XV

Le baron Jacques ne dormit guère le jour qui suivit.

Dès la première heure du jour, il se leva, ouvrit toute grande sa fenêtre, s’assit à son bureau, et écrivit d’un trait la lettre que voici à mon grand-père :

« Mon cher ami,

» Vous triomphez. J’en suis amoureux, amoureux fou, au point de penser à elle au lieu de dormir, et de nommer mon cheval Fragonard, comme son chat. Il y a déjà longtemps que j’ai commencé à l’aimer, et je ne m’en aperçois qu’à présent ! Quand j’ai si heureusement donné un effort à Cab pour son service, je crois que je l’aimais déjà, car enfin, mon ami, on ne jette pas un pur sang dans la boue, on ne lui met pas au cou un collier de labour pour une indifférente. Et depuis, un de mes bonheurs, c’est d’aller voir le pauvre animal boiter dans les prés. J’ai passé ma nuit à me représenter le coin des Olivettes, car elle est venue là hier, presque chez moi, sur mon invitation, et la vieille tante aussi : le lièvre est oublié. Je revoyais sa robe mauve, son sourire aimable et ses yeux baissés. Si vous l’aviez vue, mon ami ! Votre petite liseuse de Watteau, que vous aimez tant, n’approche pas de sa grâce angélique. Je ne pouvais me lasser de la regarder. La pluie est tombée ; cet imbécile de Gontran m’a appelé ; la tante s’est mise à gémir : elle est partie. Et moi qui allais peut-être savoir ce qu’elle pense, connaître sa réponse, une réponse d’où dépend mon sort, à présent ! Car, j’y suis très décidé : si elle me refuse… Mais non, je n’ai pas encore à vous parler de ce que je ferais en pareil cas, Dieu merci… J’ai même quelque espérance : je crois bien qu’hier elle me voyait dans l’eau. L’affirmer, c’est bien audacieux ! Le supposer, c’est si doux, mon ami ! Songez donc : elle, me regarder, là, tout amicalement, pendant deux minutes peut-être. Ah ! si j’en étais sûr !

» Vous comprenez que cette incertitude ne peut durer. Il faut que vous veniez ici, et que vous la demandiez pour moi. Mon oncle ne veut se mêler de rien : « Surtout pas de lettres à écrire, pas de voyage ! » ce sont ses dernières paroles. Je ne puis pourtant pas aller la demander moi-même ? Vous êtes plus âgé que moi, vous êtes mon ami, et vous la connaissez. Elle a pour vous beaucoup d’estime. Vous ne me refuserez pas ce service d’aller la demander pour votre ami Jacques. Je vous en serai toute ma vie reconnaissant.

» Alerte donc, mon ami ! Passez votre habit vert, montez dans le coche : j’irai vous prendre à Segré. Vous descendrez chez moi. Je vous conduirai jusqu’aux portes de la Cerisaie. Je vous attendrai là, au coin d’un champ. Vous reviendrez, et, selon la réponse, je serai le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.

» JACQUES. »

« P. -S. – J’ai reçu de notre ami Jules une lettre enthousiaste du Canada. »

Quand il eut terminé cette lettre, il la relut, la trouva suffisamment claire et pressante. Il la cacheta et appela François.

—  François, tu vas seller Cab, et porter cette lettre chez madame Giron.

—  Oui, monsieur Jacques.

—  Tu lui diras de la décacheter et d’ajouter ce qu’elle voudra. Tu lui diras aussi que j’irai la voir cet après-midi.

—  Oui, monsieur Jacques.

—  Elle te rendra la lettre dans une autre enveloppe. Tu la prendras, et tu la porteras à Segré, aux messageries. C’est compris ?

—  Oui, monsieur Jacques.

Le brave garçon s’acquitta ponctuellement de la commission. Il sella son cheval, fut rendu au bourg en cinq minutes, et trouva ma tante Giron qui s’apprêtait pour aller à la messe. En lisant, elle ne put retenir vingt exclamations, auxquelles François ne comprit rien.

—  Enfin, le voilà qui se décide !… Oui, oui, le coin des Olivettes, je vois ça… Il ne sait pas si elle le regardait ! Comme c’est difficile à voir !… Mon frère refuser ? jamais. – Toute ma vie reconnaissant… le plus heureux ou le plus malheureux…, tu, tu, tu… on connaît ça… Il est fou, ton maître, François, il est fou !

Et elle avait sa bonne figure contente en disant cela. Elle prit sa plume, et ajouta :

« Mon frère,

» Je ne sais si vous comprendrez facilement tout ce que M. Jacques a voulu vous marquer dans cette lettre. Mais vous comprendrez sans peine qu’il est amoureux de mademoiselle Marthe, et qu’il vous prie de la demander en mariage pour lui. Ce serait un événement très heureux pour la paroisse, et pour eux deux. Le curé le désire, et moi aussi. Faites donc diligence autant que vous le pourrez. Seulement, au lieu de vous attendre dans un champ de la Cerisaie, ce qui ne serait pas selon les convenances, il vous attendra chez moi.

» À bientôt, mon frère.

» Votre sœur et servante,

« MARIE GIRON. »

François reprit la lettre, et piqua des deux dans la direction de Segré. Ma tante Giron sortit de chez elle, et entra dans la vieille église.

Deux heures plus tard, Jacques de Lucé se mettait en route pour venir la trouver. Attendre l’après-midi lui paraissait trop long. Il lui fallait parler de Marthe à quelqu’un, appuyer ses espérances aux espérances d’un autre, trouver un écho à cette chanson d’amour qui maintenant chantait en lui. Tantôt un sourire lui montait aux lèvres, et tantôt une larme aux yeux : larme et sourire, c’était de la joie. Ses souvenirs d’enfance jetaient une note émue dans l’hymne triomphal de sa jeunesse. Cette petite Marthe, il la revoyait enfant, avec de grands cheveux bouclés, à la sortie de la messe du dimanche, près de son père, vieillard un peu courbé, qui ne manquait jamais de venir saluer madame de Lucé, et pendant ce temps-là, les deux petits se regardaient, les parents, avec un sourire, les poussaient l’un vers l’autre, et Marthe lui prenait la main, et lui, boudeur, retirait la sienne. Comme c’était loin ! Il cherchait à se rappeler quand il avait commencé à l’aimer, et s’étonnait d’avoir commencé. Et puis ce bonheur nouveau l’emportait comme un souffle impétueux vers l’avenir, et le ramenait ensuite au passé.

Il allait, le front levé, dans les voyettes des champs. Le seigle, tout épié, frissonnait au vent. Il y avait un nid dans chaque buisson, un merle à la pointe de tous les chênes.

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