X

Dans le Craonais, terre un peu froide et rude, l’hiver est long, le printemps lent à venir, mais quand il éclate, quelle fête subite et superbe ! On est encore dans les jours mornes ; le ciel gris laisse à peine entrevoir le bleu de la saison chaude : l’herbe des près est verte, mais rase. Quelques bourgeons s’ouvrent sur les ronces : l’aubépine ni l’épine noire n’en ont encore. Les arbres de haute tige balancent au vent leurs rameaux maigres et les vieux nids des printemps passés. Rien ne s’élance, rien ne grandit, rien ne s’épanouit : le signal n’est pas donné, la sève qui bouillonne dans la terre attend l’heure de rompre ses digues.

Tout à coup, au milieu d’une journée pluvieuse, un souffle passe. Il est tiède, imprégné d’un parfum subtil. D’où vient-il ? Quels rayons l’ont chauffé ? Sur quelles fleurs s’est-il embaumé ? Ne cherchez pas. C’est la permission d’éclore donnée à l’herbe, aux fleurs, aux arbres, c’est le messager qui parcourt la terre. Tout ce qui a vie tressaille sur sa route. Le ciel peut rester gris, la bourrasque siffler encore, la gelée du matin retarder l’effort : la résurrection est commencée. De ce moment les premiers bourgeons éclatent ; les autres se forment, rougissent. Mille petites tiges s’élancent des pieds d’herbe. On voit des brins de paille dans le bec des moineaux. Les blés, jaunis par les pluies d’hiver, s’affermissent et prennent un ton foncé. Des champs de vesceau, les perdrix partent deux. Les guérets commencent à fumer. Les nénuphars montent du fond de l’eau. On entend de très loin les gars chanter dans les chemins. Une abeille vole : c’est qu’une fleur s’est ouverte. Attendez quelques jours encore, et la parure nouvelle de la terre sera complète, et tout verdira, et tout fleurira, et tout chantera.

Tout commençait à verdir, à fleurir, à chanter, ce soir de la fin d’avril où ma tante Giron se rendit à Chanteloup, chez le père Luneau. Elle était invitée aux rilleaux. La cuisson des rilleaux, dans toutes les fermes du pays, est l’occasion d’une fête à laquelle les parents et les amis sont conviés. C’est une grave affaire et une entreprise difficile. Tout le monde n’a pas le coup d’œil nécessaire, le don mystérieux de deviner l’instant précis où le lard est cuit sans être fondu, doré sans être roussi : le comble du talent est d’obtenir des rilleaux rosés : mais il faut être sorcier pour cela.

Avouons-le tout de suite : on l’était un peu à Chanteloup ; non pas peut-être le père, mais le fils ; or le père et le fils se tiennent de si près que, dans l’opinion du pays, le père Luneau était un peu sorcier parce que le fils, Sosthène, l’était à fond. Nul cependant n’était plus honnête ni plus rangé que le père Luneau de Chanteloup, un vieillard de taille moyenne, à l’œil doux, au nez un peu busqué, à la tête chauve avec des boucles grises retombant sur la nuque, au moral très finaud, d’humeur paisible et causante. Il avait eu sept enfants, qu’il avait tous élevés. Trois avaient quitté la maison : une fille qui s’était mariée et deux autres qui s’étaient mises « en condition » chez des voisins recommandables. Il restait à la maison la dernière fille et les trois fils. C’étaient plus de bras qu’il n’en fallait pour cultiver la petite closerie et pour soigner les quatre vaches de l’étable. Mais, à force d’économie et d’industrie, on vivait tout de même. Chanteloup n’avait pas à payer le taupier, car le fils aîné prenait les taupes pour rien ; ni le greleur, car le cadet savait greler ; ni le sabotier, car le dernier creusait à ravir les billes d’aulne et d’ormeau. Le père avait, d’ailleurs, précédé ses fils dans la voie des spécialités : il jouait du serpent à l’église. Il en usait un peu sans art avec son instrument, n’ayant pu méditer le volume in-douze que le professeur de serpent de Paris, Imbert de Sens, fit paraitre en 1780, chez la veuve Ballard, sous ce titre : Nouvelle méthode de serpent pour ceux qui en veulent jouer avec goût ; mais il en jouait avec une conviction robuste, avec ardeur, avec passion, suivant le précepte du curé, qui lui avait dit, après trois leçons de doigté :

—  Souffle là-dedans, mon bonhomme, tant que tu pourras, comme tu pourras : tu ne feras jamais autant de bruit que nous.

Et c’était vrai.

Seulement, comme il y a chez les hommes un fonds insatiable d’ambition, l’honneur de figurer au lutrin ne lui suffisait pas. Il gémissait de ne pas être du conseil municipal. Son fils aîné l’en écartait.

Qu’avait-il donc fait, ce grand gars nonchalant, aux yeux bleus, qui courait les champs avec l’allure ennuyée d’un marin à terre, et comment troublait-il la vieillesse de son père ? Eh mon Dieu ! il avait fait la guerre d’Espagne avec le duc d’Angoulême, dans un régiment de lanciers. Il en était revenu bronzé, décoré, avec les galons de maréchal des logis. À son retour, on s’attendait à le voir prendre la direction de quelque ferme importante ; les marraines du bourg causaient déjà de lui ; des jalousies s’éveillaient entre les filles, à son sujet, et plus d’une rêvait de devenir la femme du beau soldat d’hier, qui serait demain, s’il le voulait, le premier laboureur de la paroisse.

Tout à coup, on apprit que Sosthène Luneau était devenu taupier. La chute était profonde, d’autant plus extraordinaire qu’il n’y avait jamais eu de taupier dans la famille Luneau, et que, d’ordinaire, la tauperie est héréditaire. Lui, s’était fait taupier par hasard, d’aucuns disent par force. On ne sait pas au juste. Voici comment un ancien, un homme véridique, m’a conté l’affaire.

L’ancien taupier de Vern, Géromet, était très vieux et point marié : ces gens-là se marient peu. Il avait sans doute jeté les yeux sur Sosthène Luneau, depuis longtemps, pour lui transmettre son secret. Sosthène ne lui avait rien demandé. Il n’y pensait pas. Il était seulement flâneur un brin et songeur, voilà tout. Donc il revenait, Sosthène, par la traverse, le soir de la foire de Caudé, entre nous soit dit, un peu saoûl. Il trouvait les échaliers plus haut que de coutume. Les nuées dansaient sur la lune, quand il passa dans le champ de la Coudre, qui était en chaume. C’est un endroit, chacun le sait, qui n’est pas chanceux. Voilà qu’au moment où il allait sauter la haie, il entendit un bruit. « Il se retournit, et vit comme ça trente-deux bêtes qui se tenaient par la queue, et qui tournaient, virr, virr, virr ! Ça vint sur lui, monsieur ; ça le roulit dans le sillon, si rouli, si rouli, que ça le dessaoûlit. » Il se releva ; il voulait partir, il ne pouvait. Alors il s’assit sur le talus. À côté de lui, il y avait un homme, et cet homme c’était Géromet, qui lui mit la main sur le bras, et lui dit :

—  Approche, approche, je ne te veux pas de mal à toi, je te veux du bien.

Il resta silencieux plus de deux minutes, faisant des signes aux buissons, comme de se tenir tranquilles, puis il ajouta :

—  Ça te conviendrait bien, la tauperie.

—  Faut la connaître.

—  Je te l’apprendrai.

—  Ça ne suffit pas d’apprendre le métier, faut savoir le secret.

—  Je te le dirai.

Le grand Sosthène regardait le taupier d’un air de doute. Il pensait au mauvais renom de la tauperie.

Géromet reprit :

—  On peut gagner gros dans la tauperie.

—  Peut-être bien.

—  Et puis, on est son maître et celui des autres…

L’œil de Sosthène brilla.

—  Rien ne vous résiste, dit le taupier, la fille qu’on veut en mariage, on l’a toujours.

—  Alors pourquoi ne t’es-tu pas marié, Géromet ?

—  Parce que je n’ai pas voulu.

—  Et pourquoi quittes-tu le métier ?

—  Parce que je vas mourir. Elles me l’ont dit.

—  Qui, elles ?

—  Tu le sauras plus tard.

Le gars resta un peu de temps indécis, les yeux errants à terre, autour de ses pieds, pendant que le taupier répétait, comme se parlant à lui-même :

—  On peut gagner gros dans la tauperie, oui, très gros.

À l’autre bout du champ il se passait des choses terribles. Sosthène savait-il bien ce qu’il faisait ? Il se pencha, et murmura :

—  Dis-moi le secret, je veux bien.

Alors s’engagea entre les deux hommes une conversation à voix très basse, dont personne n’a jamais rien entendu ni su. Seulement la petite Louison, qui ramenait ses vaches du pré, vers huit heures, remarqua que, ce soir-là, la pointe des peupliers du côté de la Coudre était tantôt lumineuse et jaune, tantôt sombre, et, ce qui est plus grave, le meunier de la Basse-Rivière, un homme d’âge, quand on lui apprit la date de l’entretien, se rappela parfaitement que, montant avec son mulet le chemin qui passe le long du champ, il s’était trouvé entouré d’oiseaux de nuit qui faisaient un tapage effroyable. Couples d’orfraies, de chevêches, de chats-huants et de ducs, rassemblés en cet étroit espace en nombre inusité, se répondaient d’une souche à l’autre, et roulaient leurs yeux phosphorescents qui luisaient dans l’épaisseur du feuillage. Cette rencontre l’avait étonné. Quand il sut l’entrevue, il ne s’étonna plus.

Le premier qui, dans le bourg, annonça que Sosthène Luneau s’était fait taupier, fut accueilli par des éclats de rire et traité de mauvais plaisant. Mais on ne rit plus, et quelques filles rougirent pour cet insensé, quand la nouvelle se répandit, deux mois plus tard, que Géromet était mort, et qu’il laissait par testament au fils aîné du père Luneau ses pièges à taupes, sa bêche à manche de cormier et aussi, – remarquez les termes, – « son sac en peau, avec tout ce qu’il y avait dedans. »

Les derniers incrédules se rendirent à l’évidence quand Sosthène en personne, la bêche sur l’épaule et portant en travers du corps le sac de peau « avec tout ce qu’il y avait dedans », se mit à parcourir le pays, en offrant ses services et demandant leur pratique aux métayers.

Aucun doute ne pouvait subsister : Sosthène Luneau était taupier. Le scandale fut grand dans la paroisse et même au delà. La renommée des Luneau, jusque-là intacte, en souffrit une grande atteinte. Bien des amis s’écartèrent discrètement. Chanteloup devint un lieu redouté. Adieu les beaux mariages pour les filles, adieu le conseil municipal pour le père : sœurs de taupier, père de taupier, mauvaise note dans le Craonais.

Peut-être ignorez-vous la raison de cette répulsion. Vous pensez que la tauperie est l’art de prendre les taupes ? Sans doute ; mais elle est autre chose encore, et tout n’est pas naturel dans les moyens qu’elle emploie. De tout temps elle a été considérée comme une branche de la sorcellerie, et non la moins noire. Le talparum venator du moyen âge et le taupier de nos jours sont frères en sortilèges. Ils ont quelque chose de l’existence et du mauvais renom du bohémien. Le paysan suspecte ce vagabond, qui parcourt les champs à la fine pointe du jour, à l’heure où ils sont encore visités par les apparitions de la nuit.

Lui, l’homme du plein jour, l’homme du soleil, il se défie de l’homme des crépuscules et des heures douteuses. Le taupier marche à pas de loup ; on dit : « Marcher comme un preneur de taupes ». Pourquoi ? Pour surprendre son gibier, oui, mais est-ce bien tout ? Il n’est pas souvent chez lui ; où est-il ? Quelles rencontres fait-il, ou plutôt quelles rencontres ne fait-il pas, en de certains carrefours, le long de certaines coulées de prés, bien connus pour être hantés ? Quand la chasse-Hennequin passe en l’air, « cent diables volant, cent âmes damnées chassant », qui les entend ? tout le monde ; qui les voit ? le taupier. La Grande-Levrette, qu’on appelle encore la bête Havette ou la Bigorne, qui court les chemins verts, à la nuit tombante, souple comme une panthère, suivant on ne sait quelle proie invisible, les a souvent trouvés sur la route. Elle ne leur a jamais fait de mal. C’est donc qu’ils la connaissent. Combien de fois ont-ils vu les feux follets, « les éclairoux », sortir des fossés, des marouillers, et danser autour d’eux, sans en paraître plus effrayés que de simples papillons ? Et cependant, ils n’ignorent pas la puissance de ces âmes errantes. S’ils n’ont pas peur d’elles, n’est-ce pas qu’ils les ont conjurées ? Ils sont rarement pris de vin, c’est vrai. Cependant cela leur arrive comme aux autres. Comment n’a-t-on jamais entendu dire qu’ils aient été terrassés par cette méchante chèvre blanche, maigre comme une cosse de pois, lourde comme une maison, qui suit les buveurs au retour des foires, leur met ses pattes sur les épaules, les terrasse, et les roule avec ses cornes jusqu’au creux des fossés ? Ils savent peut-être ce qu’il faut lui dire. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’ils sont presque tous meneux de loups. De ce côté-là, les preuves abondent. Plusieurs hommes du bourg avaient rencontré Sosthène Luneau en cette affreuse compagnie. Fauvêpre par exemple, le charron, un homme qui ne boit pas, l’avait trouvé sur la route de Vern, une nuit de novembre. Du bas de la côte, en levant les yeux, comme il faisait de la lune, il l’avait très bien vu, tout en haut, lui et les sept loups qui le suivaient. Ces méchantes bêtes lui obéissaient comme des chiens, ne s’écartant guère et revenant dès qu’il sifflait. De temps en temps, il leur parlait. Quand Fauvêpre approcha, les loups le sentirent, et se mirent à grogner et à tirer la langue. Le gars tremblait de peur. Le meneux fit un petit sifflement qui ressemblait au cri d’une chouette, et dit : « Allons, allons, les agneaux, ne lui faites pas de mal, c’est un ami ! » Alors les loups, trois d’un côté, quatre de l’autre, entrèrent dans la haie, et suivirent les deux fossés, à droite et à gauche de la route, pendant que Fauvêpre croisait Sosthène, qui ne répondit point à son bonsoir, sinon par un signe de tête, comme un homme qui a des raisons de se taire.

Cent autres histoires de ce genre couraient sur le compte de Sosthène.

Au fond de tous ces récits, qu’y avait-il ? Absolument rien. Le grand Sosthène était le plus honnête homme du monde, nullement mécréant. S’il était devenu taupier, c’était par paresse et par goût de la flânerie. Il n’avait point hérité des secrets, du bissac, ni des pièges de Géromet, il les avait achetés, et c’était uniquement les conditions du prix qu’ils débattaient dans cette entrevue mystérieuse qui fit scandale dans le pays. Mais quand un homme a été décrété meneux de loups, il ne s’en lave jamais complètement. Sosthène avait ou beau protester, quelques-uns avaient rompu tout à fait avec lui, d’autres s’en étaient éloignés seulement : personne ne l’avait cru.

Voilà pourquoi les jours de fête, et notamment aux veillées des rilleaux, le nombre des amis n’était pas considérable à la métairie de Chanteloup. Raison de plus pour ma tante Giron, qui avait bon cœur, d’accepter l’invitation du vieux Luneau.

Elle se rendait donc par les sentiers, par les traînes des prés, à la ferme cachée parmi les arbres, un soir de printemps, la renoncule d’eau étant fleurie et les coucous-pelote pas encore.

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