XXI

Quand ma tante Giron entra dans la grande salle de la Gerbellière, la noyée venait d’être couchée sur le lit du père, dans la même attitude qu’elle avait sur la civière. Elle ne respirait plus ; ses mains étaient glacées, ses yeux fermés, ses lèvres couleur de mauve pâle.

Sa sœur Marie lui enlevait ses petits sabots guillochés. Le métayer, hagard, cherchait à allumer deux fagots d’épines jetés en travers sur la cendre encore chaude de la veille, et le grand Luneau, qui les avait apportés, debout sur le pas de la porte, regardait, épouvanté et stupide.

—  Qu’est-ce que c’est ? s’écria ma tante Giron. Personne ne s’occupe de la ranimer ? Vous la laissez dans ses habits froids ? Va-t’en dehors, Sosthène, et toi, Marie, aide-moi, et promptement.

Elle s’approcha de la noyée, et, aidée par Marie, lui enleva sa robe mouillée, la couvrit de vêtements épais, et la roula dans une couverture. Elle la coucha ensuite sur le côté, les pieds appuyés sur des briques chaudes enlevées au foyer, lui frotta les tempes avec de l’eau-de-vie.

Plus d’un quart d’heure s’écoula dans ces premiers soins. Annette restait toujours sans mouvement. Ma tante Giron lui prit le pouls : il ne battait pas. Pendant ce temps, le métayer avait allumé les épines, et, devant la flambée qui s’élevait, claire et grésillante, s’était assis, la tête penchée vers le feu, n’osant se détourner de peur de voir son malheur eu face.

—  Elle est morte ? n’est-ce pas, madame Giron, elle est morte ? s’écria Marie tout en larmes.

—  Les enfants qu’on refuse à Dieu, Dieu les prend, répondit ma tante.

Le père Gerbellière poussa un soupir, comme un sanglot. Elle se repentit tout de suite de ce mot cruel, et ajouta :

—  Qui sait, cependant ? Peut-être revivra-t-elle, si ceux qui ont causé le mal en demandent pardon. Pour nous, agissons, et frictionnons-la, une heure, deux heures, tant qu’il faudra. Le père Gerbellière s’était levé. Il traversa la salle, chancelant, comme ivre. En face de la cheminée il y avait, clouée au mur, une niche de bois enguirlandée de houx, et dans la niche une statuette de la Vierge, en porcelaine peinte. Accablé de douleur et de remords, le vieux métayer se laissa tomber à genoux devant l’image sainte, tira de sa poche un chapelet à gros grains, le même qu’il portait au cou trente-six ans plus tôt en marchant au feu, et se mit à le réciter lentement, tandis que Marie et ma tante Giron continuaient à soigner la noyée. Le murmure de sa grosse voix de basse montait et s’abaissait régulièrement. Après chaque dizaine il s’arrêtait un peu, sans se détourner, comme pour reprendre haleine : en réalité pour écouter si sa fille ne revenait pas à la vie. Hélas ! rien ne répondait à sa muette interrogation, et le bonhomme commençait une nouvelle dizaine.

Peu à peu les métiviers de la ferme, des femmes, des filles des closeries voisines, s’étaient approchés. Réunis dans la cour, ils causaient de l’accident et des remèdes à faire. De temps à autre une femme se détachait du groupe, regardait dans la salle par la fenêtre ouverte, et se retirait en hochant la tête. Alors le grand Luneau racontait, pour la dixième fois, comment il avait sauvé Annette, et tous l’écoutaient avec cette curiosité insatiable qui s’éveille autour d’un malheur récent.

—  Ah ! mes pauvres gens, disait-il en terminant, quand Julien, qui avait ouï le cri comme moi, fut venu au bord de l’eau, nous l’avons aperçue au fond, dans sa robe de procession, et moi avec le manche de ma bêche, lui avec une perche qu’il y avait là, nous l’avons retirée, la tête d’abord : si vous l’aviez vue, toute droite et toute blanche comme une neige, elle ressemblait à une bonne Vierge, sauf qu’elle avait les yeux fermés.

Le temps s’écoulait. Annette restait glacée et sans mouvement. Le père Gerbellière terminait la dernière dizaine de son chapelet. Quand il eut fini, il se releva avec effort, jeta un regard sur le corps inanimé de sa fille, et, blême comme s’il avait reçu une balle dans la poitrine, s’appuyant à la muraille, il dit :

—  Laissez-la, madame Giron, elle est en paradis !

Alors Marie poussa des cris de douleur, les voisins entrèrent l’un après l’autre avec des airs effarés, et la salle de la Gerbellière s’emplit de gémissements et de sanglots.

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