XIII

Avant de souper, le père Gerbellière se rendit au bourg. Il allait prendre un soc de charrue chez le maréchal-ferrant et payer ses deux métiviers, auxquels il avait donné rendez-vous à l’auberge du Pigeon-Blanc. Il devait, en effet, ce soir-là, recevoir une somme assez ronde du charron, pour des chênes qu’il lui avait vendus.

Quand il eut passé chez le maréchal et chez le charron, il entra à l’auberge. Les deux hommes l’y attendaient. Sur le banc, près d’eux, ils avaient déposé leurs bâtons au bout desquels, noués dans un mouchoir, ils emportaient leurs maigres hardes. Le père Gerbellière fit servir une bouteille de vin blanc, causa dix minutes de sujets absolument étrangers au règlement des comptes. À la dernière trinquée seulement, et en portant le verre à ses lèvres, il dit :

—  Nous sommes venus pour compter. Il vous est dû six mois, soit quinze pistoles à chacun. C’est bien de l’argent. Mais ce qui est convenu est convenu : le voilà.

Il atteignit sa bourse en filet, et, sur la table, aligna trois cents francs en pièces de cent sous.

Les journaliers le regardaient faire en silence.

Quand il eut, d’un dernier coup de pouce, fait sonner sur l’épaisse planche de cerisier rouge la dernière pièce blanche, l’un d’eux dit, sans lever les yeux :

—  Le compte n’y est pas.

—  Tu peux compter toi-même : trente pistoles, quinze chacun, elles y sont.

—  Non, c’est trente-deux pistoles qu’il nous faut.

Le métayer haussa les épaules.

—  Trente-deux pistoles ! dit-il en s’animant. Si je les avais promises, je les donnerais, car, Dieu merci, je suis connu dans le pays pour bon payeur. Mais je n’ai jamais promis tant d’argent. Trente-deux pistoles ! seize pour une métive d’hiver ! Ça ne serait pas la peine de cultiver la terre, s’il fallait payer des journaliers ce prix-là ; sans parler du lard que, quatre fois la semaine, je vous ai donné, et de la millière aux fêtes. Vous gagnez plus qu’un métayer, en vérité, vous qui ne supportez ni les orages qui versent le froment, ni les grands chauds qui le dessèchent, et qui ne perdez rien, quand je perds un bœuf d’un coup de sang. Trente-deux pistoles ! Vous savez que je n’aime pas qu’on se moque de moi, les valets !

—  Ni nous non plus ! dirent ensemble les deux journaliers, échauffés par le vin qu’ils avaient bu en attendant le métayer. Nous ne demandons que notre dû.

Le père Gerbellière sentit le rouge lui monter au visage. Plus jeune, il se serait peut-être battu avec ces effrontés menteurs. Mais le sentiment de sa dignité le retint. Il les regarda avec une expression dure et méprisante.

—  Je n’ai qu’une parole, vous le savez, dit-il. Voilà votre compte. Vous n’aurez pas un liard de plus, mauvais gars.

Il se leva, prit son chapeau à grands bords, son soc de charrue qu’il avait déposé près de la porte, et sortit sans prendre garde aux injures et aux menaces qu’ils proféraient contre lui.

Il était nuit. La lune montait, énorme et rouge, entre les arbres. Le vieux Gerbellière, son sac sur l’épaule, s’engagea dans le chemin vert, profondément encaissé, qui conduisait à la ferme. Il maugréait intérieurement contre la difficulté qu’il y a de trouver de bons serviteurs, et se hâtait un peu, sachant qu’on devait l’attendre là-bas pour le souper.

Près de la ferme de la Méletière, il remarqua que le vesceau était beau et, un peu plus loin, qu’il faisait une nuit claire et qu’il allait geler. En montant le petit raidillon qui se trouve à mi-chemin entre la Méletière et la Gerbellière, il entendit des pas derrière lui. Il n’était pas peureux, mais il aimait à se rendre compte des choses. Il se retourna, et reconnut les deux métiviers qui cherchaient à le rejoindre. Puis il se remit en marche, de son même pas tranquille dont il suivait depuis cinquante ans sa charrue. Seulement, du coin de l’œil, il observait le talus de droite, pour y voir à temps l’ombre de ceux qui le suivaient. Les deux hommes se rapprochèrent rapidement. Tout à coup, l’un d’eux dépassa Gerbellière. Celui-ci fit un demi-tour, et se jeta le long du talus. Il était cerné. À droite et à gauche, les deux métiviers arrivaient sur lui.

—  Donne-nous notre compte ! criaient-ils en le menaçant de leurs bâtons.

—  Je vas vous le donner, lâches ! répondit le vieux chouan.

Il para les premières attaques avec son soc de charrue, et, le faisant tourner au bout de son bras, s’élança sur l’homme qui l’avait dépassé dans le chemin. La lourde masse de fer, sifflant dans l’air, allait s’abattre et tuer l’un des deux agresseurs avant qu’il eût pu se mettre en garde, quand l’autre asséna un coup violent sur le bras levé de Gerbellière. Le métayer poussa un cri de douleur. Le soc lui échappa de la main, et alla s’enfoncer, comme un coin, dans la terre. Le vieux était désarmé. Ses deux adversaires se précipitèrent sur lui, le bâton levé.

Avant qu’ils l’eussent atteint, il se fit un grand bruit dans la haie au-dessus du chemin, et, pêle-mêle avec des branches mortes et un tourbillon de feuilles, une masse noire tomba entre eux et Gerbellière. En même temps, un cri retentit :

—  Arrière, les faillis gars !

Mais les bâtons étaient lancés. Ils s’abattirent lourdement sur la tête du nouveau venu. Elle rendit un son mat, et les deux métiviers crurent qu’elle changeait de forme. Ils se reculèrent pour voir à quel être ils avaient affaire. Un tremblement les saisit : devant eux, debout, un corps d’homme, avec une tête énorme, grosse comme un boisseau, noire, aplatie aux oreilles, où l’on ne distinguait ni yeux, ni nez ni bouche ; au bout de ses bras, en guise de mains, deux crochets doubles couleur de suie. Et cela sauta à quatre pieds en l’air, et cela courut sur le métivier le plus rapproché, les deux crochets en avant, et cela criait : – Attendez-moi !

Ils n’attendirent ni l’un ni l’autre, mais, fous de peur, laissant à terre leurs bâtons, les deux hommes s’enfuirent, sautèrent la première barrière pour se dérober à la poursuite de leur ennemi, traversèrent en courant des champs, des prés, des fossés, des talus, sans oser se retourner, et ne s’arrêtèrent que bien loin. Pourtant, leur ennemi ne les poursuivait pas. Dès qu’il les eut perdus de vue, il revint vers le père Gerbellière qui n’était pas, quoique sauvé, très rassuré. Il enleva le mannequin d’osier qui lui couvrait la tête, jeta dedans les deux pièges à taupes qu’il tenait à la main, et dit tranquillement :

—  C’est moi, le grand Luneau.

Le père Gerbellière, doublement joyeux, et d’avoir évité un mauvais coup, et de le devoir à un être humain, sauta au cou du taupier avec un attendrissement rare chez lui.

—  Ah ! mon bon gars, dit-il, tu me sauves la vie ! Comment ne t’ont-ils pas tué ?

—  Moi, me tuer ? J’en ai vu d’autres, et puis j’avais mis mon casque.

—  Ton panier à taupes ?

—  Oui donc ; ils ont tapé dur dessus : je l’avais mis en bonnet de police, ils me l’ont mis en chapeau de gendarme.

—  Je ne te demande pas ce que tu faisais par ici, dit le bonhomme à voix plus basse ; chacun a ses affaires ; mais c’est bien heureux tout de même que tu te sois trouvé au proche.

—  Moi ? je revenais de la petite Jonquière.

—  Suffit, je ne te le demande pas. Tu es un bon gars, Luneau, et je te revaudrai cela.

—  Vous savez bien ce que je demande, répondit le jeune homme, en remettant son panier sur ses épaules.

Le vieux Gerbellière fronça le sourcil, et se tut quelques instants.

—  Foi de Gerbellière, tu l’auras, dit-il ensuite ; seulement, il faudra encore espérer un peu de temps.

—  J’ai de la patience assez, répondit le grand Luneau. Allons, venez, que je vous reconduise jusque chez vous. Ces faillis gars sont loin, mais c’est pour le plaisir de faire route ensemble.

Ils suivirent le chemin creux, et se séparèrent à la barrière de la Gerbellière. Le métayer, un peu honteux de cette aventure dans laquelle il n’avait point eu le dessus, lui qui n’avait pas craint deux hommes dans sa jeunesse, fit promettre à Luneau de n’en point parler. Lui-même n’en souffla mot. Mais il demeura soucieux plus d’une semaine.

Pendant ce temps-là, Annette travaillait joyeusement. Quelques jours après son arrivée, son père lui avait dit :

—  Si tu veux me faire plaisir, Annette, tu laisseras tes fers et tes ciseaux pour cet été, et tu nous aideras aux champs.

—  Oui, père.

Il n’avait rien ajouté. La question redoutée n’était pas venue. Annette espérait beaucoup.

Share on Twitter Share on Facebook