J’ai assisté presque chaque dimanche, en différentes villes d’Espagne, à des courses de taureaux. Et j’ai bien cru que la première fois serait la dernière. L’horreur qu’on éprouve, au premier cheval éventré, oblige un Français à dominer ses nerfs s’il veut rester jusqu’à la fin du spectacle. Puis j’ai éprouvé qu’on s’habitue, non pas à voir couler le sang, mais à ne plus le voir, et qu’il n’y a bientôt plus sur l’arène, pour des yeux accoutumés, que deux personnages engagés dans une lutte à mort : l’homme et une bête sauvage. Les accessoires disparaissent. Les maigres haridelles, au front bandé, que le taureau transperce, enlève au bout de ses cornes, et promène, avec leur cavalier, avant de les jeter à terre ; celles qu’on ramène au combat, le flanc recousu et les blessures fermées avec un bouchon de paille, ne font plus pitié, n’éveillent aucun sentiment d’aucune sorte, parce que l’attention se détourne d’elles pour se concentrer sur les véritables duellistes, et considère les animaux, mûrs d’ailleurs pour l’équarrissage, à peu près comme des sacs de sable destinés à protéger l’homme et à fatiguer la première fureur de son adversaire. Je trouve donc très peu fondée l’accusation « d’aimer le sang » lancée contre les Espagnols. Ils n’aiment pas le sang ; ils ne le voient pas ; mais ils aiment le jeu terrible qui se joue là, ce triomphe de l’intelligence et de l’adresse sur la brute formidablement armée.
– C’est tout simple, me disait l’un d’eux : l’Espagne a toujours été un pays d’élevage ; aujourd’hui, comme aux temps anciens, les vaqueros, dans les herbages, vivent avec leur bétail, s’essayent à terrasser les jeunes veaux, apprennent à éviter un taureau qui charge. Nos aïeux ont fait un amusement public d’une lutte que leur enseignait l’existence pastorale. Rien de plus. Nous ne sommes pas plus sanguinaires que d’autres, mais, plus que d’autres peut-être, nous apprécions la bravoure de l’homme qui combat, parce que nous connaissons mieux la force de son ennemi et l’art qu’il faut pour le vaincre.
Cet art-là nous échappe presque complètement.
À moins d’avoir suivi un grand nombre de corridas, il est impossible de comprendre et de goûter toutes les finesses du métier, et je suis sûr que beaucoup de ces amateurs qui passent les Pyrénées pour assister aux courses de Saint-Sébastien, malgré le bruit qu’ils font et leurs cris castillans, ne sont pas de grands clercs dans la science compliquée du toreo . Nous admirons le pittoresque de la fête, l’entrain, le mouvement des foules en marche vers la plaza, le défilé des toreros, les costumes, les attitudes des hommes, les sonneries qui annoncent l’ouverture du toril, puis l’entrée en scène des banderilleros et de l’espada ; nous ne saisissons que le côté extérieur, l’appareil du spectacle, très imposant d’ailleurs, surtout dans les « courses d’abonnements », de Madrid, les plus nobles, – quelque chose comme les concerts classiques du Conservatoire. Les Espagnols ont un autre sens que nous ne possédons pas. Ils connaissent les jouteurs, les hommes et le taureau ; ils les jugent d’après des règles précises, apprises dès l’enfance ; pas un geste ne leur échappe ; ils vivent le combat tout entier, dans ses menus détails, tantôt avec le torero, tantôt avec la bête, si elle est brave et franche. Les spectateurs des premiers rangs, ces aficionados, simples ouvriers très souvent, ou employés de dixième ordre, qui ont payé cinq et six francs une place près de la barrière, ne cessent de conseiller les professionnels, de les invectiver ou de les applaudir. Tout le public, nerveux, impressionnable à l’excès, éclate en clameurs de reproche ou en cris d’approbation, lance des cigares et des chapeaux ou des écorces d’orange dans l’arène, sans que, très souvent, un étranger ait pu saisir la cause de ces manifestations. Il gouverne, en réalité, les jeux. Il oblige le président à commander les banderilles de feu, à faire abandon du taureau à l’espada qui s’est surpassée, quelquefois même il gracie l’animal. Ce sont des cas fort rares, mais il y a des exemples. J’ai vu, dans le couloir d’un établissement de combats de coqs, rue de l’Inquisition, à Séville, la tête empaillée d’un taureau, avec cette inscription : « Zapatero, six ans, de la ganaderia de D. Ramon Balmaceda, a lutté sur la plaza de Puerto Santa Maria, en 1859 : vingt-quatre coups de pique reçus, neuf chevaux tués, espada Antonio Sanchez (el Tato). Le public demanda sa grâce pour son immense bravoure. » Les poils blancs qui tavelaient le cou noir de l’animal disaient, en effet, que Zapatero était mort de vieillesse, dans les herbages du Guadalquivir. D’autres fois, d’étranges caprices, des caprices d’enfant, s’emparent de ce peuple assemblé pour s’amuser, et qui s’amuse de tout, et qui se sent roi dans l’enceinte de la place. Un de mes amis me racontait, ici, qu’il avait assisté, il y a quelques années, à une course de taureaux dans les arènes de Vittoria. Une jeune fille et un jeune homme, appartenant tous deux à de grandes familles de la province, étaient assis au premier rang dans deux loges contiguës. Le jeune homme était-il fiancé, ou seulement amoureux et hardi ? Il voulut prendre et baiser la main blanche que sa voisine avait posée sur le velours du balcon. Celle-ci retira vivement le bras, et se défendit en riant, d’un coup d’éventail. Ce tout petit incident fut aperçu, comment, je ne sais pas, mais tout le cirque, en une seconde, se trouva debout, prenant fait et cause pour le novio, et criant : « À la plaza les fiancés ! Qu’elle l’embrasse ! qu’ils dansent ensemble ! » Le tapage devint tel que la corrida fut interrompue. Le taureau était dans l’arène. Le président fut obligé de quitter sa tribune, de venir trouver la jeune fille, et de la prier d’obéir, pour que la corrida pût continuer. Elle prit son parti gaiement, avec une crânerie espagnole, descendit les escaliers au bras de son voisin, se présenta avec lui dans l’arène, sous les yeux du taureau stupéfié, fit trois tours de valse, embrassa le jeune homme, et remonta au milieu d’acclamations frénétiques.
La passion de la corrida est aujourd’hui aussi générale en Espagne qu’elle a jamais pu l’être. Dans les rues, j’ai dit que les enfants jouaient au toro. Dans les moindres pueblos, on improvise une place, le dimanche, en mettant des charrettes en cercle, et les paysans y combattent un taureau offert par la municipalité ou par quelque citoyen généreux ; ou bien encore on s’amuse à lancer l’animal au milieu du bourg, et à voir les femmes se sauver et les gamins quitter leurs vestes. Toutes les villes ont leurs arènes, et le nombre considérable de spectateurs que peuvent contenir la plupart de ces cirques, est une preuve manifeste de la popularité des corridas. Je laisse de côté les villes de premier ordre, dont il n’est pas surprenant que les cirques renferment plusieurs milliers de places ; mais sait-on que huit mille hommes assis peuvent tenir dans la plaza d’une petite ville comme Caceres ; neuf mille dans celles de Calatayud et d’Algésiras ; dix mille dans celles de Logroño, de Gandia, de Salamanque ; douze mille cinq cents dans celle de Puerto Santa Maria, près Cadix, et dix-sept mille dans celle de Vittoria, qui n’a pas le double d’habitants ?
Quelque avis que l’on professe donc sur l’importation en France des courses de taureaux, – le mien est simplement que la France fera bien de continuer à jouer aux boules, – il faut reconnaître que la corrida n’est pas près de disparaître en Espagne, et que les Espagnols sont merveilleusement « nés » pour ce jeu-là.
Cette considération, l’attrait de paysages nouveaux, le désir d’étudier de près et sur place le système d’élevage, infiniment moins connu, chez nous, que la suite scénique des courses de taureaux, me firent accepter avec empressement l’invitation d’un des propriétaires d’une ganaderia célèbre, D. Luis de Ybarra.
Nous partons de bonne heure, mon compagnon de route et moi, par le chemin de fer de Séville à Cadix, et nous nous arrêtons à une petite station située à vingt kilomètres, Dos Hermanas. Notre hôte nous attend sur le quai, et nous introduit aussitôt dans un parc planté d’eucalyptus, d’orangers, de fleurs de toute sorte, et au milieu duquel ont été bâties trois jolies maisons de campagne, la sienne et celles de deux de ses frères. MM. de Ybarra, – dont le père était de Bilbao, – ne sont pas seulement des éleveurs renommés : ils dirigent une banque ; ils ont de grands intérêts dans une compagnie de navigation de Séville à Bordeaux ; ils exploitent de vastes domaines, qui produisent en abondance des grains, des oranges et des olives. Nous admirons, dans un coin du jardin, un lot d’olives cueillies, déjà mises en baril, et dont il ne faut que soixante pour faire un kilogramme. Il paraît que tout à l’heure nous verrons les arbres qui produisent ces fruits exceptionnels.
La voiture est attelée, et, au grand trot de quatre chevaux, nous traversons le bourg de Dos Hermanas, des rues très propres, bordées de maisons soigneusement peintes en blanc et en bleu clair, et dont la population a l’air tout particulièrement active et aisée. La route, assez plate, s’enfonce dans une région labourée, çà et là plantée d’oliviers en lignes ; nous la quittons bientôt, et l’attelage coupe au milieu des champs, vers le sud. Les roues creusent le sol, se relèvent, retombent, sans que le trot se ralentisse.
– Vos voitures de Paris ne résistent pas à ce régime, me dit M. de Ybarra ; j’en ai fait l’expérience : il nous faut un type d’une tout autre puissance… Nous ne sommes qu’au début, d’ailleurs, et vous verrez, plus loin, par où nous pouvons passer.
Après dix kilomètres, nous arrivons à la hacienda de Bujalmoro, un grand quadrilatère de murs, posé à découvert au milieu des labours. À l’intérieur s’ouvrent, de deux côtés, les bâtiments de la ferme, et au fond les appartements du maître, protégés par un cloître et dont les murs sont revêtus de faïences. Des poteaux de téléphone partent de là dans deux directions, et relient la hacienda avec la maison de Séville et avec la ganaderia vers laquelle nous allons.
Les chevaux reprennent le trot, et je sens venir un paysage. Joie des yeux, joie de toute l’âme, je vous devinais déjà ! Les guérets sont finis. Nous roulons sur l’herbe brûlée d’une prairie, tachée, çà et là, de touffes pâles d’aloès, et que barre en avant une ligne de maquis. Derrière les bois, que ce doit être beau ! Toute la terre descend, d’une inclinaison uniforme et lente, vers le fleuve lointain ; une vallée va s’ouvrir, et, comme un fruit qui pend sur la crête d’un mur, laisse paraître un peu de sa lumière entre deux pointes d’arbres. Les chevaux se jettent dans un marais où ils ont de l’eau jusqu’au poitrail ; ils remontent la berge ; ils entrent dans la brousse. C’est un communal entièrement désert, inculte et délicieux. Tout à coup, parmi les branches emmêlées des lentisques, j’aperçois deux cornes et un œil noir. – Un taureau !
M. de Ybarra regarde un moment, car il n’est pas bon de rencontrer de ces taureaux solitaires, vaincus dans le combat, chassés du troupeau, et si dangereux qu’on publie dans les villages, après l’office, le nom des quartiers qu’ils habitent. Heureusement mon taureau n’était qu’une vache égarée, qui lève à notre passage sa tête fine et sauvage, entièrement noire, et ne manifeste à notre égard aucune intention mauvaise. Après le maquis, un bois d’oliviers géants, appartenant au domaine, et ceux-là mêmes dont nous avons admiré les olives à Dos Hermanas, puis la vallée, la plaine qui n’a plus de rives, des prairies sans haies, sans fossés ni barrières, qui baissent toujours, jusqu’à se perdre dans le bleu, et Séville à l’horizon, lumineuse, dentelée, orientale, avec sa Giralda qui porte à son sommet une aigrette de rayons. Nous sommes dans l’océan d’herbes. Le soleil fait trembler les lointains. Devant nous, des lueurs longues de marais, au-dessus desquels tournent des vols d’oiseaux.
Sur la gauche, s’élève une hacienda rose, carrée comme la première. Nous y courons.
C’est San José de Buenavista, qui appartient à l’un des frères de notre hôte d’aujourd’hui, D. Eduardo de Ybarra. Le nom du domaine est écrit en lettres de faïence au-dessus de la porte d’entrée. La maison de maître, occupant une des ailes du quadrilatère, peut passer pour un modèle de ces rendez-vous élégants de la prairie sévillane, où affluent, deux ou trois fois l’an, les invités de l’aristocratie et les professionnels conviés aux fêtes de l’élevage, que je dirai tout à l’heure : beaucoup de chambres claires, une tour pour découvrir au loin Séville et la plaine, une grande salle à manger, et partout, sur les murs, des souvenirs de sport ou de réunions mondaines, des affiches de courses, des diplômes de concours agricoles, des ombrelles et des éventails déployés représentant des scènes de toreo, des croquis à l’aquarelle de jolies femmes de Séville, des séries de gravures anglaises, des têtes de taureaux célèbres, provenant de la ganaderia de Ybarra. Nous déjeunons à l’espagnole, – ce qui veut dire fort bien quoi qu’on en ait dit, – dans la salle à manger, dont toutes les chaises portent gravée sur le dossier cette légende : « Je suis au service de San José de Buenavista », puis nous sortons rapidement, car nos chevaux de selle nous attendent dans la cour.
Ils sont tenus en main par des vaqueros et leur chef, le conocedor, hommes de la prairie, maigres et nerveux, coiffés du chapeau à larges bords, vêtus d’une veste courte et d’un pantalon de cuir, doublé de peau de chien découpée à l’endroit où le genou presse la selle, et d’où pendent, le long de la jambe, des houppes de lanières de cuir. Ils n’ont pas pris, aujourd’hui, leurs piques, leurs garrochas dont je vois tout un râtelier garni dans la chambre du chef. Ils montent à cheval avec nous, et, à peine avons-nous franchi la porte, que nous partons au galop, en peloton serré, vers un groupe d’animaux que nous apercevons à deux kilomètres en avant. Ce ne sont pas des taureaux, mais des bœufs dressés à la conduite des taureaux, des cabestros. Nous nous arrêtons à quelques pas d’eux.
– Remarquez, me dit M. de Ybarra, que nos cabestros ont presque tous le pelage très clair. Nous les choisissons de robe pâle.
– Et pourquoi ?
– Parce que nos bêtes de course font toujours de nuit le trajet de la ganaderia à Séville, et qu’il est bon que nos hommes, dans les chemins, puissent distinguer un bœuf dressé d’avec nos taureaux, qui sont généralement de pelage sombre.
À ce moment, nous mettons nos chevaux au pas, nous pénétrons de l’autre côté d’une barricade de pieux et de perches qui remonte, à notre gauche, indéfiniment, et nous sommes dans le pâturage des grands taureaux prêts pour la course, armés à point pour éventrer les chevaux et supporter les coups de lance. Ce n’est plus l’heure de galoper. J’observe même que le conocedor et M. de Ybarra, qui nous encadrent mon compagnon et moi, et marchent aux deux ailes, ont l’œil constamment aux aguets, et cherchent, dans le troupeau, pour voir si aucun animal ne s’inquiète de notre présence et ne se prépare à charger. Car il est extrêmement difficile d’échapper, même avec un bon cheval, à la poursuite d’un taureau de course. Si la Cour de cassation avait eu la fantaisie de procéder à ce qu’on appelle, en procédure, une descente sur lieux, et qu’elle eût visité, – même sans robes rouges, – la ganaderia de Ybarra, je crois qu’elle eût hésité à déclarer le taureau espagnol animal domestique. Ils sont là une centaine de taureaux de cinq à six ans, la plupart debout dans les hautes herbes sèches qui leur montent jusqu’au ventre, les pieds de devant rapprochés, la tête superbement levée, les cornes en plein ciel faisant un arc superbe. Le type est tout différent de celui de nos taureaux, plus long, plus grand, plus nerveux et surtout plus fier. On sent une bête rapide. Les Espagnols la disent noble au-dessus de toutes les autres, sans excepter le lion. Elle ne frappe pas un ennemi mort, – et j’ai vu, en effet, des toreros renversés, demeurer immobiles, couchés sous les naseaux du taureau qui les flairait. Elle n’attaque pas par derrière, traîtreusement, et ceux qui ont assisté aux corridas se souviennent que les picadors, si leur adversaire a refusé le coup de pique, font volte-face, et s’écartent sans être poursuivis. Le danger, c’est que le taureau se croie provoqué, et, sans doute, il est facile de lui fournir un prétexte, car nous manœuvrons prudemment, contournant les groupes, sans approcher d’aucun à moins de soixante ou quatre-vingts mètres.
– Au printemps, me dit le conocedor, les taureaux, qui vivent toujours séparés des vaches par d’énormes distances, se battent furieusement. La prairie sonne de leurs mugissements, comme un rivage de mer.
– Vous n’intervenez pas ?
Il se met à rire, et répond avec un hochement de tête :
– Comment voulez-vous que nous séparions des bêtes pareilles !
Et je comprends que les vaqueros ne sont pas les maîtres de leur terrible bétail, et que les vrais gardiens seraient plutôt les cabestros dont je reparlerai tout à l’heure. L’endroit est bon pour interroger, l’heure propice : nous faisons un grand détour, au pas, dans l’herbe qui assourdit le bruit des foulées de nos chevaux, et les grandes têtes levées des taureaux, une à une, à mesure que nous nous éloignons, s’abaissent vers le pâturage. Je multiplie mes questions au conocedor et à M. de Ybarra, et voici ce que j’apprends.
Tous les troupeaux d’une ganaderia vivent en liberté, hiver comme été, sans connaître jamais l’étable. À l’âge de dix mois, les jeunes taureaux sont séparés de leurs mères. À un an, ils sont marqués au fer rouge. C’est le herradero, l’occasion d’une première fête. La bête est terrassée ; on lui imprime sur la cuisse le chiffre du propriétaire ; on met un peu de boue sur la blessure ; on coupe le bout de l’oreille, et le taureau s’échappe au galop dans les prés. Il faut six hommes pour abattre et maintenir un taureau bravo de douze mois.
Vers l’âge de deux ans, taureaux et génisses subissent l’épreuve du courage, l’essai qui va décider de leur vie ou de leur mort, la tienta. Tout le Séville élégant et beaucoup d’amateurs du peuple se transportent dans les ganaderias. Pendant deux ou trois jours, les équipages, les cavaliers, les groupes de promeneurs sillonnent un coin de la prairie. On va essayer les taureaux ! Pour eux, cela se fait en champ libre. Un vaquero à cheval, la lance en arrêt, marche sur l’animal. Celui-ci lève les cornes, creuse le sol avec ses pattes de devant, et fond sur le cavalier. Très souvent l’homme roule à terre, et le cheval est tué. Mais le taureau a reçu la pointe de la lance au défaut de l’épaule. S’il résiste à la douleur, s’il revient trois fois de suite à la charge, soit contre le même gardien, soit contre un autre, il est bravo, il est noble, il est digne de figurer dans les courses futures, mais à une condition, qui est bien curieuse : c’est qu’on l’ait attaqué du côté opposé à celui où se trouve son herbage ordinaire. Car, disent les Espagnols, quelle bravoure vulgaire que celle d’un taureau à qui on barre la route de son pâturage, et qui veut y rentrer ! Au contraire, le taureau qui a en face de lui le libre horizon, qu’on menace de ce côté, qui ne veut pas supporter cette contrainte, qui se jette sur l’homme, sans autre raison que sa fierté blessée, voilà le vrai taureau de course, le seul qui saura lutter avec honneur dans les arènes de Séville ou de Madrid !
Les génisses subissent l’épreuve en champ clos, dans de petits cirques, les uns en planches, les autres, tel que celui que j’ai vu à San José de Buenavista, construits en maçonnerie, ornés de faïences de couleur et garnis de gradins pour les spectateurs. M. de Ybarra me disait qu’il perdait quelquefois sept ou huit chevaux dans une tienta de ce genre. Les jeunes bêtes sont introduites dans l’arène. Elles sont petites, nerveuses, presque toutes noires ou noires et blanches, avec une tête fine et des cornes effilées ; elles ressemblent à des vaches bretonnes qui seraient perpétuellement en colère. Apercevant l’homme, elles se précipitent sur lui, et sont reçues à la pointe de la lance. Pour être déclarées braves, elles doivent être vraiment d’une férocité extraordinaire, et se jeter trente fois de suite au-devant de l’ennemi, et supporter la douleur de trente blessures.
Alors seulement elles seront admises à perpétuer la race de la ganaderia, et feront partie du troupeau. Tous les autres animaux, lâches ou à moitié braves, taureaux ou génisses, seront envoyés à la boucherie, et tués d’un coup de poignard.
L’heure de la course n’a pas encore sonné pour le taureau. Il grandit en liberté ; on l’appelle utrero jusqu’à trois ans et demi, cuatreno aux approches de quatre ans, toro après quatre ans : mais il n’est guère admis aux arènes, il n’a toute sa puissance et tout son développement qu’entre cinq et six. À ce moment le propriétaire le vend aux entrepreneurs de corridas, pour un prix qui varie entre huit cents et deux mille cinq cents francs. Les bons taureaux de Veraguas, – la plus fameuse ganaderia d’Espagne, – ne valent jamais moins de deux mille francs. Si on veut bien se souvenir qu’il y a toujours six taureaux de combat, et deux espadas, dont chacune est payée cinq ou six mille francs, on jugera des frais qu’entraîne une course espagnole.
C’est ici que les cabestros entrent en scène. Il m’a fallu venir en Espagne pour apprendre que les bœufs sont des animaux très intelligents. Ils sont même rusés, malgré leurs lourdes allures et leur apparente bonhomie. Comment séparer les taureaux vendus et destinés à la course de demain, d’avec le reste du troupeau ? Comment les conduire du pâturage jusqu’aux arènes, quand il y a trois, cinq, dix lieues de campagne, et de chemins, et de faubourgs à traverser ? Les hommes ne le pourraient faire seuls : les cabestros s’en chargent. Ils sont dressés à obéir à la parole et au geste ; ils comprennent « à gauche ! », ils comprennent « à droite ! » ; ils devinent ce qu’on demande d’eux. Lorsqu’un vaquero leur a désigné un taureau, on les voit s’en aller vers lui, cinq ou six ensemble, au petit trot, dandinant leur sonnette fêlée, entourer l’animal un peu surpris, le pousser amicalement, de la tête ou de la croupe, – ce qui leur vaut, de temps à autre, un coup de corne, – l’écarter peu à peu, l’entraîner avec eux dans une direction qu’ils savent. Si leur élève très peu docile prend le large et s’enfuit, ils galopent après, et le ramènent jusqu’à une avenue bordée de pieux qui aboutit à une enceinte. Là ils redoublent de moyens de persuasion, s’engagent dans la souricière, rassurent par leur exemple leur compagnon qui se méfie, et, tout à coup, se trouvent prisonniers avec lui, car une barricade, rapidement manœuvrée, leur a fermé la retraite. Prisonniers, oui, mais pas pour longtemps. Ils ont une habileté rare pour revenir à petits pas, d’un air innocent, vers la porte, guetter le moment où elle s’entr’ouvre, l’ouvrir un peu plus, juste autant qu’il faut, du bout des cornes, et prendre la clef des champs, en abandonnant le taureau. Ils recommencent ce manège six ou sept fois, et on attend la nuit.
Cette nuit est la dernière avant la corrida. À onze heures ou minuit, dans le grand calme de la prairie, trois vaqueros à cheval, armés de la lance, font sortir ensemble de l’enceinte les cabestros et les taureaux, et, l’un d’eux prenant la tête du peloton, les deux autres suivant, ils s’élancent à grande allure, au galop le plus souvent, par un chemin traditionnel, qui constitue une servitude de passage sur les héritages ruraux, et qui se nomme « le chemin des taureaux ». L’homme de tête crie : « Apartarse ! Écartez-vous ! » Les rares passants de la nuit s’effacent dans les fossés ou derrière les arbres, et la troupe effrayante continue, et la poussière retombe, et le martèlement des lourds sabots galopant sur la terre diminue et s’efface.
On peut voir encore ces cabestros avant la course, à onze heures du matin, quand les taureaux inquiets sont réunis dans les cours, derrière la plaza, et qu’il s’agit de faire entrer ces derniers chacun dans sa cellule. Le public est admis, moyennant un petit supplément, à ce spectacle curieux de l’apartado. Et j’ai observé là cette même intelligence des situations, cette insigne fourberie, cette adresse à se tirer d’affaire en laissant le taureau prisonnier, que me décrivait M. de Ybarra, tandis que nous quittions lentement la réserve des bêtes de course.
Le soleil commençait à baisser. Nous visitâmes encore le quartier des taureaux de deux ans, et celui des jeunes veaux, qui paissaient en compagnie d’une foule de petits ânes gris. Puis ce fut le retour, la douceur d’une route déjà familière, qui permet à l’esprit plus libre de mieux s’abandonner à la beauté de l’ensemble. Nous allions dans la lumière pure, sur l’herbe sans chemins, vers Séville qui grandissait. Quand nous atteignîmes la limite de la prairie, derrière la première haie de saules, j’aperçus une halte de chasseurs. Deux jeunes hommes à cheval, vêtus de clair comme les vaqueros, se tenaient dans l’ombre d’un arbre, et autour d’eux douze grands lévriers blancs, couchés ou debout, la langue rose pendante, le museau fin levé vers nous, et tels qu’on les figure dans les vieilles tapisseries, se reposaient, attentifs au geste de leurs maîtres.
Un coup de chapeau, et nous passâmes, laissant la grande prairie bleuir derrière nous.