XVI

Quand il eut rejoint la route de Segré à Marans, il sauta lestement la haie, et retomba dans le chemin.

—  Bonjour, monsieur le baron ! dit une grosse voix essoufflée, tout près de lui.

C’était maître Taluet, notaire de Segré, qui arrivait à pied de la petite ville.

—  Tiens, c’est vous ? dit le jeune homme, un peu contrarié de cette diversion. Où allez-vous ?

—  J’allais vous prendre.

—  Pour aller ?

—  À la Cerisaie.

—  Impossible, mon cher Taluet, je suis obligé de m’arrêter dans le bourg.

—  Permettez, monsieur le baron, je ne venais pas vous prier de m’accompagner pour le plaisir et l’honneur que j’aurais eus de faire route avec vous. C’est un service que je vous demande.

—  Quel service ?

—  D’être témoin dans un testament. Il me serait difficile de trouver en peu de temps les quatre témoins obligatoires, dont deux lettrés, et cela presse.

—  À la Cerisaie ? Est-ce que le père Gerbellière est malade ?

—  Non : mademoiselle d’Houllins.

—  Mademoiselle d’Houllins, c’est impossible !

—  C’est pourtant vrai.

—  Je l’ai vue hier soir.

—  Frappée de paralysie partielle ce matin à cinq heures. J’ai été prévenu à sept. Mon cheval est malade. Vous voyez : j’accours à pied et tout essoufflé… Mais qu’avez-vous donc, monsieur le baron ? Vous êtes tout pâle. Je croyais que vous saviez la nouvelle. Vous demeurez si près… Voyons, voyons, il faut se raisonner… C’est dans l’ordre de la nature…

—  Dites-moi franchement, interrompit le jeune homme, je vous suis nécessaire ?

—  Vous m’êtes très utile. Si vous n’acceptez pas, je serai obligé de courir à la recherche de mes témoins, et mademoiselle d’Houllins peut mourir sans testament.

—  Eh bien ?

—  Eh bien ! vous êtes superbe : je n’hérite pas d’elle, ni vous non plus ; mais je suppose qu’elle veuille avantager quelqu’un, sa nièce peut-être, ou ses cousins de la Bresse : oh bien ! vous aurez empêché sa dernière volonté de se réaliser !

—  C’est que, précisément, je suis dans une situation délicate vis-à-vis…

—  Votre ancienne histoire ?

—  Non, pas cela, dit le baron.

—  Bah ! reprit maître Taluet, au lit de mort tout s’oublie. Venez.

Peu de minutes après, ils traversaient le bourg.

Pendant que le notaire allait demander au forgeron de lui servir de second témoin, Jacques s’avança rapidement vers le logis où, tout à l’heure, il se réjouissait tant d’arriver. Ma tante Giron était sur le seuil. Elle le vit tout ému, prêt à pleurer.

—  Mon pauvre enfant, dit-elle, j’ai appris cet affreux malheur en sortant de la messe. Je venais d’ajouter un mot à votre lettre, et je vous espérais, si contente. Ne vous attardez pas ici. Je vais moi-même à la Cerisaie pour consoler cette petite Marthe et l’aider. Allez vite, allez !

Le notaire, le baron et le forgeron prirent le chemin de Vern, hâtant le pas, car la fille de Chanteloup venait de dire que la demoiselle de la Cerisaie était au plus mal.

La route leur parut longue à tous pour des raisons diverses. Ils passèrent devant la Gerbellière, s’adjoignirent deux petits closiers qui demeuraient auprès, tournèrent à gauche, et entrèrent dans la cour du vieux manoir. Personne : au premier étage seulement, le notaire ayant frappé à une porte, une servante ouvrit.

Le curé était déjà là depuis longtemps, à genoux près du lit. Une des servantes allait et venait ; l’autre, assise à côté du chevet de sa maîtresse, portait à la main un cierge allumé, et « l’éclairait mourir ». Tout au fond, dans l’ombre, agenouillée, Marthe regardait tour à tour ces mains maigres, immobiles sur le drap du lit, ce pauvre visage encadré de mèches grises, blanc comme l’oreiller, et pleurait. Mais, à travers ses larmes, elle veillait à tout. La malade tourna lentement les yeux du côté de la porte qui s’ouvrait, et remua les lèvres. Marthe se pencha.

—  Elle demande du vin, dit-elle. Allez vite, Berthe, voici la clé.

La jeune fille s’était levée en voyant entrer le notaire et les témoins. Elle reconnut Jacques, et le remercia d’un regard aussitôt détourné vers le lit de la mourante. Lui, très troublé, contemplait cette scène de deuil et la douleur de ce jeune visage.

—  Monsieur le curé, dit le notaire, mademoiselle d’Houllins ne parle plus, n’est-ce pas ? Le testament est impossible.

À ce moment, les lèvres de la mourante s’agitèrent de nouveau, et l’on entendit ces paroles très faiblement :

—  Je veux faire mon testament ; donnez du vin, je le pourrai.

Elle ferma les yeux. Toute sa force avait passé dans ce petit souffle.

La domestique, qui était descendue en toute hâte à la cave, remonta avec un flacon de vin d’Espagne.

La malade en but difficilement plusieurs gorgées, mais ce peu lui rendit quelque énergie. Elle ressaisit pour un instant la vie qui lui échappait.

—  Approchez, dit-elle, hâtons-nous.

L’abbé Courtois, Marthe et les domestiques se retirèrent. Le notaire et les témoins restèrent seuls dans la chambre. Le curé entra avec Marthe dans le salon.

Ils y trouvèrent ma tante Giron, qui venait d’arriver. La jeune fille s’assit près d’elle, sur le vieux canapé, et, lui passant les bras autour du cou :

—  Cette fois, dit-elle, je n’ai plus personne !

—  Et Dieu ? répondit le curé.

—  Et nous ? reprit ma tante Giron. Elle ajouta tout bas :

—  Et lui ?

Un demi-sourire passa sur le visage en larmes de la jeune fille.

—  Oui, dit-elle, il est là… Mais qui connaît le lendemain ?… Voyez hier… Comme c’est loin déjà !

Puis, se détournant de cette pensée, elle raconta la douloureuse matinée qui s’achevait : le coup de sonnette à cinq heures, sa surprise, sa terreur bientôt, l’affolement de tous, le père Gerbellière qui court avertir le prêtre, le métivier qui galope sur la route de Segré et ces mille détails, ces moindres mots des heures suprêmes, que la mort grave avec un poignard dans nos âmes oublieuses. Elle s’arrêta plusieurs fois pour écouter. La porte de l’appartement était restée ouverte. Mais personne ne descendait, personne n’appelait.

Seul, le vent errait le long des corridors en sifflements tristes.

—  Si vous m’en croyez, dit le curé, nous réciterons le chapelet pour l’âme qui va partir.

Les deux femmes se mirent à genoux sur le tapis, près de lui, faisant face à la porte. L’abbé Courtois commença la prière. Elles répondirent. Quelques minutes s’écoulèrent. Tout à coup, Marthe s’arrêta de répondre. Tandis que le curé continuait, elle prêtait l’oreille, les yeux fixés en avant. Un homme descendait l’escalier. Il était seul, il allait vite. C’était Jacques. Un instant après, il passait devant le salon, sans regarder, sans saluer, sans s’arrêter, cachant sa figure avec sa main droite. Marthe courut à la fenêtre. Elle le vit sortir par la prairie. Il avait l’air égaré. Il se jeta derrière les arbres, et disparut.

—  Mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? Elle monta rapidement l’étage, et rencontra, sortant de la chambre de mademoiselle d’Houllins, le notaire et les trois témoins.

—  Elle est morte ?

—  Non, mademoiselle.

—  Je l’ai cru, M. de Lucé avait l’air si ému… Pourquoi est-il parti ainsi ?

—  Mademoiselle, répondit le notaire en s’inclinant, je crois M. le baron de Lucé extrêmement impressionnable.

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