VIII Valladolid. – La fortune d’un torero. La corrida interrompue

Valladolid, 23 septembre.

Une ville très étendue, celle-là, de figure moderne, l’une des plus importantes garnisons de l’Espagne. Elle est vivante. Je l’ai vue dans la fièvre des fêtes. À onze heures du soir, hier, les rues étaient pleines de beau monde, qui bavardait, et de pauvres gens qui faisaient leur lit. J’ai pu observer que les riches Espagnoles s’habillent bien, – puisqu’elles nuancent, à leur usage, les modes de Paris, – et qu’elles ont une manière de regarder qui n’est pas celle d’une Parisienne. À Paris, c’est le feu à éclats. Un éclair bleu, vert, jaune pâle, vite détourné. Le navire est averti. Ici les yeux vous suivent un moment, tout ouverts, très noirs, un peu hautains, et on a l’impression qu’on est photographié. J’ai surpris beaucoup de ces photographies avec pose, car les jeunes filles étaient nombreuses sous les arcades, et les jeunes officiers également. Pour quelques-unes, il faut croire que l’épreuve était mauvaise, car on les a recommencées. Et j’admirais la splendeur sombre et l’espèce de passion grave et contenue de ces yeux, tandis que les lèvres, et le port de la tête, et le mouvement de l’éventail, et la grâce de tout le corps, demeuraient spirituels, animés et souriants. Près de cette foule, sur la place, au bord des trottoirs, des marchands de légumes, des paysans, des bourgeois de la campagne, qui n’avaient pu trouver place dans les posadas, se roulaient dans leur couverture, et s’endormaient. Deux enfants et leur mère, vendeurs de ces melons dont on mange la pulpe, au cirque, et dont on jette la coque aux toreros malheureux, s’étaient entourés de quatre murs de fruits verts, et, étendus au milieu, la tête sur un melon, attendaient le petit jour. Je les ai enviés. J’ai dû coucher sur une table de café. Les hôtels avaient loué jusqu’aux fauteuils des salons d’attente. Et la raison, vous la devinez, n’est-ce pas ? Reverte, Guerrita, et six taureaux de Veraguas.

Je m’étais promis de ne pas parler des courses de taureaux. Je croyais cela possible. Mais non, j’ai tout de suite senti, en pénétrant en Espagne, que je ne pourrais pas tenir ma promesse. La corrida est bien plus qu’un amusement : c’est une institution. Je ne veux rien juger encore. J’attends Madrid ou Séville. Mais je veux dire au moins quelques jugements de la presse, concernant Guerrita, et raconter l’incident dont tout le monde s’entretient aujourd’hui.

Applaudir Guerrita, l’honneur n’est pas mince. Le célèbre torero a sans doute ses ennemis et ses jaloux, qui l’accusent de ne pas être classique, et de manquer de sérieux avec le taureau, qui n’en manque jamais. Ils murmurent que le grand art disparaît ; mais leurs protestations se perdent dans le bruit des acclamations et le tintement des pièces d’or. Guerrita est, de beaucoup, le plus occupé de la corporation. Je viens de lire que son gain probable de la saison, – non encore terminée, – sera de trois cent quatre-vingt mille francs ; qu’il a dépêché, cette année, deux cents taureaux, et doit en tuer encore une vingtaine. Depuis qu’il a reçu l’alternativa, depuis qu’on l’a armé chevalier, le nombre de ses victimes peut s’évaluer à plus de mille quatre cents, et ses économies à plus de trois millions. On invente pour lui des qualificatifs admirables ; – défiez-vous, d’ailleurs, de cette grandiloquence, que nous prenons trop au sérieux, et que souligne, le plus souvent, un petit sourire que je connais. Un journal l’appelle : « El monstruo Cordobès, le monstre de Cordoue » ; un autre « l’unique représentant du grand califat de Cordoue » ; un autre loue « sa suprême intelligence », et déclare que, dans la dernière course, il s’est montré napoléonien, napoleónico.

Je l’ai vu dans la belle arène de Valladolid, bâtie, selon la coutume, à l’une des extrémités de la ville. Il était, comme toujours, d’une élégance raffinée, mais nerveux et mécontent, car de grosses bourrasques passaient dans le ciel de Castille ; la pluie gâtait les costumes brodés d’or et d’argent, et mouillait le terrain. À plusieurs reprises, Guerrita avait levé son front soucieux vers les nuages, et le public avait frémi à la pensée que les courses pourraient être interrompues. Des groupes d’hommes, debout sur les gradins, signalaient du doigt les éclaircies qui venaient entre deux giboulées. Quatre taureaux étaient déjà morts. Le président, impassible dans sa loge, ne paraissait pas s’apercevoir des marques d’évidente mauvaise humeur que donnaient les espadas. Entre le quatrième et le cinquième Veraguas, il y eut cependant un intervalle. Une énorme nuée tendait déjà la moitié du cirque d’un voile couleur de plomb. La cuadrilla de Reverte était en rang de bataille en face du toril. Tout à coup, la sonnerie d’usage retentit, le taureau s’élance. À peine a-t-il franchi au galop le premier tiers de l’arène, qu’il s’arrête, saisi et comme cloué à terre par une pluie torrentielle. Tous les parapluies s’ouvrent, mais personne ne s’en va. Guerrita se baisse, prend une poignée de terre, et la jette aux pieds de Reverte. Puis il fait signe aux picadors aux banderilleros, à son camarade, de se retirer aussitôt. En quelques secondes, toutes les capas rouges, les manteaux brodés, tous les mollets tendus de soie rose ont disparu de l’arène. Le taureau reste seul, immobile et stupide. Des clameurs de colère s’élèvent de tous côtés. On se précipite vers les portes. J’arrive à temps pour apercevoir deux voitures pleines de toreros, qui filent grand train vers la ville. Le président, dont l’autorité a été méconnue, s’est fâché. Il envoie des gendarmes à cheval à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci ont eu le temps de gagner leur hôtel. Ils y sont arrêtés. Guerrita, qui n’a pas quitté la plaza de toros, est également appréhendé au corps. Le représentant du grand califat de Cordoue rejoint ses camarades à la prison. Tout Valladolid est en émoi. Des dépêches sont lancées dans toutes les directions. On ne cause plus que de l’incident de l’après-midi. Quelqu’un près de moi, dans un café, annonce que Guerrita vient d’expédier un télégramme à sa femme, pour la rassurer. À dix heures du soir, on apprend que les délinquants ont été relâchés, après un interrogatoire sommaire du juge d’instruction. Les journaux répètent les mots de Guerrita. Il a subi dignement l’épreuve. Sa gloire le met au-dessus des rancunes vulgaires. Il a dit, en franchissant le seuil de la prison : « S’il plaît à Dieu, je n’en tuerai pas moins le taureau, l’an prochain, sur la place de Valladolid. »

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