XVIII

L’intervention du curé n’avait pas échappé à Annette. En voyant ma tante Giron revenir sur ses pas et se diriger vers la ferme, elle avait tout deviné. Une lutte allait s’engager, dont elle-même était l’enjeu. Quelle en serait l’issue ? Depuis plus de huit mois que son père se taisait, que pensait-il ? Toutes les hypothèses, toutes les réponses passèrent dans l’esprit de la jeune fille, rapides et nettes comme des éclairs. Puis un désir violent la prit : courir à la maison, écouter, savoir.

—  Sœur Marie, dit-elle, si tu voulais, j’irais faire la soupe à ta place, ce soir, je suis si lasse !

—  Rentre chez nous, et ne t’occupe de rien, répondit Marie, repose-toi seulement.

Annette profita d’un moment où les faneuses ne regardaient pas de son côté, passa rapidement la barrière, et se trouva dans le chemin. En se dissimulant derrière les haies, elle tourna la ferme, et entra dans le jardin à moitié inculte. Elle s’avança avec précaution parmi les orties et les épines-vinettes qui poussaient là par centaines, jusqu’à une lucarne grillée, et se tint immobile, l’oreille appuyée au treillage, écoutant le dialogue engagé à l’autre extrémité de la salle, près de la cheminée. Son père et ma tante Giron parlaient à haute voix ; aucune parole n’échappait à Annette.

—  Comme ça, Gerbellière, tu rentres une heure avant les autres ?

—  Oui, madame Giron. Quand on se fait vieux, voyez-vous, c’est comme le soleil d’hiver, on se repose de bonne heure.

—  Bah ! tu l’as bien gagné. D’ailleurs, la besogne s’abattra bien sans toi. J’ai vu tout à l’heure tes métiviers au travail. Tu as les deux premiers faucheurs de la paroisse, Gerbellière.

—  C’est vrai, madame Giron, qu’ils ont du cœur à la fauche. Mais le meilleur métivier ne vaut pas un fils.

—  Ne dis pas ça. Il ne faut jamais regretter ce qu’on donne, surtout ce qu’on donne à Dieu.

Puis arrivant droit au fait, sans transition, elle ajouta :

—  J’ai vu Annette dans ton pré, Gerbellière, elle a l’air triste.

Le métayer regarda ma tante Giron avec une expression soupçonneuse et dure.

—  Est-ce qu’elle vous a parlé contre son père ? dit-il.

—  Non, mais je sais tout à présent. Pourquoi la refuses-tu ?

—  J’ai besoin d’un gendre, madame Giron, pour conduire ma ferme.

—  Marie ta seconde fille.

—  Elle est trop jeune.

—  Attends un peu, alors.

—  Je suis trop vieux.

—  Comment, c’est toi, Gerbellière, un ancien chouan, qui refuses une vocation religieuse !

—  Une dans ma famille, c’était assez. Deux, c’est trop. Pourquoi Dieu ne prend-il pas leurs enfants aux riches ?

—  Voilà une mauvaise parole, Gerbellière, et qui n’est pas d’un chrétien. S’il a préféré ta maison à un château et ta fille à une princesse, tu devrais l’en remercier à genoux.

—  Vous me disiez pourtant de la marier, madame Giron, et il n’y a pas longtemps.

—  Je ne savais pas alors. Mais à présent que je connais tes affaires, je te le dis comme je le pense, Gerbellière, tu agis très mal.

À ce mot, la nature violente du fermier l’emporta. Blême, à moitié levé, il frappa un coup de poing sur la table, et, d’une voix tremblante de colère :

—  Il est possible que j’aie tort, dit-il, mais j’ai toujours commandé ici, et je n’obéirai pas à mes enfants à partir d’aujourd’hui. Il faudra bien qu’elle cède. Je ne veux pas qu’elle m’abandonne comme son frère. D’ailleurs, le grand Luneau me convient, il m’a rendu service, et je lui ai promis qu’il l’épouserait à la Toussaint.

Un cri déchirant lui répondit du jardin. Ma tante Giron courut à la petite fenêtre grillée, regarda, et ne vit personne : Annette s’était enfuie. Mais elle avait reconnu la voix, et le père également.

—  Gerbellière, dit ma tante d’une voix sévère, tu résistes à Dieu : il arrivera malheur à cette maison. Moi, je n’y resterai pas plus longtemps.

Elle sortit, sans autre adieu, traversa la cour, et prit le chemin. Et jusqu’au détour le métayer, ému à la fois de colère et d’une vague terreur, la regarda s’éloigner, en murmurant :

—  Quelle marraine, cette dame Giron, quelle marraine !

Plus d’une heure encore il demeura à la même place, à côté de la marmite dont l’eau bouillante s’échappait, et tombait sur la cendre sans qu’il s’en aperçût.

Au bout de ce temps, un bruit de pas, de voix, de chariots chargés qui cahotent sur les pierres, de chiens jappant au devant des chevaux, annonça le retour des faneurs. Marie entra. Elle vit tout de suite qu’il s’était passé quelque chose de grave à la maison, et que le père était mécontent. L’absence de sa sœur la rassura un peu.

—  Elle a dû dormir, pensa-t-elle, puisque rien n’est prêt pour le souper.

Elle mit le couvert, et trempa la soupe.

Les métiviers, les voisins, les voisines, essoufflés, affamés, arrivèrent bientôt. Ils s’assirent sur les bancs de cerisiers, des deux côtés de la table. Au bout, près du feu, le vieux métayer présidait, très sombre. Une place restait vide, celle d’Annette.

La jeune fille arriva dix minutes après tout le monde. Elle vint s’asseoir rapidement et sans bruit à l’extrémité d’un banc. Ses yeux étaient rouges et battus, son visage en feu. La pauvre fille commençait à trembler la fièvre. Elle eût voulu cacher son trouble et son chagrin, mais elle sentait tous les regards attachés sur elle. On chuchotait, on riait. Chacun de ces rires la blessait au cœur. Sa confusion enhardit les méchantes langues, et les quolibets se croisèrent en tous sens.

—  Regardez-la donc, quelles couleurs elle a aujourd’hui, cette pâlotte !

—  Ce n’est pourtant pas le soleil qui l’a mordue, elle a tout le temps travaillé à l’ombre.

—  Elle aura pleuré. Lève donc les yeux, Annette, pour qu’on voie si tu as pleuré.

—  Savez-vous ce qui est arrivé ? dit la fille d’un fermier voisin. C’est son amoureux qui l’a grondée.

—  Qui ça ? Qui ça ?

—  Le grand taupier, donc.

—  Et pourquoi ?

—  Pourquoi ? Je ne sais pas si je dois le dire. Parce qu’elle veut aller… Faut-il le dire, Annette ?

Annette leva des yeux suppliants vers celle qui parlait ainsi. Mais le mauvais rire des faneurs redoubla, et la voisine reprit :

—  Je l’ai appris à Pouancé, ces jours, et on me l’a donné pour certain : Mademoiselle Annette veut entrer en religion.

—  Taisez-vous tous ! s’écria le métayer, les yeux flamboyants. Ceux qui disent qu’elle ira au couvent sont des fous. Elle se mariera avec Sosthène Luneau, pas plus tard qu’à la Toussaint prochaine. Maintenant, plus un mot là-dessus. C’est assez parlé !

Il se fit un grand silence dans la salle, car Gerbellière exerçait une autorité absolue chez lui, et nul n’aurait osé le contredire. Les convives, étonnés de cette nouvelle si singulièrement annoncée, sur un ton de menace, se regardèrent avec des airs d’intelligence et des hochements de tête.

Annette fondit en larmes. Elle se leva, et s’en alla dans la chambre à côté, pour cacher sa honte.

Le souper ne dura guère. Les gens des métairies voisines sortirent les premiers, et se dispersèrent dans la campagne. Les métiviers se rendirent aux étables, et l’on entendit quelque temps, mêlé aux mugissements des bêtes, le bruit des fourches de fer chargées de fourrage heurtant les râteliers. Puis, par degrés, tout bruit cessa.

La nuit, extrêmement pure et douce, était pleine d’astres. Marie avait rejoint sa sœur Annette dans leur chambre commune, et cherchait vainement à la consoler.

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