VI

Mademoiselle d’Houllins venait de partir à cheval pour Angers, accompagnée de Bubusse. Dans la cour de la Cerisaie stationnait un véhicule qui n’est plus guère employé pour les voyages : une charrette couverte de ses toiles tendues sur des cerceaux, attelée de quatre bœufs superbes, immobiles sous l’aiguillon du père Gerbellière. Par l’ouverture des toiles, on apercevait deux têtes de jeunes filles : l’une, mutine et vive, c’était Marthe ; l’autre pâle et souriante, mais d’un sourire voilé, c’était Annette. La cuisinière de mademoiselle d’Houllins et la mère Gerbellière trottinaient, affairées, de la maison à la voiture.

—  Vous avez oublié votre châle, mademoiselle Marthe. Mademoiselle qui a tant recommandé que vous l’emportiez !

—  Donne moi aussi la petite caisse de confitures, répondait la jeune fille, et le panier de raisin, dans l’office.

—  Tu as bien ta caisse de coiffes, Annette ?

—  Oui, maman, au fond, avec le gros coffre. Et les petits paquets s’ajoutaient aux gros, à l’arrière de la charrette. Un gars de ferme, qui avait été soldat, les arrimait avec une ficelle. Il y en avait beaucoup, qui s’élevaient en pyramide jusqu’à toucher la voûte : bagages d’Annette, bagages de Marthe et aussi des commissions dont les gens du bourg et des métairies voisines avaient chargé les voyageuses pour leurs parents ou leurs amis de Pouancé. Ce départ était une occasion précieuse. Chacun en avait profité. Il y avait sous la bâche une oie et trois poulets, un sac de grains de semence, une pièce de toile filée à la main, cadeau d’une marraine du bourg à son filleul de Pouancé, plusieurs mannequins de fruits, sans compter une couple de ramiers que Sosthène Luneau, qui était un peu braconnier aux heures où la tauperie chômait, avait offerte à Annette, soi-disant pour sa tante et en réalité pour elle-même. Une douzaine de personnes entouraient la charrette, et quand le père Gerbellière, assis sur le timon, sept heures sonnant au bourg de Veru, cria, pour faire partir ses bœufs : « Caillard, Rougeaud, Mortagne et Cholet ! » de tous côtés partirent des : « Au revoir, mademoiselle Marthe ! – Au revoir, Annette ! – N’oubliez pas mes commissions pour la tante Francine ! – Veillez sur mon oie ! – Ne manquez pas de vous arrêter à la Tête noire, père Gerbellière, pour donner de nos nouvelles ! – Bon voyage ! – Adieu ! »

L’attelage s’ébranla, la charrette, criant sur ses essieux, s’engagea dans le chemin couvert. Marthe était radieuse de partir, et cette joie paraissait dans ses yeux, sur ses joues plus roses que de coutume : car la mort de son oncle d’Houllins, qu’elle n’avait jamais vu qu’une fois, ne pouvait être pour elle une cause de deuil intime. Elle occupait avec Annette l’espace resté libre entre le siège du conducteur et les bagages entassés à l’arrière de la charrette. Mademoiselle d’Houllins y avait fait mettre deux chaises pour les voyageuses. Mais Marthe ne restait point assise. Elle allait et venait dans les quatre pas de longueur de cette chambre ambulante, mettait la tête à la fenêtre ronde que formait la bâche à l’avant, disait un mot au père Gerbellière, remettait en place un panier que les cahots avaient déplacé, et riait du roulis continuel qui balançait la charrette, dont à chaque instant une roue plongeait dans l’ornière, tandis que l’autre était soulevée par une saillie pierreuse du chemin. Annette, au contraire, grave, un peu triste, songeait, les deux mains appuyées sur les genoux. De temps à autre elle soulevait le côté de la bâche, et cherchait à voir, dès que la route montait, une petite fumée bleue s’élevant parmi les arbres : la fumée de la Gerbellière. Annette était une de ces filles de campagne, maladives, pâles et minces, qui sont peu faites pour les travaux des champs, et qui, d’ordinaire, apprennent de bonne heure un état d’ouvrière. Elle avait aidé sa mère tant que sa sœur Marie avait été jeune, dans les soins de la ferme, trait les vaches, coupé le vesceau, soigné la basse-cour, pétri le pain de la famille et fait sa part dans les rudes journées de la moisson. Mais, sa sœur grandissant, elle avait obtenu d’entrer en apprentissage chez maîtresse Guimier, une des lingères du bourg. Depuis plus d’un an elle courait les fermes de la paroisse, debout dès cinq heures, ne revenant qu’à la nuit, ne gagnant guère, la pauvre enfant, que le dîner et le souper qu’elle prenait dans les métairies, assise tout au bout de la table, auprès des métiviers, selon l’usage et selon l’ordre immémorial. Elle était devenue fort adroite dans son métier : nulle ne s’entendait mieux qu’elle à empeser un col de grosse toile ou à plisser la dentelle fine d’un bonnet de fête. Elle cousait aussi fort bien, et savait plus d’un secret du tricot. Maîtresse Guimier lui avait donc dit, un soir, comme elles s’en revenaient de la closerie de Chanteloup :

—  Si tu veux me rester comme ouvrière, la petite, je te donnerai cinq sous par jour avec la nourriture.

Annette avait secoué la tête.

—  C’est pourtant avantageux ce que je t’offre là, et je ne l’ai point offert à toutes mes apprenties : il s’en faut. Tu sais que je suis la maîtresse lingère la plus occupée du bourg. Avec moi, tu es sûre de ne jamais manquer de travail.

Annette avait continué de secouer la tête.

—  Eh bien ! je te donnerai sept sous par jour. Tu ne le diras à personne, au moins. C’est convenu ?

—  Non, maîtresse Guimier, je vous remercie : il faut que je vous quitte.

La lingère, très dépitée de perdre une aussi bonne ouvrière et redoutant une concurrence prochaine, avait parlé au curé, en lui demandant d’intervenir pour mettre à la raison cette jeune ambitieuse. Maîtresse Guimier avait été extrêmement étonnée d’entendre le curé lui répondre, d’un air très sérieux, qu’il ne prenait point sans sérieuse raison :

—  Il ne faut pas la tourmenter davantage maîtresse Guimier : faites vos affaires, et laissez-la aux siennes.

Depuis lors, Annette passait parmi les commères du bourg, pour une personne qui cachait son jeu, une fille qui « avait des idées ».

Elle avait une idée, en effet, c’était de quitter la paroisse et d’aller à Pouancé, un gros bourg, presque une ville, afin de s’y perfectionner dans son métier, sous la direction de sa tante Francine, lingère de renom. Ce voyage elle l’avait longuement désiré ; le père s’était fait longtemps prier avant de donner son consentement, et pourtant elle partait triste.

Après avoir fait vingt tours dans sa cage, l’oiseau s’était posé, Marthe s’était assise.

—  C’est drôle les mauvais chemins, dit-elle.

—  Vous trouvez, mademoiselle ? répondit Annette.

—  Mais oui, je me figure être sur la mer.

La voile blanche, c’est la bâche ; les hauts et les bas du chemin sont les vagues ; et ton père est le timonnier. Je voudrais un naufrage.

—  Pas moi, mademoiselle. Voilà qu’il est sept heures et demie. Nous ne serons pas avant dix heures à Segré. Le temps de nous rendre à Pouancé, il sera nuit quand nous arriverons chez ma tante. Jugez ce que ce serait si nous étions retardés par un accident.

—  Cette bonne Francine, je suis heureuse de la revoir. Elle va me prendre encore pour une enfant et me gâter comme elle le faisait chez madame Giron.

—  Bien sûr, mademoiselle, tout ce qu’il y aura de bon dans la maison sera pour vous. Elle et mes deux cousines vont être à nous guetter depuis midi, je pense.

—  Elles sont gentilles comme toi, tes cousines et ta tante, ma chère Annette. Dis-moi : sais-tu si nos chambres seront voisines ?

—  Certainement, mademoiselle, ma tante n’en a qu’une à donner, qui touche à celle où je coucherai avec mes cousines.

—  Au moins elle est quelquefois occupée, celle-là. Ma tante à moi en a trois meublées où personne ne vient jamais. Alors, demain matin, Annette, que ferons-nous ?

—  J’irai à la messe au couvent.

—  Il y a un couvent à Pouancé ?

—  Oui, avec une jolie chapelle.

—  C’est une ville, et une grande ! J’irai avec toi. Tiens, voilà la maison du charron. Nous sommes à Marans.

Les voyageuses s’arrêtèrent à peine : le temps seulement pour le père Gerbellière de boire une chopine de vin blanc et d’ajouter aux bagages deux ou trois paquets que des femmes vinrent lui remettre.

Au delà du bourg, le chemin devenait plus étroit encore et plus mauvais. Les cahots étaient formidables ; Caillard, Rougeaud, Mortagne et Cholet soufflaient, et tiraient à rompre le timon pour arracher la charrette à la boue épaisse des ornières.

Près de la Croix-Hodée, au carrefour, il y avait une mare large et longue. Le père Gerbellière laissa reposer son attelage avant de s’engager dans ce mollet. Les bœufs, ne sentant plus l’aiguillon, levèrent leurs naseaux fumants vers les haies, et commencèrent à prendre un picotin de chèvrefeuille, tandis que le métayer, pour la première fois, se retournait, et passait la tête par l’ouverture de la bâche.

—  Eh bien ! les demoiselles, dit-il, voilà un mauvais pas.

—  Vous en avez traversé d’autres, métayer, dit Marthe.

—  Pas beaucoup d’aussi mauvais, notre demoiselle. L’eau qui a tombé ces jours, par les vents de galerne, a bien gâté le chemin. Allons quand même !

Il lança une note aiguë : houp ! et les bœufs, arrachant une dernière pousse aux haies, enfoncèrent leurs pieds fourchus dans la mare. Les roues entrèrent presque jusqu’au moyeu, firent trois tours, puis demeurèrent immobiles. Le vieux Gerbellière, debout sur le timon, comme le Neptune antique guidant ses chevaux marins, cria, piqua, fit claquer son fouet, les animaux s’écartèrent, piétinèrent sur le bord des talus, mais n’avancèrent pas d’un pouce : la charrette était enlizée, à quelques mètres seulement de l’autre bord de la mare.

—  Moi qui demandais une aventure, dit Marthe en riant, en voilà une.

Ni Annette ni le père Gerbellière ne riaient. Ce dernier, appuyé sur son aiguillon, songea un instant, puis il dit :

—  Faut trouver de l’aide. La Basse-Rivière n’est pas loin, j’y vas. Toi, la fille, garde les bêtes, pour qu’elles ne boivent pas trop. C’est mauvais pour elles, la canetille d’eau.

Il avait saisi les branches d’une souche, et allait, d’une enjambée de ses longues jambes, passer de la charrette sur le talus du chemin quand, à cent mètres devant, apparut, arrivant au petit galop de son cheval, le baron de Lucé. Le jeune homme, au moment de tourner par un sentier à sa droite, aperçut la voiture en détresse.

—  Eh ! le métayer, vous baignez vos bœufs ?

—  Nenni, monsieur Jacques, nous sommes enlizés.

—  Tiens, c’est vous, Gerbellière ? Tout va bien chez vous ?

—  Oui, monsieur Jacques ; mais c’est ici que ça ne va pas bien. J’ai là deux jeunesses…

—  Qui voudraient bien ne pas rester dans cette mare, ajouta, du fond de la bâche, une petite voix que le baron connaissait.

—  Comment ! mademoiselle de Seigny dans cette voiture ?

—  Moi-même, mon voisin, répondit la jeune fille en paraissant. Nous sommes partis il y a une heure pour aller à Pouancé, et nous voilà déjà arrêtés.

—  Pas pour longtemps, notre demoiselle, interrompit le père Gerbellière. N’est-ce pas, monsieur Jacques, qu’on ne nous refusera pas une jument de renfort à la Basse-Rivière ? Ça suffira pour nous tirer de là.

—  Restez, restez, Gerbellière, ce n’est pas la peine d’aller si loin. Attendez-moi.

Il fit volter son cheval, rebroussa chemin pendant quelques mètres, et s’arrêta face à la haie de droite, assez basse en cet endroit.

Un coup d’éperon : le cheval s’enleva presque debout, et sauta dans le champ.

—  Oh ! mon Dieu ! s’écria mademoiselle de Seigny, il va se tuer.

Un instant après, cheval et cavalier repassaient de la même manière du champ dans le chemin. Le baron Jacques portait suspendu au bras un de ces colliers de trait à crinière de laine bleue qui servent aux chevaux de labour.

—  Voici l’instrument de sauvetage, dit-il en s’approchant de la charrette.

—  Quelle imprudence vous avez faite, monsieur ! dit Marthe ; le chemin est si étroit pour sauter : je vous ai cru mort.

—  Vous voyez bien que non, mademoiselle. D’ailleurs, l’occasion était bonne, et je n’aurais rien regretté, ajouta-t-il en s’inclinant.

Il y avait sûrement quelque chose de risible dans cette galanterie, débitée par un jeune homme ayant au bras un collier de labour, à une jeune fille montée sur une charrette à bœufs, au milieu d’une mare de boue. Mais elle ne trouva rien de risible, bien au contraire, dans la réponse du baron, et, regardant au fond de la voiture :

—  Il est aimable, Annette, ce jeune homme. Ma tante d’Houllins le juge mal. Elle ne le connaît pas.

Marthe se retourna.

—  Que faites-vous, monsieur ? Vous allez…

—  Eh bien ! oui, mademoiselle, ce sera plus tôt fait. Cab tire aussi bien que la grosse Julie de mon fermier.

Il était descendu, avait passé le collier de labour au cou de son pur sang, stupéfait et sans doute indigné de ce traitement, était remonté en selle, et, les deux traits dans la main droite, faisait, de la gauche, entrer son cheval à reculons dans la mare. La noble bête, sentant le sol manquer sous ses pieds, cherchait à se dérober. Mais habilement et fortement maintenue, elle fut contrainte de reculer jusqu’auprès des premiers bœufs de l’attelage. Alors, se détournant sur sa selle, le jeune homme accrocha les deux traits à la boucle de fer qui terminait le timon, et dit :

—  Y êtes-vous Gerbellière ?

—  Oui, monsieur Jacques.

Un concert d’apostrophes s’éleva dans l’air.

—  En avant ! cria le jeune homme.

—  Rougeaud, Caillard, hou, hou ! Mortagne et Cholet, les valets, hou, hou ! répondit le père Gerbellière, enfonçant son aiguillon dans le cuir fauve de ses animaux.

Le pur sang bondit, les bœufs, baissant la tête jusqu’au niveau de l’eau, raidirent leurs jarrets dans un effort colossal. La charrette, ébranlée, pencha à droite, à gauche, avança un peu, s’enfonça de nouveau comme un navire qui sombre, puis, arrachée à la boue, remonta au grand pas la pente verte du chemin.

Quand on fut en terrain plat, on s’arrêta, et le vieux métayer alla s’assurer que les courroies des jougs n’avaient pas cédé, tandis que le baron, mettant pied à terre, débarrassait Cab de son collier de labour. Marthe le regarda. Dans quel état, grand Dieu étaient cheval et cavalier ! De l’élégant costume du jeune homme la mare n’avait rien épargné : les bottes vernies et la culotte de peau de daim étaient revêtues d’un enduit brun, semé de plaques de canetille verte ; la selle ruisselait ; l’habit bleu était maculé de taches ; Cab avait les jambes et la moitié du corps couleur chocolat. Et ce n’était point, hélas ! tout le dommage. Au premier pas qu’il lui fit faire, Jacques s’aperçut que son cheval boitait très bas. Ce fut une vraie douleur. Cab si joli, si bien habitué aux goûts de son maître, Cab boiteux, pour toujours sans doute !

Le jeune homme chercha à dissimuler la vive contrariété qu’il éprouvait, et dit gaiement :

—  Vous voilà tirée d’une bien mauvaise fondrière, mademoiselle.

Mais la jeune fille avait remarqué l’allure irrégulière du cheval et, si vite qu’il eût été réprimé, le mouvement de dépit du jeune homme. Elle sauta sur l’herbe, et vint à lui.

—  Ah ! monsieur, dit-elle, cette jolie bête s’est donné un effort. Quel malheur !

—  C’est la première fois que nous opérons un sauvetage, Cab et moi. Une autre fois nous ferons mieux.

—  Je ne me pardonnerai jamais de vous l’avoir laissé atteler.

—  Ne regrettez rien, mademoiselle, car, ce que j’ai été heureux de faire pour vous, je l’aurais fait pour Gerbellière, qui est un de mes vieux amis.

—  Voilà qui est parlé, répondit Marthe, en regardant le jeune homme avec une expression de fierté naïve ; exposer Cab pour tirer d’un mauvais pas sa voisine, c’est d’un galant homme, mais l’exposer pour un métayer, c’est d’un homme de cœur : mon père aurait fait comme vous, monsieur !

Elle tendit sa main gantée au jeune homme.

—  Je raconterai cette petite aventure à ma tante, ajouta-t-elle plus bas. Elle s’est montrée un peu… vive à votre égard. Mais elle est très bonne, et sera certainement très reconnaissante du service que vous avez rendu à sa nièce.

Marthe remonta dans la charrette. Le baron de Lucé s’inclina, et, tirant par la bride son pauvre cheval qui n’allait que sur trois jambes, prit un sentier qui conduisait à la Basse-Rivière.

Deux heures après, il rencontrait ma tante Giron, et lui racontait les événements de la journée.

—  Elle est fort bien cette jeune fille, comme vous m’avez fait l’honneur de me l’apprendre, madame Giron, mais je n’ai pas de chance dans mes entrevues avec elle : la première m’a coulé un procès, la seconde un cheval pur sang.

—  Il faut continuer, monsieur Jacques, répondit ma tante Giron, et si le bonheur ne vous coûte pas davantage, c’est que vous serez né coiffé.

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