comptes.

—  Le règlement me semble avantageux pour moi, mon oncle, et je vous remercie.

—  Prends toujours, mon ami, c’est tout ce que tu auras de moi : car je dois t’en prévenir, j’ai mis tout mon bien en viager.

Le jeune homme reçut cette nouvelle désagréable sans laisser paraître le plus léger dépit. Son oncle, qui l’observait, s’écria :

—  Eh bien ! tu reçois cela en gentilhomme. Cela me fait plaisir. Je disais donc que tu ne devais rien attendre de mon côté. Ce n’est pas que je ne te porte intérêt, beaucoup d’intérêt, et je vais te le prouver tout de suite. Je veux te donner…

—  C’est inutile, mon oncle, je…

—  Un simple conseil, mon ami, mais il est bon : marie-toi.

—  Tout le monde me donne le même avis, mon oncle. Il vous semble donc aussi…

—  Il me semble que tu es à l’âge où l’on doit se marier. Je parle de ceux qui en ont le temps. Moi je ne l’ai jamais eu : trop de relations, mon ami, trop d’invitations ; un causeur doit être célibataire, et je suis né causeur. Donc, puisque tu penses au mariage, dans la paix de ta province, c’est au mieux. J’ajouterai alors un second conseil au premier.

—  Vous êtes bien bon, mon oncle.

—  Marie-toi à une jeune fille qui soit de ta condition et, s’il se peut, de fortune égale à la tienne. Je ne l’ai que trop souvent vu : quand on cherche la dot, trois fois sur quatre, on épouse bête.

—  Mais…

—  À moins qu’on n’épouse laid.

—  Mon oncle, je vous…

—  Quelquefois les deux, je te l’accorde. Ta chère, ta charmante mère, ma sœur, était de cet avis. Elle avait des mots délicieux, ta mère, femme du monde jusqu’au bout des ongles. Et une répartie ! Tiens, je me rappelle qu’un jour, ce gros Wiesbach, tu sais, le naturaliste qui avait épousé sa tante ?…

—  Wiesbach ? non, je ne me souviens pas.

—  En effet, qu’est-ce que je dis ? Il est mort avant ta naissance. Peu importe d’ailleurs. Wiesbach lui démontrait que l’homme doit avoir autorité sur la femme. « Et comment le prouvez-vous, monsieur Wiesbach ? – Par cent preuves. – Donnez-m’en une ? – Eh ! madame, Dieu a créé l’homme le premier, manifestant par là qu’il le faisait roi, princeps. – Vous n’y êtes pas, répondit ta mère, l’explication est détestable, monsieur Wiesbach : si Dieu a créé l’homme avant la femme, c’est tout simplement qu’avant de faire son chef-d’œuvre, il avait besoin de faire un brouillon. N’est-ce pas, mon frère ? » ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Eh ! eh ! eh ! qu’en penses-tu ? Non, mon ami, on n’a plus d’esprit comme ça. Qu’est-ce que je te disais donc ? Ah ! que ta mère était de cet avis : ne pas chercher la dot, la craindre plutôt. J’ajouterai ceci : fais ton choix dans ta province et, si tu peux, dans ta paroisse. Il y a un Grec, un Grec célèbre, je ne sais plus lequel, qui a laissé cet aphorisme : « Marie-toi jeune, et prends ta voisine ». En as-tu une ?

—  Oui, mon oncle, mademoiselle…

—  C’est juste, Fragonard ! Toujours charmante ?

—  Je crois bien, mon oncle, que je commence à devenir mauvais juge de la question.

—  Ah ! ah ! coquin ! Nous sommes blonde ?

—  Oui, mon oncle, un peu frisée.

—  C’est ça, un peu frisée : parfait, mon cher ami, parfait ! Nous avons vingt ans ?

—  Près de vingt et un.

—  Une petite métairie dans chaque main ?

—  Précisément.

—  Voilà qui est pour le mieux : nous nous aimons, nous nous marions, une idylle, c’est parfait !

—  Oh ! mon oncle, je suis bien loin de là ! Je réfléchis, je demande conseil, mais je ne demande pas encore la main.

—  Bah ! bah !

—  Et puis, qui sait, à supposer que je la demande, si l’on m’agréerait ?

—  Vous êtes un petit fat, mon neveu, qui voudriez un compliment : vous ne l’aurez pas. Mais vous demanderez Fragonard, et vous l’aurez. Cela ne fait pas de doute, et vous viendrez tous deux me faire visite de noces. Je suis enchanté de ce petit programme, véritablement enchanté.

Le chevalier se leva et fit quelques pas vers la porte. Puis il revint.

—  Ah ! mais que je n’y figure pas, au moins, dans le programme ! Pas de lettre à écrire, pas de voyage surtout, tu me connais : l’horreur des affaires !

—  Je sais, mon oncle.

—  C’est donc entendu : tu te maries, et je ne m’en occupe pas. Mon cher Jacques, il faut que je te dise adieu, reprit le vieux chevalier. Tu pars à cinq heures, et je ne te retrouverai pas ici en rentrant : tu comprends, c’est le vendredi de madame de Rumford. La Malibran doit chanter ce soir. Une voix divine ! Je lui ai fait un acrostiche. Adieu, mon neveu, adieu, bel amoureux ! Mes hommages à Fragonard.

Il serra la main du jeune homme, et s’éloigna en chantonnant :

Lindor ayant mené ses moutons dans les prés,

Y trouva Toinon sa bergère.

—  Allons, pensa le baron de Lucé, quand il fut seul, mon oncle est tout heureux d’être débarrassé de moi. Pour des raisons diverses, voilà quatre personnes qui me poussent à me marier avec mademoiselle de Seigny : Jules, madame Giron, l’abbé Courtois et mon oncle d’Usselette. Le mieux est peut-être de ne pas résister, et de faire quelque chose pour me réconcilier avec la tante d’Houllins. Mais quoi ?

Il eut tout le temps d’y songer pendant les quatre jours qu’il mit à regagner la Basse-Rivière.

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