XVII

Mademoiselle d’Houllins expira vers onze heures. L’abbé Courtois et ma tante Giron l’assistèrent jusqu’au bout de leurs prières et de leurs soins. Quand elle fut morte, leur sollicitude se tourna vers l’orpheline. Ils demeurèrent longtemps avec elle, la consolant, adoucissant de leur mieux l’amertume de la première douleur. L’après-midi s’avançait déjà quand ils quittèrent la Cerisaie.

Ils sortirent par la cour, et prirent le chemin qui longeait la Gerbellière et les ramenait au bourg, tous deux émus de la mort de mademoiselle d’Houllins et de la solitude où allait se trouver Marthe.

—  Quel dommage, disait l’un, qu’elle ne soit pas déjà mariée !

—  C’est bien votre faute, monsieur le curé, répondait l’autre, qui ne manquait jamais l’occasion de contredire l’abbé Courtois : si vous aviez raisonné mademoiselle d’Houllins, ces sottes histoires de chasse auraient été oubliées et les jeunes gens mariés depuis longtemps. À présent, que va-t-il se passer ?

—  Elle est toujours bien libre de ne pas retourner dans la famille de sa mère et de rester ici. Elle est majeure depuis trois semaines, et n’a de compte à rendre à personne.

—  Si la majorité empêchait les sottises, je serais sans inquiétude, mais c’est souvent le contraire.

—  Quitter la paroisse, elle, je voudrais voir ça, par exemple ? Mais non, madame Giron, vous vous montez la tête sans motif. Ce serait une folie, et une ingratitude, et une désobéissance aux vœux de son père. Or, elle n’est ni folle, ni ingrate, ni oublieuse, vous verrez bien.

Ils continuèrent à discuter cette hypothèse, en suivant le chemin vert. C’était le temps de la fenaison. Des poignées d’herbe sèche pendaient aux buissons, et, sous le couvert des souches, l’odeur du foin se mêlait à celle des fleurs de ronces. Dans le grand pré de la Gerbellière qui borde le chemin, on fauchait justement ce jour-là. Le curé et ma tante Giron s’arrêtèrent à la barrière. Toute la ferme était dans le pré : en avant, dans la plus longue trouée, le vieux métayer, tout blanc, nu-tête, taillait comme un jeune homme dans l’herbe épaisse, à grands coups de faux ; après lui venaient deux métiviers loués pour la récolte et des voisins qu’il avait priés de lui aider, car le temps était propice, et le temps change vite. Les femmes se tenaient en arrière, dans la partie déjà fauchée du pré. Elles retournaient l’herbe à demi séchée, qui s’éparpillait au bout des fourches. D’une haie à l’autre, elles s’appelaient et causaient. Leurs éclats de voix couraient dans la campagne, jusque dans les prés voisins, d’où revenait, comme une réponse, le vague murmure d’une autre métairie en fenaison. Les hommes, eux, absorbés par leur rude tâche, se taisaient. Leurs faux seules parlaient sans relâche, et luisaient dans le soleil ardent.

Marie et Annette étaient tout près de la barrière : Annette, avec son teint toujours clair et son air triste ; Marie, la cadette, grande, active et rouge. Quand Annette vit le curé et ma tante Giron apparaître près d’elle, elle fit un petit salut de la tête, et se détourna à moitié sans interrompre son travail. Marie s’arrêta de faner, et vint à la barrière. Ma tante parla quelque temps de la mort de mademoiselle d’Houllins, que les Gerbellière savaient déjà, puis, changeant brusquement de sujet :

—  Eh bien, Annette, dit-elle, te voilà revenue de Pouancé ?

—  Oui, madame Giron, répondit la jeune fille à demi-voix, en jetant un coup d’œil sur les femmes les plus rapprochées d’elle, comme si elle avait peur d’être entendue.

—  Et ton père t’a remise aux champs ?

—  Comme vous voyez, il a besoin de moi.

—  Et puis, il n’aime guère ton métier, et je crois qu’il ne serait pas fâché de te voir devenir métayère ; certain gars de ma connaissance le voudrait bien aussi. Tu sais qui je veux dire ?

Annette ne répondit pas, mais, toute confuse et sentant les larmes lui monter aux yeux, elle regarda le curé, comme pour implorer son intervention. Le visage de l’abbé Courtois avait pris tout à coup l’expression sévère et digne qu’il avait toutes les fois qu’il exerçait un devoir de sa charge.

—  Si vous m’en croyez, dit-il, madame Giron, venez-vous-en, et laissez cette fille en paix.

Ma tante Giron, très étonnée, mais comprenant que le curé n’agissait pas sans un motif grave qu’elle ignorait, quitta la barrière, et le suivit.

Quand ils se furent éloignés de quelques pas :

—  Vous avez trop parlé, madame Giron, dit le curé, cette fois-ci et une autre fois encore. Annette a mieux à faire que de songer à vos amoureux. Dieu la demande. Elle a la vocation religieuse.

—  Ah ! mon Dieu, je n’en savais rien, monsieur le curé !

—  Il est grand temps que vous le sachiez. Oui, Dieu l’appelle, et le malheur, c’est que le père ne veut pas la laisser partir.

—  Lui, Gerbellière ?

—  Depuis deux ans qu’elle lui demande d’entrer en religion, il lui répond qu’il veut la marier. Elle n’a pas varié, la pauvre fille, ni lui non plus, le païen. Elle avait un peu espéré, au retour de Pouancé, parce qu’il l’avait bien reçue. Mais voilà plus d’une semaine qu’il est redevenu brutal avec elle. Il ne lui dit rien, mais elle sait bien ce que ça veut dire : et vous voyez comme elle a de la peine et comme elle est transie devant vous.

Ma tante écoutait ; un regret cuisant s’emparait d’elle.

—  Ah ! monsieur le curé ! Ce Gerbellière ! Quel malheur ! Comment réparer ? Que faut-il faire ? répétait-elle.

—  L’approuvez-vous ?

—  Mille fois non !

—  Eh bien ! allez le lui dire.

—  J’y vais, monsieur le curé.

—  Mais non, pas tout de suite, dit l’abbé en haussant les épaules. Les femmes sont ainsi : elles font volontiers une sottise pour en réparer une autre. Vous voyez bien qu’il fauche ? Vous n’allez pas lui dire dans son champ : « Gerbellière, tu es un mécréant. » Patientez une demi-heure. Il rentre toujours un peu avant son monde. Vous le trouverez seul chez lui.

Ma tante Giron accompagna le curé jusqu’au bourg, prévint Rosalie de ne pas l’attendre le soir, et repartit dans la direction de la Cerisaie, où elle avait promis à Marthe de revenir passer la nuit.

En longeant la barrière du pré de la Gerbellière, elle jeta un coup d’œil sur le groupe des faucheurs qui atteignaient bientôt l’extrémité du champ. Le vieux chef n’était plus là.

—  Bon ! pensa ma tante Giron, il est à la Gerbellière.

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