VIII

Deux semaines passèrent vite, et Marthe revint à la Cerisaie.

Mademoiselle d’Houllins manifesta de la joie de revoir sa nièce. Ce qu’elle avait de cœur s’émut, et elle tendit à moitié les bras, quand un soir, debout sur le seuil de la maison, elle vit accourir la jeune fille.

Elle reprit bien vite d’ailleurs son air pincé, ses phrases désagréables, ses habitudes tracassières. Seulement Marthe observa qu’elle devenait presque généreuse.

Quand le taupier Sosthène Luneau vint se faire payer de la rente de dix boisseaux de blé, qu’on lui devait chaque année pour avoir exercé son art dans les terres du domaine, elle lui donna un boisseau en sus et un verre de vin blanc, en lui disant :

—  Si tu travailles bien mes prés bas, tu en auras autant l’an prochain.

Plusieurs fois aussi elle fit remettre un sou à chacun des pauvres qui, le samedi, venaient en procession tendre la main à la porte, gens des paroisses voisines en général, qui vont quêter de village en village, le lundi à Candé, le mardi à Vern, le mercredi au Lion-d’Angers, le jeudi à Andigné, le vendredi à Segré, le samedi à Chazé et à Marans. Depuis qu’elle habitait la Cerisaie, mademoiselle d’Houllins n’avait jamais donné plus de deux liards dans ses distributions. Elle était taxée à ce chiffre dans l’actif des budgets de la troupe mendiante. Quand on sut qu’elle donnait quelquefois un sou, la procession du samedi devint plus nombreuse. Un jour enfin, Marthe entendit sa tante se plaindre de la longueur du mauvais sentier qui conduisait à Marans et dire :

« Je devrais bien faire faire une allée sablée à travers les prés, pour rejoindre la route au delà du carrefour du Tremble. Ce serait plus sec et plus court. »

Elle ne fit pas l’allée, mais c’était beaucoup d’en avoir parlé.

De tels symptômes Marthe avait conclu que mademoiselle d’Houllins avait hérité quelque fortune de son frère. Elle en acquit la certitude un mois environ après son retour à la Cerisaie.

Le facteur dont l’apparition, rare dans cette campagne reculée, était un événement, se montra, son bâton à la main, à la barrière du pré. La fille de basse-cour, qui mesurait du menu grain dans le grenier, l’aperçut la première par la lucarne ouverte, et cria :

—  Mademoiselle, c’est le facteur !

—  Eh bien ! laisse-le venir, répondit la voix aigre de mademoiselle d’Houllins, et va panser tes poules au lieu de regarder par la fenêtre.

Mademoiselle d’Houllins manifesta néanmoins une certaine impatience en attendant l’arrivée du bonhomme, et mit ses lunettes dix minutes à l’avance.

Quand le facteur entra dans le corridor, en faisant sonner les dalles sous son bâton ferré, elle alla vivement à sa rencontre, et rapporta dans le salon un gros pli scellé de plusieurs cachets. Elle l’ouvrit avec une certaine solennité. Marthe, qui l’observait, la vit étudier avec une satisfaction croissante un gros cahier d’écritures qui se terminait par un paraphe magistral : évidemment celui d’un homme d’affaires. Quand mademoiselle d’Houllins eut terminé sa lecture, elle dit à mi-voix, en remettant le cahier dans l’enveloppe et comme se parlant à elle-même :

—  Les subsistances militaires rapportaient décidément plus que je ne pensais.

Ce fut tout ce que mademoiselle de Seigny connut de la fortune de son oncle, tout entière léguée à mademoiselle d’Houllins. Que lui importait ? Elle avait plus que de l’insouciance à l’endroit de la fortune : elle ignorait ce que c’était.

Son cœur n’était pas là. Plus jeune que celui de mademoiselle d’Houllins, il ne battait pas pour une pièce d’or. Elle préférait à la lecture des actes notariés quelque course matinale, sur sa jument grise, à travers les prés. Ces échappées lui plaisaient plus encore depuis quelques mois, elle les faisait plus longues. Une pointe de rêverie s’y mêlait. Sans qu’elle s’en rendit clairement compte ses pensées prenaient souvent la route de la Basse-Rivière. Volontiers elle entendait parler de son jeune voisin. Il est vrai que, pour entendre parler de lui, elle n’avait qu’à écouter. Je ne sais quelle conspiration générale, que personne n’avait ourdie et où tout le monde était entré, la renseignait minutieusement. Par le curé, par les lingères qui venaient en journée à la Gerbellière ou à la Cerisaie en sortant d’une ferme du baron Jacques, par le taupier qui apprenait tout sans interroger personne, en flânant le long des voyettes, elle savait s’il avait reçu un ami en déplacement de chasse, s’il était retourné à la Cilière, chez le marquis dont la fille avait vingt ans aussi, elle savait même que son cidre était le plus mousseux du pays car le facteur avait pu comparer, et que Cab, le pauvre alezan, boitait toujours. Elle savait cent choses encore, mais ce qui lui plaisait surtout, c’était de recevoir de tous côtés le témoignage et de constater par elle-même que le baron Jacques, depuis si peu de temps qu’il résidait dans la terre des Lucé, avait déjà conquis la place qu’y avaient tenue ses aïeux, conseillers, protecteurs et amis des petites gens. Elle en éprouvait un sentiment voisin de la fierté, et comparait en elle-même cette popularité naissante avec celle dont M. de Seigny, lui aussi, et pour les mêmes raisons, avait été promptement l’objet. Ce rapprochement, qui associait le jeune homme aux plus chers souvenirs de mademoiselle de Seigny, était sans doute pour quelque chose dans le petit battement de cœur qu’elle éprouvait, presque chaque dimanche, à la sortie de la grand’messe, quand le baron Jacques, se détachant d’un groupe de métayers qui l’entouraient comme un homme utile et aimé auquel il est bon de demander avis, la saluait au passage. Il y mettait tant de bonne grâce qu’elle en était touchée, et tant de constance, malgré la maussaderie de mademoiselle d’Houllins, qu’elle n’avait pu s’empêcher, une fois ou deux, de le remercier d’un sourire ou d’un regard. Était-ce trop vraiment, et ne devait-elle pas être aimable pour deux ?

De la sorte, et petit à petit, il avait pris dans sa vie une place dont elle ignorait l’importance, ne l’ayant pas donnée, mais l’ayant laissé prendre.

Elle put la mesurer un jour, le jour où elle porta pour la première fois, le joli chapeau bleu et noir, à esprit, qu’elle avait fait venir de Paris, un peu, beaucoup même pour lui.

Un chapeau à esprit ? oui, cela s’appelait ainsi.

Marthe recevait un journal de modes, alors très en faveur, l’Album. Elle y avait lu cet avis alléchant, écrit dans le style pomponné de l’époque :

« Les esprits ont décidément la vogue. Je ne parle pas de ces êtres célestes qui, gracieux agents des muses, inspirent leurs favoris, les Casimir Delavigne, les Viennet, les Ancelot et toute la troupe immortelle dont le palais s’élève au bout du pont du Louvre. Je parle d’une touffe de plumes effilées, blanches ou noires, que les modistes plantent au milieu de marabouts ou d’ondoyantes plumes d’autruche, sur les toques et les chapeaux nouveaux. À la cour, quelques dames placent un esprit jusque dans leurs cheveux. Je sais bien que quelques-uns de ces plaisants, dont l’espèce est assez commune, feront, sur le goût de nos belles, un méchant quolibet ; moi, je dirai la vraie cause du succès d’une telle mode : nos hussards, nos lanciers, et avant eux nos maréchaux, portent des esprits sur leurs têtes guerrières, et nos dames, dont le cœur est tout français, aiment à ressembler, par quelque endroit, à nos héros. »

Marthe avait trouvé cela très joli : elle rêvait d’un esprit.

Le même journal de modes donnait l’adresse du fabricant. L’esprit venait de chez « l’inimitable Zacharie, 93, rue de Richelieu. » Elle avait donc, avec un soupir, montré la gravure à mademoiselle d’Houllins, et la vieille demoiselle, qui s’humanisait décidément, avait commandé à « l’inimitable Zacharie » un toquet nouveau pour une jeune blonde de vingt ans.

Le toquet était arrivé un samedi à la Cerisaie, et dès le lendemain l’esprit et les plumes ployaient au vent, sur la route du Marans, blanche de givre et pleine de monde. Les cloches sonnaient pour l’Épiphanie ; on entendait toutes celles des paroisses voisines, car le ciel bas renvoyait leurs volées, mêlées, carillonnant ensemble comme des voix d’enfants qui rient. Les petits gars suivaient leurs mères, un morceau de galette à la main. Il faisait bon marcher dans l’air piquant, et Marthe allait, plus légère encore que de coutume, toute rose sous son chapeau bleu.

Hélas ! celui qu’elle aurait voulu voir n’était pas à l’église quand elle y entra. Il n’y parut pas. Son banc resta vide. À la sortie, Jacques ne se trouva pas là pour la saluer au passage. Elle s’en revint songeuse à la Cerisaie.

—  Où donc est-il allé ? pensait-elle.

La réponse lui fut donnée le soir même.

Marthe avait accompagné sa tante chez les parents du comte Jules. Au cours de la visite, le vieux gentilhomme, un peu malignement, dit à mademoiselle d’Houllins :

—  Savez-vous que vous perdez un voisin, mademoiselle ?

—  Lequel ?

—  Eh ! notre ami Jacques de Lucé… Il est parti hier matin pour Paris.

—  Je l’ignorais complètement. Mais cela ne m’étonne pas. Il enrageait de revoir Paris, je suppose. Est-il parti pour toujours ?

—  Heureusement non, pour quatre mois seulement.

Marthe, que cette nouvelle atteignait au cœur, ne put réprimer le premier mouvement de son émotion.

—  Quatre mois, dit-elle, vous êtes sûr, monsieur ?

—  Mais oui, mon enfant. Ce n’est pas de trop pour renouer tant de belles relations qu’il avait, et que l’absence dénoue vite, pour secouer la poussière provinciale et redevenir Parisien. D’ailleurs, nous sommes au temps des bals, des concerts, des expositions : la saison lui paraîtra moins longue que vous ne semblez le croire, j’en suis convaincu.

Elle rougit beaucoup, et, quand elle fut rentrée, elle pleura longtemps, amèrement, comme si elle avait perdu un de ses proches. Elle s’aperçut alors que Jacques de Lucé n’était plus pour elle un voisin ordinaire, et l’hiver, dont elle compta les jours, lui sembla plus sombre et plus lent que les années précédentes.

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