XI

Quand elle entra dans le petit courtil qui s’étendait devant la ferme, le chien de garde quitta brusquement l’ombre d’un romarin sous lequel il dormait, et courut à elle en aboyant, puis, la reconnaissant, il se ramassa sur lui-même, et vint frotter sa grosse tête grise le long des jupes de ma tante Giron. Au même instant, Sosthène apparut sur le seuil.

—  Ici ! Papillon, dit-il. Bonjour, madame Giron.

Il y eut un éclair de joie dans son œil bleu. Le taupier était reconnaissant de cette visite.

Il précéda ma tante Giron dans la salle où la famille était réunie. Tout le monde se leva sans changer de place. Elle passa la revue d’un coup d’œil : les trois fils étaient rangés le long du mur, près de la grande table de cerisier ; la fille, au fond de la chambre, essuyait une pile d’assiettes de faïence à pois bleus ; la mère, près du foyer, un pied sur son rouet qui tournait encore, tendait une chaise à son hôtesse ; enfin, sous l’auvent de la cheminée, les cheveux dans la fumée, penché au-dessus du chaudron de cuivre, le père Luneau, grave comme au lutrin, tournait les rilleaux bouillants avec sa cuiller de bois.

—  Salut, la compagnie ! dit-elle. Tout va bien ici, les gens et les bêtes ?

—  Oui, madame Giron, Dieu merci, répondit le fils cadet du métayer, un grand gars qui aimait rire ; il y a seulement ma sœur, la Françoise, qui a attrapé hier un coup de soleil à la sarclée ; c’est une vraie demoiselle de ville.

Françoise, confuse, rougit en se détournant un peu, pour cacher ses joues hâlées par les soleils d’avril, qui mordent plus dur que d’autres.

—  Voyez-vous ces grands fainéants, repartit ma tante Giron : le père travaille, la mère travaille, la sœur travaille, eux se croisent les bras, là, sur la table, et encore ils se moquent des autres ! Il n’y a que les bonnes métayères qui ont le teint brûlé.

Puis, elle ajouta :

—  Les « en air » sont-ils beaux chez vous ? Les « en air, » c’est toute semence germée, vivant dans l’air libre : les avoines, les froments, les orges, les seigles, toute la moisson future des champs.

On la renseigna. La conversation s’engagea, toute simple entre ces simples gens. Petit à petit, chacun y prit part. Le père Luneau, mis en bonne humeur, ne tarissait pas. Il racontait des histoires qui tournaient sans fin, comme sa cuiller de bois, récits sur les foires voisines, sur les familles du pays, sur la « grande guerre », qu’il n’avait pas faite, mais qu’il savait, d’après les témoins vivants : c’était une litanie, comme celles qu’il accompagnait le dimanche.

Sosthène parlait peu. Il était plus taciturne ce jour-là que de coutume. Une seule chose paraissait l’occuper : sa sœur Françoise. Il ne la quittait pas des yeux, et, dans son regard, on devinait, on sentait une tendresse vive et des interrogations et des remerciements, tout un long discours qu’il lui faisait. C’est qu’entre eux, voyez-vous, il y avait des confidences, et l’amitié s’en était doublée. La première, elle avait connu le secret, l’avait bien accueilli, bien gardé. Depuis lors, combien de fois elle avait consolé son frère, la bonne Françoise ! La regarder, c’était donc penser à l’autre. Sosthène trouvait même, par moments, qu’elle lui ressemblait, de loin peut-être, mais l’autre était douce à voir, même de loin. Il pensait :

—  Est-elle gentille, notre Françoise ! Et moi qui, autrefois, ne m’en apercevais pas ! J’étais aveugle !

Pour elle, du coin du feu où elle se trouvait assise quelquefois, plus souvent debout, toujours agissant et point songeuse du tout, elle regardait aussi son frère quand personne n’y prenait garde, souriant un peu et haussant les épaules, comme pour lui dire : « Ose donc, grand Sosthène, ose donc ! » Il avait l’air indécis et malheureux.

Le temps passait, le rouet ronflait, la chandelle de suif pétillait : le bras du père Luneau tournait toujours.

Il était dix heures sonnées à la vieille horloge quand les rilleaux furent cuits. On les retira. Quelques-uns des meilleurs, tout chauds, furent mis dans une assiette et servis sur la table. Arrosés de cidre, c’était un régal. Tous y firent honneur, même Sosthène. Ma tante Giron déclara que le métayer de Chanteloup s’était surpassé. Le bonhomme suant, soufflant, faisait le modeste : il était ravi. Ce soir-là, les déceptions municipales ne hantèrent point son esprit.

—  Les meilleures fêtes et les meilleures gens ont une fin, dit ma tante Giron en se levant. Allons, métayer, à l’an prochain. Un de vos gars me fera bien la conduite, n’est-ce pas ?

—  À votre service, madame Giron, répondit le père Chanteloup. Vas-y, Sosthène, l’air de la nuit ne te fait pas peur.

Sosthène ouvrit la porte basse qui donnait accès dans le courtil, pendant que ma tante Giron distribuait quelques poignées de main autour d’elle. Tous deux furent bientôt sortis du jardin, et prirent le sentier qui coupe les prés.

En toute saison, dès que le soleil est couché, la brume couvre ces terres basses, au milieu desquelles glisse sans bruit, couverte de nénuphars, la minuscule Hommée. Elle flotte en nappes épaisses, à quatre ou cinq pieds du sol, molle, blanche, coupant la ligne des arbres à la hauteur de leurs basses branches. Quand la lune monte, c’est une ouate d’argent. Si le vent s’élève, il brise cette masse floconneuse, et l’emporte en lambeaux qui courent sous bois, tordus, laissant traîner comme des chevelures. Plusieurs disent que ce sont les demoiselles de l’eau qui passent, robes et cheveux au vent. Elles vont où elles veulent, franchissant les haies sans « jambeyer ». Ne les arrêtez pas. N’interrompez pas ces vagabondes de la nuit. Leur secret est mauvais. Elles sont proches parentes des lavandières maudites qui battent éternellement, le long des gués déserts, les langes des nouveau-nés qu’elles ont tués. Rentrez plutôt chez vous. Ne vous mêlez pas à tous ces fantômes dont vous ignorez le nombre, et la force, et l’approche. Pour les demoiselles de l’eau cependant, si vous les rencontrez « sans qu’il y ait de votre faute », saluez-les, et dites : « Demoiselles, je suis votre serviteur ». Elles vous laisseront en paix.

Ma tante Giron et le grand Sosthène les rencontrèrent, « sans qu’il y eût de leur faute », à moins de cent mètres de Chanteloup, car il faisait une petite brise ce soir-là, et la lune, à moitié pleine, s’était mise en route dans le ciel comme une coquille ouverte posée sur la mer. Ma tante n’avait pas peur. Le grand Sosthène faisait semblant de rire ; il marchait les bras ballants, lentement ; un de ses pas en valait trois de ma tante Giron : mais, au fond, il n’était pas très rassuré. La nuit avait le silence profond qui se fait aux approches de minuit. C’est l’heure du grand sommeil. À peine, par intervalles, l’aboi d’un chien. Pas de chants de coq, pas même de bruissement de feuilles : la brume amortissait tout. Rien ne montait de la terre aux étoiles, mais il descendait, des étoiles sur la terre, une lueur douce et froide qui serrait le cœur.

Ce fut seulement dans le petit chemin qui remonte vers le bourg, au delà du pont de bois, que Sosthène se décida à parler. Ma tante Giron s’était arrêtée en attendant qu’il refermât la barrière du pont.

—  Madame Giron, dit le grand Sosthène, ma sœur Françoise ne vous a rien dit ?

—  Non, mon garçon, tu le sais bien, puisque nous avons passé la veillée ensemble.

—  C’est qu’elle aurait pu vous dire quelque chose.

—  Vraiment ! et quoi donc ?

—  Vous connaissez bien la fille de la Gerbellière ?

—  Annette ? oui, eh bien ?

Le grand Sosthène, tout émoyé, ne put continuer. Ses jambes flageolaient. Il passait sa manche sur son front comme s’il avait eu chaud. Il allait peut-être s’enfuir, sauvage et honteux, car on ne sait de quelles impolitesses les timides sont capables, lorsque ma tante Giron, qui avait compris, l’arrêta en disant :

—  Tes affaires de cœur ne s’avancent donc pas, mon grand Luneau ? Que dit le père Gerbellière ?

—  Il serait bien porté pour moi.

—  C’est donc la fille qui ne veut pas de toi ?

—  Ce n’est pas qu’elle ne veuille pas de moi, madame Giron, mais elle a des idées.

—  Des idées, il y a bien des espèces d’idées. Ne veut-elle pas être métayère ?

—  Non, madame Giron, je vais vous dire : toutes les fois que je lui parle, elle me renvoie ; un jour elle me dit qu’on ne saurait trop réfléchir à ces affaires-là, et l’autre, qu’elle n’a pas eu le temps d’y penser.

—  Bah ! bah ! c’est ce qui t’émoye, et te rend muet comme l’huile ? Caprices de fille. Elle aime encore sa liberté mieux que toi… Le contraire viendra.

—  Si ça se pouvait ! répondit-il, en jetant sur ma tante Giron un coup d’œil rapide où éclatait la joie encore anxieuse de son âme.

—  Écoute, Sosthène, suis mon conseil, tu t’en trouveras bien : quitte la tauperie. Tu sais que ce métier-là n’est guère en honneur, et qu’il court de vilains bruits sur les taupiers. Moi je n’en crois rien, mais tu t’es fait tort dans le pays. On ne comprend pas que toi, fils d’un honnête closier qui a du bien, tu t’en ailles, à toute heure de jour et de nuit, tendre des pièges dans l’herbe. C’était bon pour un va-nu-pieds comme le père Géromet. Annette ne voudra jamais épouser un taupier. Prends-en ton parti, ou bien promets-moi de jeter à l’eau ton sac, tes pièges et tout ton attirail. Si tu fais ça, je parlerai au père Gerbellière. Veux-tu ?

—  Madame Giron, vous pouvez m’en croire : du jour qu’elle m’aura dit oui, moi j’aurai dit non à la tauperie.

—  C’est bien, Sosthène, et moi, je pourrai dire au père Gerbellière : « Ce n’est plus un taupier qui demande votre fille, c’est un métayer, un bon laboureur qui gagne honnêtement sa vie au soleil, donnez-lui Annette. »

—  Oui, madame Giron, oui, madame Giron, répondait Sosthène.

Il ajouta plus bas :

—  Et Annette, alors ?

—  Tu veux que je lui parle aussi ?

—  Elle revient dans deux semaines de chez la Francine.

—  Eh bien ! je lui parlerai. Et je lui conseillerai de devenir la femme du grand Luneau, qui est un grand serin, mais un bon gars au fond… Ah çà ! reprit-elle au bout d’un instant, voilà une heure que nous sommes là, les pieds dans l’herbe. Assez causé sous la lune. En avant !

Sosthène, dans l’excès de son trouble, ne répondait rien. Il se mit à marcher à côté de ma tante Giron à grandes enjambées. De temps à autre, il riait tout haut, ou bien il levait les bras en l’air, ou les croisait sur sa poitrine, accentuant ainsi quelque exclamation intérieure.

Ma tante Giron le regardait, moitié riant, moitié émue de cet enthousiasme naïf du grand Luneau.

Quand ils furent à l’entrée du bourg :

—  Au revoir, Sosthène, dit-elle ; je vois que tu es bien content.

—  Ah ! madame Giron ! répondit le grand Luneau.

Il ne trouva pas d’autre formule de remerciement. En ce moment, d’ailleurs, il ne songeait pas à remercier, car la reconnaissance est toujours en retard sur la joie : c’est un fruit d’automne chez les heureux, et qui ne mûrit pas toujours.

À peine le grand Luneau eut-il tourné les talons, qu’il se mit à marcher aussi vite qu’il le put. Ma tante Giron lui en imposait. Il avait besoin d’être seul, d’être libre. Le cœur lui sautait dans la poitrine, et, ma foi, à cent pas du bourg, il se mit à sauter, lui aussi, comme un enfant qui revient de l’école, par-dessus les ornières, par-dessus les ronces qui barraient le chemin. Les demoiselles blanches le frôlaient, il n’y prenait pas garde. En passant sur le pont, il regarda la lune dans l’eau, et la trouva jolie, pour la première fois de sa vie.

L’idée lui vint de cueillir des narcisses d’eau. Il en tira tout un îlot flottant, en fit un bouquet, et en fleurit la poche de sa veste bleue, près du cœur.

Une chanson lui traversa l’esprit, et il chanta :

Par derrière chez mon père,

Il y a-t’un bois joli.

Le rossignol y chante

Et le jour et la nuit.

Aurais-je Nanette ?

Je crois que non.

Aurai-je Nanette ?

Je crois que oui.

En vérité, il était à moitié fou, le grand Luneau, du bonheur d’avoir eu tant de courage et reçu d’aussi bonnes paroles. Jamais, non, pas même après la prise du Trocadéro, quand il fut cité à l’ordre du jour de l’armée française, il n’avait été si joyeux.

Tout le long des prés il chanta, mais il cessa à bien deux cents mètres de Chanteloup, de peur d’éveiller Françoise. Et quand il passa près du lit de la jeune fille endormie, s’étant penché, il dit à demi-voix, comme si elle avait pu entendre :

—  Sœur Françoise, madame Giron lui parlera !

La jeune fille se tourna un peu, ses yeux s’entrouvrirent.

Il crut qu’elle souriait, et qu’elle avait compris.

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