XXIII

Mon grand-père était revenu du greffe à dix heures. Selon sa coutume, il avait déjeuné à dix heures et demie, et, suivant jusqu’au bout sa tradition quotidienne, était monté dans son cabinet pour y siester avant l’audience. Les greffiers qui n’usent pas de cette précaution, sont sujets à siester pendant.

Assis dans son fauteuil Louis XVI à trois pieds de biche, il songeait doucement, en regardant le portrait de « l’homme à la bulle de savon », de Ferdinand Boll, une des meilleures pièces de sa collection : car il avait la passion de la peinture autant que celle de la chasse, et peignait lui-même passablement. À force d’économie et de furetage chez les marchands de curiosités, alors moins visités qu’aujourd’hui, il avait réuni des toiles de toutes les écoles, qui tapissaient les murs de la plus grande salle de sa petite maison. C’était sa joie et sa gloire. Il songeait donc, les yeux mi-clos. D’en bas montait le bruit régulier d’un berceau qu’agitait ma grand’mère. Quelqu’un frappa à la porte.

—  Entrez ! dit-il, vexé d’être troublé dans sa quiétude méditative.

Quand il aperçut le baron Jacques, sa bonne figure changea vite d’expression. Il courut à lui sur le seuil, l’embrassa, et, passant un bras sous l’épaule de son jeune ami, l’entraîna à petits pas vers la fenêtre, en disant :

—  Ah ! mon bel amoureux, vous voilà ! Vous n’avez pu attendre ma réponse, et vous venez savoir si je consens à demander pour vous cette charmante mademoiselle Marthe, cette…

—  Pardon, mon ami…

—  Mais il n’y a pas d’excuses à faire. C’est tout simple, j’accepte de grand cœur, croyez bien, même, que je n’ai pas hésité un instant. J’avais arrêté que je partirais samedi soir. Puisque vous voilà, nous ferons route ensemble. Pendant le voyage, vous me munirez de toutes vos recommandations, et dimanche, entre la grand-messe et les vêpres, j’endosserai l’habit vert…

—  Inutile, mon bon ami.

—  Pourquoi ? Est-ce qu’elle est venue elle-même demander votre main ?

—  Hélas ! vous êtes loin de la vérité. Je la quitte, et je vous quitte : je pars pour le Canada.

Mon grand-père, revenu près de la fenêtre, s’était rassis à sa place habituelle. Aux derniers mots de Jacques, il se recula d’un pas, tandis que le jeune homme, debout à côté du guéridon qui les séparait, embarrassé, affectait de regarder dans la rue.

—  Comment, vous aussi ! dit-il, mais c’est une folie contagieuse ! Qu’est-il arrivé ?

—  Un malheur irréparable, un événement inattendu, qui met un obstacle invincible entre mademoiselle de Seigny et moi.

—  Et lequel, mon Jacques ? dit mon grand-père en se rapprochant.

—  Mademoiselle d’Houllins est morte.

—  Ce n’est que cela ? Aurait-elle déshérité sa nièce ?

—  Hélas ! non.

—  Mais alors, si elle ne l’a pas déshéritée…

—  Elle lui a tout légué ! fit Jacques en se retournant vers mon grand-père, toute sa fortune, soixante-dix mille livres de rentes, et voilà mademoiselle de Seigny devenue tout à coup la plus riche héritière du pays, voilà rompue cette proportion de fortune qui me permettait d’espérer, de demander sa main… Oh ! la liste des soupirants va être longue, bientôt ! vous verrez cela, vous, mais moi je ne veux pas le voir, et je m’en vais.

—  Mais, c’est insensé, mon ami, c’est une résolution…

—  Irrévocable, interrompit le jeune homme. Faites-moi l’amitié de ne pas insister. Tout ce que vous pourriez me dire serait inutile, et mieux vaut qu’il n’en soit plus question entre nous.

—  Comme vous voudrez, répondit mon grand-père avec un soupir. Mais quelle nouvelle, grand Dieu, quelle nouvelle ! J’étais si joyeux de vous voir entrer : et c’est pour me dire adieu que vous venez !

—  Oui.

—  Un adieu qui sera long, peut-être ?

—  Très long.

La pendule se mit à sonner : dig, dig, dig, dig…

—  Déjà midi ! s’écria mon grand-père en se levant précipitamment. Je suis en retard. L’audience va commencer. Et le président qui doit aller à la campagne ! Jacques, mon enfant, je ne puis vous quitter ainsi ! Il faut que je vous revoie. Venez dîner ce soir à cinq heures.

Et, jetant à son compagnon un regard désolé, il passa devant lui, descendit l’escalier quatre à quatre, et traversa la place du même pas dont il chassait les lièvres. Il arriva au tribunal essoufflé, le cœur gros de tristesse.

Oh ! cette audience, comme elle fut longue ! Le président, qui avait renoncé à aller à la campagne, s’intéressait à l’affaire, les témoins étaient nombreux, les deux avocats jeunes, le substitut zélé, et les deux assesseurs, qui eussent pu hâter les choses, disposés au recueillement par trente degrés de chaleur, laissaient faire, laissaient passer.

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