XIX

Annette s’était jetée tout habillée sur son lit. Elle cachait sa tête dans ses mains, et ne répondait que par des soupirs et des sanglots aux paroles de sa sœur assise à côté d’elle. Elle ne pleurait plus, ses yeux ayant donné toutes leurs larmes. Sa respiration, de plus en plus haletante, le gonflement des veines de ses tempes, attestaient que la fièvre montait encore. Marie la voyait malade, et ne savait comment la soigner. Le mal était dans l’âme. Que pouvaient ses douces paroles, contre les rudes propos qui avaient blessé sa sœur ? Elle lui avait dit tout ce qu’elle avait trouvé dans son bon cœur de mauvaises raisons et de paroles affectueuses. Annette avait tourné la tête, comme pour dire : « Tout est inutile. »

Quand elle n’entendit plus, dans la cuisine, le bruit de la servante qui rangeait les assiettes dans le vaisselier, Marie ouvrit la porte, et, au risque de se faire gronder par le père, qui dormait là, dans le lit aux rideaux de serge tirés, elle ralluma quelques tisons enterrés sous la cendre, et mit devant une cafetière.

Dans sa naïveté paysanne, elle s’imaginait qu’un peu de tilleul ferait du bien à Annette. C’est un remède universel à la campagne. Elle n’avait que celui-là, d’ailleurs, à sa portée. Elle se hâtait, et soufflait le feu, pour que l’eau bouillît plus vite, la bonne Marie ! Elle apporta la tisane brûlante, chercha et finit par trouver, derrière les piles de linge de son armoire, quelques morceaux de sucre, en mit quatre dans la tasse, par gâterie.

—  Tiens, dit-elle, Annette, je crois qu’il est bon. Cela va te guérir.

Annette regarda sa sœur, prit la tasse, but une gorgée de tilleul, et répondit :

—  Il est très bon, Mariette, très bon ; mais va te reposer, pour te lever demain, pour la fête.

—  Quelle fête ? C’est mercredi demain. Il n’y a pas de fête, au contraire… J’irai à l’enterrement de mademoiselle, tu sais bien ? qui est morte tantôt.

Un sourire léger passa sur les lèvres d’Annette, qui reprit :

—  Oui, l’enterrement, mais je n’irai pas, moi, puisque ce sont les vœux, ma petite Mariette.

Elle avait je ne sais quoi d’égaré dans les yeux. Son expression, très douce, était celle d’une personne que le rêve domine. Sa sœur s’en aperçut. Elle crut qu’elle commençait à s’endormir, et que le sommeil l’emportait sur le chagrin. Elle dit tout bas :

—  C’est bon, elle s’endort.

—  Non, répondit Annette, je me sens la tête bien chaude. Va dormir, toi, en attendant que l’heure soit venue.

Il était très tard. Marie, fatiguée d’avoir fané tout le jour, se coucha en se promettant de se lever au moindre appel de sa sœur. Elle s’endormit bientôt d’un profond sommeil, si profond que les plaintes, les phrases incohérentes d’Annette ne la réveillèrent pas.

Vers deux heures du matin, la malade se redressa. Un rayon pâle de lune, passant entre les volets, se reflétait sur le mur blanc, devant elle. Elle sourit avec le même air égaré que la veille au soir, et dit :

—  Voici l’heure venue.

Elle se leva, mit ses sabots guillochés du dimanche, et quitta sa robe de travail en grosse laine brune. Ses cheveux dénoués se répandirent sur ses épaules. Puis, doucement et prêtant l’oreille pour écouter si Marie ne s’éveillait pas, elle ouvrit l’armoire, et atteignit sa robe blanche, qu’elle portait aux processions de la paroisse. Elle s’en revêtit en hâte, comme si quelqu’un l’attendait. Elle avait mis son chapelet autour de son cou. Ses yeux, agrandis par la fièvre, fixèrent un instant sa sœur, dans l’ombre, et une larme roula le long de ses joues. La porte qui faisait face à celle de la cuisine, et donnait accès dans une laiterie, était verrouillée. Elle enleva les verrous avec précaution, traversa la laiterie, ouvrit la porte du côté du jardin. La lumière de la lune l’enveloppa. Était-ce l’impression de froid de ces heures matinales ou de la lumière la saisissant tout à coup ? Elle s’arrêta sur le seuil, et sembla défaillir. Le long du mur de la ferme, à portée de sa main, grimpait un rosier blanc. Elle cueillit une rose, et la tint devant elle comme elle eût fait d’un cierge. Alors, se laissant glisser dans le jardin, elle s’avança d’un pas léger, les yeux levés, sans voir la route, dans l’herbe trempée de rosée.

Le jour approchait. Il s’annonçait à la pâleur des étoiles. Cependant c’était encore l’heure crépusculaire, terne, brumeuse et froide. Pas un murmure dans la campagne. Toutes les bêtes qui voyagent la nuit étaient rentrées. Celles du jour dormaient encore. Annette sortit du jardin, et entra dans le grand pré où elle fanait la veille. Ses petits sabots étaient pleins d’eau ; le bas de sa robe, tout mouillé, se collait sur ses jambes. Elle ne s’en apercevait pas, et continuait à marcher droit devant elle. Sa bouche s’ouvrait par intervalles, comme si elle eût voulut chanter, mais aucun son de voix n’en sortait.

Où allait-elle, la pauvre fille ? Ses yeux levés, le port gracieux de la rose qu’elle tenait toujours à la main, son pas mesuré, un peu traînant, le disait : elle se croyait à l’église, au milieu de la procession des religieuses qui chantaient des hymnes ; elle allait prononcer ses vœux ; l’herbe était le tapis ; sa fleur était son cierge ; les étoiles, les lumières resplendissantes du chœur ; le brouillard, de l’encens, les arbres sombres, la foule, et la rivière, là-bas, c’était la nappe argentée qui couvrait l’autel, et retombait de chaque côté. Sur ses cheveux, la brume du matin se condensait en gouttelettes, qui coulaient comme des larmes. Ô pauvre fille ! Et toute sa maison dormait, et dans sa chambre, où la première lueur du jour entrait maintenant, sa sœur Marie n’entendant rien, n’osait remuer, et pensait :

—  Comme elle repose doucement, le tilleul l’a calmée !

Une seule personne la voyait. À pareille heure, il ne pouvait y avoir qu’un seul homme à courir les champs : c’était Sosthène Luneau. Il avait quitté Chanteloup à deux heures du matin, pour aller lever des pièges dans les prés hauts de la Gerbellière, de l’autre côté de la rivière, sur la colline. À genoux dans l’herbe, il creusait la terre à un endroit où il avait « tendu » la veille, et sifflait un air de chasse entre ses dents. En se redressant, il crut entendre l’appel d’un râle, du côté du ruisseau. Comme il était flâneur et braconnier par nature, il regarda dans cette direction, l’oreille au guet. La petite vallée était couverte de brouillard ; l’herbe humide avait encore cette teinte argentée qui est celle des nuits claires, mais on devinait déjà l’or du soleil dans les hauteurs du ciel. En ramenant ses regards vers les prés bas, il aperçut une « apparaissance » blanche qui passait lentement entre les arbres. Le grand Luneau connaissait toutes les formes que prend la brume chassée par le vent. Il crut d’abord à quelque demoiselle de l’eau qui rentrait au petit jour dans les roseaux ; mais la forme était trop nette, malgré l’éloignement ; elle suivait une ligne trop droite, sans s’élever au-dessus de la terre. Les demoiselles de l’eau se comportent différemment, le grand Luneau le savait bien.

—  Allons, allons, dit-il, qu’est-ce que c’est donc ? S’il était deux heures après soleil levé, je dirais : c’est une laveuse qui va guéer son linge ; mais on ne lave pas la nuit, et puis ce n’est pas la saison. Tant que le foin est debout, le battoir ne bat pas. Qu’est-ce que c’est donc ?

Il regarda encore. La forme blanche se rapprochait lentement de la rivière.

—  Bah ! dit-il, s’il y a une âme de chrétien là-dedans, je vais bien le voir. Si ça vole par dessus l’eau, je me sauve.

Il attendit un peu. Le cœur lui battait d’une indéfinissable émotion. Annette avançait, droite, la main tendue, sa robe blanche traînant sur l’herbe. Elle atteignit le bord. De grandes touffes de lis jaunes poussaient là, tout fleuris. Elle les écarta de la main gauche, sans baisser les yeux, fit encore un pas. Sosthène ne vit plus rien. Il entendit un cri perçant et le bruit de l’eau qui se refermait sur sa proie.

—  C’est une femme qui se noie, cria-t-il, au secours, au secours !

Et le grand Luneau se mit à courir de toutes ses forces vers la rivière.

Au moment où ces deux cris funèbres, poussés presque en même temps, troublaient la petite vallée, un nuage, comme une pétale de rose rouge, parut à l’orient.

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