VII

Le voyage d’Annette et de Marthe s’acheva sans nouvel incident. À dix heures elles montaient, au pas traînant des bœufs, la petite côte de l’Oudon, et entraient à Segré.

On y laissa la charrette, car la route était carrossable de Segré à Pouancé, et mademoiselle d’Houllins, huit jours d’avance, avait retenu, pour cette seconde partie du trajet, une berline et deux postiers avec leur postillon. L’arrêt fut un peu long, par la faute du père Gerbellière, qui était allé « faire un tour dans la ville » avec l’intention, dissimulée sous cette vague formule, de renouveler connaissance avec tous les amis qu’il y comptait, et de leur apprendre qu’il se rendait chez sa sœur Francine.

On repartit donc un peu tard, et la nuit commençait à tomber quand la berline approcha de Pouancé, le bourg le plus arrosé de l’Anjou, pour qui les Grecs, s’ils l’avaient connu, eussent tiré de l’écrin quelque bel adjectif signifiant : « où l’eau abonde ». Des collines sans noms qui l’avoisinent, que de sources descendent qui ont de jolis noms : la Ceriselaie, les Soucis, les Écrevisses, ou encore les Senonnettes et la Boire d’Anjou, affluent du Sémelon, sans parler de l’Araize et de la Verzée, de vraies rivières, qui sont reines dans ce peuple de ruisselets. Comme tout cela chante dans les prés, et comme les prés sont verts !

La berline s’arrêta tout au commencement du bourg, et tandis que le postillon, aidé de Gerbellière, dételait les chevaux et déchargeait les bagages, les deux jeunes filles prirent les devants, et montèrent chez Francine.

À droite et à gauche des rues sombres, les résines s’allumaient dans les arrière-boutiques, mettant une lueur tremblante aux fenêtres des maisons. Annette, qui était venue une fois voir sa marraine, se souvenait vaguement de la route.

—  Par ici, je crois bien, disait-elle ; par là, m’est avis ; à droite, à présent.

Avec deux ou trois renseignements demandés aux passants, la petite paysanne arriva droit au but.

Chez la marraine, il y avait huit jours qu’on travaillait plusieurs heures après la journée faite pour bien recevoir « mademoiselle Marthe » ; Francine et ses deux filles s’étaient torturé l’esprit pour deviner les goûts de la jeune châtelaine. Jamais on n’aurait de linge assez blanc ni assez fin ; jamais on ne pourrait trouver chez les voisines de confitures assez bonnes, ni chez le boulanger de tourtes assez dorées pour cette hôtesse dont l’arrivée mettait en révolution le paisible logis de la maîtresse lingère. Non certes, depuis dix ans qu’elle était établie sur la paroisse de la Madeleine de Pouancé, jamais la grosse Francine n’avait eu dans une même semaine tant de projets, si peu de sommeil, tant d’impatience mêlée à tant d’appréhension.

Elle était debout, sur le seuil de sa porte dont elle occupait la largeur, ses deux filles, attentives au moindre bruit, se tenaient derrière elle, quand Annette et Marthe, glissant dans l’ombre, apparurent tout à coup près du logis. Maîtresse Francine sauta plutôt qu’elle ne descendit les deux marches en saillie devant sa maison, et serra les deux voyageuses toutes deux à la fois dans ses bras.

—  Ah ! mon Annette, ah ! mademoiselle Marthe, quel bonheur ! Entrez donc ! Venir de si loin ! Vous êtes fatiguée, mademoiselle ? Et mon frère ? Ne craignez rien : nous allons vous soigner de notre mieux ; ce n’est pas grand’chose, mais nous vous l’offrons de bon cœur.

Puis ce fut le tour des filles de Francine d’embrasser leurs hôtesses, de questionner et de s’excuser.

Pendant ce temps, Francine contemplait Marthe de Seigny et de grosses larmes lui venaient aux yeux. Dans son esprit, soudain rempli de souvenirs, le vous et le tu s’embrouillaient. Elle reprenait :

—  Comme elle a grandi ! Je crois voir sa mère, madame Geneviève, c’est son vrai portrait ! Ah ! mademoiselle Marthe, quand vous étiez petite, et que vous veniez voir madame Giron, vous retiriez du feu les pommes cuites du dîner, et vous vous sauviez les manger dans le jardin, et madame Giron riait. Va, si tu aimes encore les pommes cuites, ma mignonne, on t’en fera !

—  Mais oui, je les aime toujours, répondait Marthe, qui avait saisi un mot du monologue de Francine, entre deux questions de ses filles.

—  Voici l’escalier de votre chambre, disait Micheline.

—  Et de la millière qui chauffe pour ce soir, disait Jeannie.

—  C’est dans deux jours la grande foire à Pouancé, disait Micheline.

—  Demain vous irez, si vous voulez, à la messe chez les sœurs, disait Jeannie. Il y a une novice qui est de nos amies. Elle chante si bien ! Elle a vingt ans !

—  Votre âge, mademoiselle, répliquait Annette.

—  Mes bonnes amies, interrompait Marthe, j’irai partout où vous voudrez, je me trouverai bien partout avec vous, je suis tout heureuse d’être venue, seulement vous êtes quatre pour me parler, et je ne suis qu’une pour vous répondre. Montons dans ma chambre, voulez-vous ?

—  C’est cela, dirent les filles de Francine. Elles laissèrent monter devant elles les deux voyageuses, et dans l’ombre de l’escalier, elles se faisaient des signes d’intelligence, les deux pauvres ouvrières, se réjouissant déjà des surprises de la petite châtelaine. Elles avaient tant travaillé, tant cousu, tant dépensé d’argent et de soins pour préparer la chambre de « mademoiselle » ! Rien n’avait été épargné : des rideaux blancs aux fenêtres, des rideaux bleus au lit, une taie d’oreiller dont Micheline, fine brodeuse, avait composé le chiffre, un verre d’eau qu’elles avaient payé un prix exorbitant et que la marchande leur avait dit venir « de Paris », deux vases de faïence peinte portant des bouquets de reines-marguerites et, pour milieu de cheminée, un paludier du bourg de Batz en coquillages, acheté à un colporteur de Guérande, de passage dans le Craonais.

Marthe déclara que la chambre était ravissante, qu’elle n’en avait point de si belle, ni de si fraîche, et les deux jeunes filles, rouges de joie, le crurent tout en faisant des signes d’incrédulité.

Après avoir admiré l’ensemble, il fallut admirer le détail. Cela prit quelque temps encore. Le père Gerbellière arriva sur ces entrefaites. Sa voix sonna dans la cuisine :

—  La millière va brûler, notre demoiselle !

—  Tout de suite, père Gerbellière, le temps de voir le marié du bourg de Batz.

—  Ça parle toujours de mariés, ces jeunesses, dit le père Gerbellière, qui ne comprit pas. Le bourg de Batz… attend donc… Il me semble que j’ai connu un homme qui était des environs. Pas vrai, Francine ?

Il y avait huit ans que ce frère et cette sœur ne s’étaient vus, et ces deux cœurs simples, cinq minutes après leur réunion, cherchaient tranquillement ensemble quel était l’homme des environs du bourg de Batz que le père Gerbellière avait connu.

Marthe et les autres jeunes filles descendirent. La table était servie. Tous les convives, sauf Annette, firent honneur au dîner de Francine.

Quand on se sépara, la nuit était toute noire. Il fut convenu que le lendemain matin les filles de Francine iraient à leur journée, le père Gerbellière chez son ami le métayer du Griault, Marthe et Annette à la messe du couvent.

Il faisait grand jour, les rues étaient pleines de passants, quand le lendemain Annette sortit de chez Francine avec mademoiselle de Seigny. Elles suivirent quelque temps les rues étroites, et arrivèrent près du couvent. La cloche sonnait l’office.

Elles hâtèrent le pas, et pénétrèrent dans la chapelle au moment où les religieuses, en habits de chœur blancs, prenaient leurs places derrière la grille. Leurs files silencieuses entraient par les deux portes latérales du chœur, s’avançaient l’une vers l’autre jusqu’au bas de l’autel, s’inclinaient, se croisaient sans se confondre, et remplirent bientôt les stalles. L’office commença. Le chant des sœurs s’éleva sous la voûte, grave et doux, et l’on sentait au rythme que chaque parole de ce chant était pensée par trente âmes à la fois. Surtout quand à la fin d’un verset, elles disaient : Alléluia ! c’était un sentiment de joie profonde qu’elles exprimaient ainsi, un aveu de paix, d’harmonie fraternelle et la reconnaissance d’êtres frêles ayant trouvé l’abri.

Marthe et Annette écoutaient ; celle-ci courbée sur son prie-Dieu, tout absorbée. Tout à coup, le chœur se tut, et une religieuse chanta seule. Annette releva la tête, et, se penchant vers sa voisine :

—  C’est l’amie de Jaqueline, c’est la novice, dit-elle.

Il y a dans le monde des voix pures, celle-là était innocente. Elle pénétrait comme un parfum. Sans apprêt, sans autre art que l’intelligence du texte sacré et l’émotion qui l’animait, elle produisait une impression plus forte que celle que la science la plus consommée peut donner à la voix humaine de produire. Elle faisait penser aux anges qui, sans cesse inondés de délices et de visions sublimes, répètent sans effort, harpes touchées par Dieu même, les harmonies qu’ils contemplent et qu’ils goûtent. Et quand on reportait les yeux vers cette enfant debout, dans sa robe blanche, ses beaux yeux levés, pleins de joie et de clartés, l’illusion ne tombait pas.

Celle qui chantait ainsi avait été élevée au couvent. Dès l’enfance, elle s’était décidée pour le chemin parfait. Sans cesse en prière, sans cesse occupée des choses divines, quoi d’étonnant qu’elle eût quelque chose de divin dans la voix ?

Quelle rare et douce rencontre que celle de ces âmes qui ne savent rien du monde, et n’ont de fenêtre ouverte que sur le ciel ! Rien n’est fané en elles de la fleur de la vie. En l’offrant à Dieu, elles l’ont faite immortelle. Elles ont sacrifié toutes les illusions, elles n’en ont pas perdu. Jeunes, elles sont comme vénérables ; pleines d’âge, elles restent jeunes. On voudrait les connaître, on n’ose approcher. En se penchant sur ces fontaines si pures, on craindrait de les rider. On se trouve indigne, et l’on passe en courbant le front, gardant toutefois au cœur l’impression d’une merveille exquise, trop précieuse pour être vue, et qu’il est permis seulement d’entrevoir.

Annette s’était de nouveau courbée. Sa figure exprimait un ravissement profond, et de ses yeux à moitié fermés des larmes s’échappaient, abondantes, sans qu’elle y prît garde. Elle resta ainsi, sans faire un mouvement, longtemps après que la novice eut cessé de chanter. Marthe s’apercevait du trouble extraordinaire de sa compagne, et s’étonnait qu’une fille, d’ordinaire si réservée, s’abandonnât ainsi. Plusieurs fois, elle crut remarquer qu’une des religieuses les plus rapprochées de la grille regardait cette enfant prosternée dans l’église.

Bientôt les sœurs, en files silencieuses, comme elles étaient venues, quittèrent le chœur. Marthe vit alors distinctement l’une d’elles, qui sortait la dernière, faire un signe de tête à la jeune paysanne. Annette, qui semblait attendre ce signe, y répondit par un sourire de joie indéfinissable.

Quelques minutes après, les deux jeunes filles sortirent de la chapelle. Annette était déjà redevenue la fille timide et un peu contrainte qu’elle était d’habitude, et, droite dans ses vêtements bien tirés, les yeux demi-baissés, elle reprit le chemin du bourg ; mais l’esprit restait troublé et comme étourdi du bonheur qui l’avait frappé. Pendant longtemps elle oublia de parler à Marthe, ou ne le put pas.

Tout à coup, en rentrant dans une rue populeuse, le bruit et le contact de la foule la firent tressaillir.

Elle tourna vers sa compagne ses yeux noirs si purs, encore humides.

—  Mademoiselle Marthe, dit-elle, vous voyez que je suis bien heureuse. Ne le dites pas.

Et elle ajouta, un peu plus bas :

—  Surtout à mon père.

Marthe avait compris, sans doute, car elle répondit :

—  Je te le promets, mignonne.

Et quand elles furent rentrées chez Francine, les deux jeunes filles causèrent longtemps seules.

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