XII

Ma tante Giron tint parole. Un soir qu’elle avait été chez le meunier de la Basse-Rivière, pour recommander qu’on blutât mieux sa farine, ayant rencontré le père Gerbellière, elle revint avec lui, et, le long du chemin, lui fit la commission du grand Luneau.

Le bonhomme avoua bien les qualités du prétendant, et tomba d’accord qu’avec un peu de tauperie en moins le parti ne serait pas mauvais. Mais à toutes les questions que ma tante Giron lui posa sur les dispositions d’Annette, il ne répondit rien. Quand elle voulut savoir, par exemple, si sa fille consentirait à quitter son métier pour devenir métayère, elle reçut simplement cette énigme à deviner :

—  Quand les filles ont une idée, et que leur père en a une autre, qui est-ce qui doit céder, madame Giron ?

—  Les enfants, Gerbellière ; du moins de mon temps c’était ainsi.

—  Il faut croire que tout a changé, alors.

Et ce fut tout.

Bien que le métayer fût taciturne de nature, ma tante s’étonna de le trouver si peu communicatif. La physionomie dure qu’il avait en parlant de sa fille, l’embarras où le mettaient certaines demandes, la confirmèrent dans la pensée qu’il y avait une lutte sourde entre Annette et son père.

Elle ne se trompait pas : un dissentiment profond les divisait. Tous deux en souffraient, chacun à sa façon, et la pâleur d’Annette, la vieillesse précoce de Gerbellière, avaient cette commune souffrance pour cause. Ni l’un ni l’autre n’étaient près de céder pourtant : elle, parce qu’elle avait raison ; lui, parce qu’il était l’entêtement même. Et la lutte durait depuis deux ans, sans trêve comme sans éclat public. Plusieurs avaient remarqué la brouille. Un seul homme en connaissait le motif et l’histoire : le curé de Marans.

Gerbellière était un de ces rudes métayers, comme il en comptait beaucoup dans sa paroisse qui, jeunes, avaient l’air d’athlètes, et vieux, de patriarches. Haut de six pieds, maigre de cette maigreur robuste et noueuse que donne le travail des champs, il avait ce type superbe, cette tête pleine d’énergie et de méditation que David d’Angers a rencontrés et crayonnés plus d’une fois chez les soldats de la grande guerre : des yeux enfoncés sous deux buissons de sourcils, le nez droit, les lèvres rentrées, terminées par deux rides profondes et les cheveux coupés au collet de la veste. Dans sa jeunesse, il avait été redouté pour la force de son bras. À présent, on l’estimait pour sa longue probité. Sa parole valait de l’or. La race, depuis vingt générations, était bien vue dans le Craonais.

Elle y jouissait même d’une gloire à part. Car le métayer de la Gerbellière, qui s’appelait Jean, avait eu un frère, Nicolas, un héros et un saint, le plus beau chouan de la région. Tous deux s’étaient levés des premiers, au commencement de 1793. Jean s’était bien battu, mais l’autre avait été sublime.

Tout le monde connaît cette sanglante affaire de la Croix-Bataille, où quarante-cinq mille républicains, commandés par Léchelle, furent défaits par La Rochejaquelein, perdirent vingt-deux canons et toutes leurs provisions. Le gros des fuyards avait gagné Chàteau-Gontier, et La Rochejaquelein les poursuivait avec cinq ou six mille hommes. Arrivé devant la ville, il l’attaqua de plusieurs côtés à la fois. La plus chaude action s’engagea à la porte de Craon, que défendaient les grenadiers bleus.

Nicolas se trouvait là. Il se battait depuis le matin. Le bas de sa redingote, disait son frère, ressemblait à un carrelet à poisson, tant les balles l’avaient troué. Arrivé le premier, il s’était embusqué juste derrière la porte, et, à travers les fentes que le canon avait faites aux planches, tirait à bout portant sur l’ennemi. Après chaque coup, il se retirait pour charger dans l’angle du mur. Mais le jeu était dangereux, car, de l’autre côté, un grenadier bleu l’épiait, et lui répondait. Ces deux hommes s’acharnèrent bientôt à ce duel terrible. Noirs de poudre, les vêtements brûlés, ils se provoquaient, se cherchaient, se visaient, quelquefois par la même meurtrière ; chacun d’eux n’avait plus qu’une pensée : tuer l’autre. Ils luttèrent ainsi plus d’une demi-heure sans s’atteindre. La ville était déjà prise qu’ils luttaient encore. Un dernier coup de feu perça le ventre du grenadier, qui tomba à la renverse.

Aussitôt, Nicolas fit le tour par la brèche, et s’approcha du blessé.

Toute sa colère s’était dissipée. Devant ce brave qu’il avait tué, une pitié mêlée d’admiration lui remplit l’âme. Et entre les deux ennemis s’établit ce dialogue :

—  C’est toi qui t’es si bien battu ? dit le chouan.

—  Oui.

—  Mon pauvre ami, tu vas mourir.

—  Crois-tu que je ne le sens pas ?

—  Et pour quelle mauvaise cause !

Le bleu se releva sur un coude, et, farouche cria :

—  Vive la République !

Nicolas se pencha vers lui, et dit :

—  Laisse-moi t’embrasser.

—  Pourquoi faire ?

—  Pour que tu me pardonnes. C’est moi qui t’ai tué !

—  J’ai bien essayé de t’en faire autant. Nous sommes quittes.

—  Je ne m’en consolerai pas, si tu ne meures en chrétien.

—  Que t’importe à toi ?

—  Non, tu ne peux pas finir comme ça. Tu es un trop vaillant gars. Repens-toi, confesse-toi : il y a des prêtres parmi nous…

—  Je ne veux pas de tes prêtres ! dit le bleu en le repoussant, laisse-moi !

—  Oh ! mon ami, reprit le chouan humblement, je t’en prie : que je te retrouve un jour dans le paradis où vont les braves comme nous !

Et soulevant le blessé, il le porta plus loin, sous un arbre qu’il y avait là, et chemin faisant, il lui disait :

—  Vois-tu, j’ai tant de peine de t’avoir tué ! Je voudrais mourir à ta place.

Puis il demanda à ses camarades d’apporter un matelas et d’aller chercher un prêtre.

Pendant qu’ils y allaient, il lavait la plaie béante du mourant, et l’exhortait doucement, en l’appelant son frère et son ami, tellement que le soldat bleu, vaincu par cette charité, l’entoura de ses bras, et dit :

—  Je n’ai jamais rencontré d’homme aussi bon que toi. Je ferai ce que tu veux, pour te retrouver.

Il se confessa, en effet, et mourut la tête appuyée sur la poitrine du chouan.

Deux jours après, Nicolas mourait à son tour, victime de sa témérité, frappé par un boulet de l’armée royaliste, au milieu des bleus qu’il poursuivait.

—  Laisse-moi là, dit-il à son frère Jean, qui voulait l’emporter dans une ferme : tu n’aurais pas le temps. Seulement, écoute bien.

Il recueillit ses forces, et ajouta ces mots, qui furent son dernier soupir :

—  J’offre le sacrifice de ma vie, pour que de ta race il naisse un prêtre.

Le vœu de ce vaillant avait été exaucé. Le fils de Jean, Rémy, s’était fait prêtre, et, soldat d’avant-garde comme son oncle, était parti, à vingt-cinq ans, pour les missions de Corée. Le coup avait été rude pour Gerbellière. Il lui en avait coûté beaucoup de se séparer de ce fils unique, sur qui reposait l’avenir de la ferme, et je ne sais quelle amertume lui en était restée au fond du cœur. Il n’en parlait jamais qu’il n’y fût amené, et quand Annette, encore petite, lisait devant la famille assemblée les lettres qui, de temps à autre, arrivaient du fond de l’Orient, il manquait rarement de dire, la lecture terminée :

—  Rémy n’est plus là, ma fille, Dieu l’a pris. Je ne m’en plains pas. Mais je vieillis, et j’ai besoin d’un remplaçant : il faudra te marier de bonne heure.

Annette était devenue grande. Un premier parti s’était offert pour elle : elle l’avait repoussé. « Elle acceptera le prochain », avait pensé Gerbellière. Un second prétendant avait eu le même sort, puis un troisième encore. Les jeunes gars de la paroisse, quêtant fortune ailleurs, ne l’avaient plus demandée.

Le père cherchait avec inquiétude quelle pensée secrète sa fille lui cachait. Il l’apprit un jour. Annette lui déclara qu’elle désirait entrer au couvent. Alors un mauvais sentiment s’empara de lui. La mère n’était plus là pour calmer et ramener à la raison la nature emportée du métayer. Il éclata en reproches contre ce qu’il appelait l’ingratitude de sa fille, l’accusa d’abandonner sa vieillesse, et lui signifia que jamais elle n’aurait son consentement.

À partir de ce jour, la vie fut insupportable pour Annette à la Gerbellière. Son père, à la moindre occasion, donnait cours à une violente irritation, que la douceur inflexible de la jeune fille ne faisait qu’exaspérer. Pour échapper à cette situation, elle avait demandé à entrer en apprentissage chez maîtresse Guimier, et le père avait espéré, en le lui permettant, que le goût du métier lui viendrait, et la ferait renoncer au couvent. De la sorte, pendant un an, absente tout le jour, ne rentrant à la ferme qu’après le coucher du soleil, elle avait eu la paix. Le grand Luneau était venu rompre cette trêve.

Le parti n’était pas, sans doute, aussi beau que ceux que Annette avait déjà refusés. Mais Gerbellière, qui vieillissait rapidement, irrité d’ailleurs de la longue résistance de sa fille, fit bon accueil à la demande de Sosthène.

Annette, au lieu de répondre non, avait cherché à gagner du temps.

—  Laissez-moi aller passer six mois à Pouancé pour me finir dans mon métier, avait-elle dit. Après, nous en reparlerons.

Elle espérait, à son tour, que six mois changeraient quelque chose aux résolutions de son père. Hélas ! ces six mois avaient passé comme un jour heureux ; la dernière heure en était sonnée : il fallait revenir à la Gerbellière.

Ce fut un chagrin très vif pour la jeune fille de quitter la petite maison de Pouancé où elle avait reçu une si tendre hospitalité, sa tante et ses cousines depuis longtemps averties et complices, le couvent où chaque matin elle allait prier.

Elle arriva un samedi vers midi à Marans, par la voiture du messager. Un peu avant d’atteindre la Gerbellière, elle aperçut un attelage de bœufs qu’elle connaissait bien, immobile au bout d’un champ, et un homme assis sur la charrue.

—  Voilà le père, dit-elle, je vais descendre.

Le messager arrêta sa charrette. Annette sauta à terre, paya, remercia, et passa l’échalier.

Elle allait lentement, endimanchée, par la voyette du champ, inquiète de paraître devant son père et cependant contente de le revoir. Tout le long de la haie, les chatons de saule étaient déjà duvetés. Les mésanges, qui font nid de bonne heure, pendues aux branches, arrachaient la soie fine pour la couvée à venir, et ne s’envolaient pas quand Annette passait près d’elles, droite, regardant devant elle si le vieux métayer l’avait vue. Mais il ne la voyait pas, et, les yeux fixés sur la terre de son champ qui fumait, fraîchement ouverte, suivait quelque rêve triste. Quand elle fut à quelques pas de lui :

—  Bonjour, mon père, dit-elle.

Il se redressa avec effort, sans se lever. Un éclair de joie et de fierté traversa son regard, quand il reconnut sa fille. Il lui trouva jolie mine et comme un air de demoiselle qui le flatta. Mais bientôt il reprit son expression chagrine.

—  Bonjour, répondit-il. Tu as l’air plus vaillante qu’en partant.

—  Oui, père.

—  Ma sœur et mes nièces vont bien ?

—  Très bien ! Elles viendront peut-être à la Saint-Martin.

—  Tant mieux. Va te dévêtir et retrouver ta quenouille. Tu ne seras pas de trop chez nous. Les deux métiviers s’en vont ce soir, et je n’en ai pas encore embauché d’autres.

Il parlait doucement, sans ce tremblement qu’il avait quand il commandait, et ses bœufs, ne reconnaissant pas sa grosse voix de labour, rangés à l’ombre des pommiers, happaient quelques feuilles aux haies, et songeaient : « Ce n’est pas pour nous ».

La jeune fille reprit la voyette. Ses craintes s’étaient presque dissipées. La question qu’elle redoutait, il ne l’avait pas faite. Peut-être la lumière s’était levée en lui. Qui sait ? Pour changer les cœurs il faut si peu de chose et si peu de temps, et tant de choses arrivent dans six mois ! Elle était tout entière, à présent, à la joie du retour. L’enfant reparut en elle, et elle rentra en faisant le tour de la ferme, pour surprendre sa sœur Marie.

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