XXII

À dix heures, ma tante Giron sortait de la chambre de mademoiselle de Seigny.

—  Non, mon enfant, dit-elle en fermant la porte, vous ne pouvez pas venir. Toutes ces émotions vous ont brisée. Je suivrai le convoi à votre place, et je reviendrai aussitôt la messe terminée.

Elle descendit, et trouva, dans le corridor tendu de quelques draperies, le curé de Marans et une réunion assez nombreuse de paysans et de voisins rangés autour du cercueil de mademoiselle d’Houllins.

Après les premières prières liturgiques, huit métayers chargèrent la bière sur leurs épaules, et, traversant la cour du château, s’engagèrent dans le chemin étroit et tournant. Ma tante Giron marchait en tête des femmes.

Elle avait remarqué, au départ, d’un rapide coup d’œil, que Jacques de Lucé n’était pas dans le cortège. Arrivée à l’église, elle le chercha vainement. Une inquiétude nouvelle s’empara de son esprit.

—  S’il n’est pas ici, pensa-t-elle, c’est qu’il est arrivé quelque chose. Au fait, hier, quand il est descendu de la chambre de la mourante, il avait l’air tout hors de lui… Cette idée l’obséda, quoi qu’elle fît, pendant l’office. Au retour du cimetière, tandis que les assistants, rendus à leur liberté et profitant des rencontres fortuites que ménagent les cérémonies de ce genre, se cherchaient, et se saluaient les uns les autres, elle avisa le notaire Taluet, et le cueillit au passage au moment où, sorti d’un groupe en s’inclinant, il allait s’incliner avant d’entrer dans un autre.

—  Taluet ?

—  Votre serviteur, madame Giron.

—  Savez-vous pourquoi M. de Lucé n’est pas venu ?

Le notaire eut un geste de désespoir.

—  Parti, hélas, parti !

—  Pour quel endroit ?

—  En Amérique.

—  En Amérique, Taluet ?

—  Comme j’ai l’honneur de vous le dire. J’ai reçu ce matin une lettre de M. le baron, qui m’avertit de sa résolution de passer au Canada, et m’ordonne de tenir des fonds à sa disposition. J’en ai bondi de surprise, madame Giron, et de chagrin. Un jeune homme comme celui-là, et à la veille de conclure un mariage… comme celui-là.

—  Vous donne-t-il un motif de son départ ?

—  Aucun.

Ma tante demeura un instant les yeux fixés à terre, cherchant à se remettre de ce nouveau coup. Puis elle entraîna le notaire à l’écart.

—  Taluet, rendez-moi un service, dit-elle. Ce que vous m’annoncez là est très grave. J’ai besoin d’en savoir la cause. Elle est évidemment dans le testament de mademoiselle d’Houllins. Qu’est-ce qu’il y a dans ce testament ?

—  À tout autre qu’à vous je ne répondrais pas. Mais vous êtes l’amie de mademoiselle de Seigny, je vois que vous me demandez cela pour elle…

Il regarda à droite et à gauche, et ajouta en soufflant ces mots :

—  Mademoiselle d’Houllins donne et lègue à sa nièce, en toute propriété, sa fortune tant mobilière qu’immobilière, ce qui représente, car M. Onésime, prédécédé, était fort riche, plus de soixante-dix mille livres de rentes.

—  Sans condition ?

—  Sans condition.

—  Voilà qui est trop fort !

—  N’est-ce pas, madame Giron ? Mais votre étonnement diminuera, quand je vous aurai appris que M. Onésime avait fait de grosses spéculations sur les grains d’approvisionnement pour l’armée…

—  Ce n’est pas cela qui m’étonne, Taluet, c’est la fuite de M. de Lucé. Où est la raison, puisque le legs est sans condition ?

—  Je l’ignore comme vous. Tout ce que je sais, c’est qu’hier, dans la chambre de la testatrice, quand il a entendu que toute la fortune était léguée à mademoiselle de Seigny, il a eu l’air d’en ressentir beaucoup de chagrin, et que, sitôt l’acte signé, il a pris la porte. Je ne l’ai plus revu.

—  Où devez-vous lui envoyer de l’argent ?

—  Au Havre, dans sept jours.

—  Au revoir, Taluet, grand merci !

En quittant le notaire, ma tante Giron se mit à marcher rapidement pour éviter les quelques groupes encore arrêtés sur la route, et rentra droit chez elle.

Rosalie, qui n’avait pas vu sa maîtresse depuis vingt-quatre heures, était de fort mauvaise humeur.

—  Madame Giron rentre peut-être pour déjeuner ? dit-elle.

—  Non, Rosalie.

—  C’est qu’il n’y a rien de prêt. Est-ce qu’on peut savoir quand madame rentrera, avec des vies pareilles ?

—  Fais-moi le plaisir de te taire, répondit ma tante, et d’aller au plus vite me chercher la Rouge, dans mon pré.

—  Je viens de l’y mettre.

—  Eh ! ramène-la, il faut que je parte ! Rosalie leva les yeux au ciel d’un air navré, et descendit en maugréant le chemin des Portes.

Ma tante Giron s’était décidée à partir pour Angers. Elle supposait que Jacques traverserait cette ville, pour y prendre la diligence de Paris, et qu’il ne manquerait pas, ou d’aller voir mon grand-père, ou de lui écrire. De toute façon, elle espérait avoir des nouvelles du fugitif.

—  Il est midi et demi, pensait-elle. Dans une demi-heure je serai à la Cerisaie. J’embrasse Marthe, je prends à Vern la route de la Pouëze ; à six heures, j’entre chez mon frère, et, vertubleu, avant la nuit nous aurons avisé tous deux aux moyens de prévenir cette équipée.

La Rouge fut ramenée du pré. Le jardinier de la cure, requis pour ce cas important, mit à la forte poulinière la bride à rosettes ponceau des grands jours, garnit la poche de la selle de quelques provisions, y glissa une paire de jolis pistolets, longs comme le doigt, dont ma tante eût certainement su faire usage à l’occasion, et attacha derrière une valise.

À une heure sonnante, ma tante Giron trottait sur le chemin de la Cerisaie. Elle était solide écuyère, et ne manquait pas d’une certaine grâce rustique dans sa longue robe de flanelle grise, avec sa cape noire rabattant en avant les tuyaux de sa coiffe, pour les maintenir contre le vent, et sa cravache de noisetier verni qui, pour le moindre faux pas, sifflait, et s’abattait sur les flancs de la Rouge.

L’arrivée à la Cerisaie l’inquiétait un peu.

—  La pauvre fille a tant de chagrin déjà, se disait-elle, elle a reçu deux coups si rudes, comment va-t-elle recevoir celui-là ? Je ne puis pas, pourtant, la laisser seule sans la prévenir. Et puis, je lui ai promis que je reviendrais.

Avant d’entrer dans la cour du château, elle mit pied à terre, attacha la Rouge à un pied d’aubépin, le long de la haie, et, rejetant sur son bras la traîne de sa robe, s’avança vers la maison.

Marthe l’avait entendue venir. Elle était sur le seuil, abattue et fanée pour une heure, comme une rose coupée, qui peut revivre encore si l’eau lui vient à temps.

—  Ma bonne dame Giron, dit-elle, vous êtes donc bien fatiguée que vous n’avez pu venir à pied ? Comme je vous remercie !

Quand ma tante Giron fut tout près de la jeune fille, elle lui prit les deux mains, et, la regardant au fond des yeux :

—  Il vous faut du courage, ma pauvre enfant, dit-elle, je viens encore vous apprendre une fâcheuse nouvelle : il est parti…

Elle sentit un léger frémissement passer dans les mains de la jeune fille. Mais ce fut tout, et Marthe répondit :

—  Je le savais.

—  Qui vous l’a dit ?

—  Je l’ai vu.

—  Où ?

—  Ce malin, au petit jour, comme vous veniez de quitter ma chambre, je l’ai aperçu, par la fenêtre, là-bas, près du gué.

—  Quand je vous ai revue, vous ne m’en avez rien dit !

—  Ce n’était guère le moment de m’occuper de moi-même, répondit Marthe, en regardant au loin le toit fumeux de la Gerbellière.

—  Eh bien, que faisait-il, là-bas, près du gué ?

—  Il avait mis un genou en terre. Il a regardé quelque temps de ce côté, puis il a fait un geste, comme pour dire adieu.

—  Quel geste, mignonne ?

—  Mon Dieu… il a posé ses doigts sur ses lèvres… il était en costume de voyage… dans le chemin… François tenait deux chevaux en bride.

—  Quelle direction ont-ils prise ?

—  Celle d’Angers… Ah ! je ne m’y suis pas trompée, ajouta-t-elle, sans pouvoir dominer son émotion, j’ai compris tout de suite : il m’abandonne lui aussi !

Elle dit cela avec une douleur si vraie, si poignante, que ma tante, en la serrant contre sa poitrine, se demanda de quels yeux avaient coulé les deux larmes qu’elle sentit tomber, brûlantes, sur ses mains.

—  Allons, ne nous laissons pas abattre, repartit avec force ma tante Giron. Ce n’est peut-être qu’une courte épreuve. Si mon projet réussit, vous le reverrez. Savez-vous pourquoi il part ?

—  J’ai cherché, sans trouver, répondit-elle.

—  Je suis comme vous, Taluet aussi, que j’ai rencontré au bourg. Il m’a appris la nouvelle sans pouvoir l’expliquer. Les renseignements qu’il m’a fournis sur la fortune de votre tante, devenue la vôtre…

—  Je vous en prie, ne causons pas de cela aujourd’hui, je n’en aurais pas le courage.

—  Je voulais vous dire seulement que ces renseignements ne m’ont pas mise sur la voie. Mais dussé-je faire cinquante lieues à cheval, ma mignonne, je saurai la raison qui le fait partir.

—  Où voulez-vous aller ?

—  À Angers, puisqu’il s’y rend, et j’espère bien l’y rencontrer.

Une lueur d’espérance, et comme une rayée chaude après une averse, se peignit sur le visage de la jeune fille. Elle réfléchit un peu.

—  Eh bien ! allez, dit-elle, puisque vous êtes si bonne que de m’aimer comme votre enfant !

Deux minutes après, ma tante Giron s’avançait sur la route d’Angers, au trot roulant de sa jument.

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