XX

Ma tante Giron et Marthe avaient passé la nuit en prières auprès du corps de mademoiselle d’Houllins. Il commençait à faire un peu jour.

La jeune fille, à genoux près du lit, succombant à la fatigue, laissait involontairement pencher sa tête jusqu’à toucher le drap de la morte.

—  Venez vous reposer, mon enfant, dit ma tante Giron. À votre âge, ces veilles-là sont trop longues, venez.

Elles se levèrent toutes deux, et, traversant le corridor, entrèrent dans la chambre de la jeune fille.

—  Je ne pourrai pas dormir, madame Giron, je vous assure, dit Marthe. D’ailleurs, il va falloir préparer plusieurs choses. Vous savez, c’est à dix heures.

—  Étendez-vous au moins sur le canapé. Vous êtes toute pâle, petite.

—  Si vous vouliez, j’ouvrirai la fenêtre auparavant. J’ai besoin d’air.

Elles s’approchèrent de la fenêtre, l’ouvrirent, et s’accoudèrent sur la rampe de bois. La brise fraîche les enveloppa. Elles respiraient délicieusement cet air irrespiré du matin qui réjouit tout l’homme. Dans les prés, devant la Cerisaie, la brume, divisée par l’aube, s’élevait en petits flocons transparents. Quelques poules criaient en quittant le joc. Çà et là des voix lointaines de métiviers attelant les bœufs. Un premier vol d’étourneaux, parti du toit de la maison, s’élança en bataillon serré, rasa l’herbe comme pour se baigner dans la rosée, se releva, et, sur la cime d’un frêne, s’éparpilla. La paix lumineuse répandue autour d’elles reposait les deux femmes, et pénétrait leurs âmes.

Tout à coup, ma tante Giron se recula, et, saisissant brusquement Marthe par le bras, l’écarta de la fenêtre.

—  Qu’y a-t-il donc ? dit la jeune fille stupéfaite.

Ma tante ne répondit pas.

Haletante, elle s’était de nouveau penchée sur la rampe de la fenêtre. Au-dessous d’elle, deux hommes passaient, portant sur une civière une femme qui ne donnait plus signe de vie. Les vêtements de cette femme, tout blancs, ruisselaient d’eau. La tête, inclinée, était posée sur des branches vertes. Ses cheveux traînaient sur l’herbe. Elle avait un bras ramené le long du corps, l’autre pendait de la civière, et tenait une rose effeuillée. C’était la pauvre Annette. Dans les deux hommes qui la portaient, ma tante Giron reconnut le grand Luneau et Julien, le premier métivier de la Gerbellière.

—  Qu’y a-t-il, madame ? répéta Marthe, que voyez-vous ?

Déjà le groupe avait dépassé le château, se dirigeant vers la ferme. Ma tante se retourna vivement du côté de Marthe : la jeune fille était surprise, inquiète, mais elle n’avait rien vu.

—  On a besoin de moi en bas, répondit-elle, s’efforçant de dissimuler le tremblement qui l’agitait.

—  On vous appelle ? Vous tremblez, madame Giron, vous me cachez quelque chose…

—  Ce n’est rien, ma mignonne. Quelqu’un m’a fait signe de me rendre à la Gerbellière. J’ai été un peu surprise. Il faut que j’y aille. Je vous en prie, reposez-vous là. Quand vous serez étendue sur le canapé, j’irai.

Marthe obéit. Ma tante Giron sortit, et descendit rapidement l’escalier : elle savait que désormais la jeune fille ne pourrait plus apercevoir le cortège funèbre de la noyée.

Quand elle entendit la porte de la maison se refermer, mademoiselle de Seigny se redressa, se mit à genoux sur le canapé, et chercha, par la fenêtre ouverte, à découvrir la cause de cette subite émotion. Ses yeux errèrent quelque temps sur la campagne sans rien découvrir d’insolite. Les feuilles frissonnaient le long des branches immobiles. Les étourneaux, descendus de leur frêne, picoraient au pied des meules de foin. Tout était tranquille dans les grands prés verts.

Soudain, elle eut un mouvement de surprise, elle aussi. Ses yeux fixèrent avec une attention passionnée un point du pré de la Cerisaie. là-bas, près du gué. Un vague sourire d’abord, puis la stupeur, puis le désespoir, passèrent en quelques secondes sur son visage. Elle retomba sur le canapé, défaillante, et deux mots s’échappèrent de ses lèvres :

—  Jacques, Jacques, vous m’abandonnez donc !

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