XXVIII Un beau dimanche à Séville

Ce matin, accompagné d’un Français qui habite Séville, et qui la connaît merveilleusement, je pars à l’aventure. Nous sonnons à la grille d’une très jolie maison située dans une toute petite rue. Vous n’ignorez pas que c’est une mode arabe, et une mode commandée par le soleil, de construire de vrais palais dans des ruelles extrêmement étroites et souvent très tournantes, mais peut-être ne savez-vous pas que ces maisons, qui paraissent ouvertes, sont, au contraire, jalousement gardées. À travers la grille, très fine et ouvragée, on aperçoit la cour, des fleurs, des portes. Mais elle n’obéit pas pour un coup de sonnette, cette grille légère ! Une servante apparaît, à l’une des fenêtres, en face, et invariablement demande : « Qui êtes-vous ? » Il faut répondre et dire ensuite ce que l’on veut. Puis la domestique disparaît, s’informe, et ne laisse franchir le seuil qu’après autorisation. Le système du cordon est tout à fait inconnu. Mon ami avait des intelligences dans la place : nous entrons.

– Voyez, me dit-il, la cour est pavée de marbre, les murs sont revêtus de marbre, les colonnes qui forment cloître au rez-de-chaussée et qui soutiennent l’étage sont de marbre également. Vous avez ici le modèle des maisons sévillanes. Elles ne sont jamais occupées qu’à moitié. En hiver, on habite le haut. En été, on s’installe en bas. Il y a deux cuisines, deux salons, double série de chambres.

Nous allons à gauche, en effet, au fond de la cour, et nous trouvons la cuisine d’été, ouverte aux deux extrémités, simple passage où les courants d’air doivent abonder, entre le patio et une sorte de jardin minuscule où pousse un pied de vigne de Malaga. Au milieu des dalles de marbre du patio s’élève un bananier. Ses feuilles se tendent comme des ombrelles jusqu’aux murailles. À mi-hauteur, la fleur pend, superbe, unique, mélange de pourpre violet et de vermillon. C’est un arbre condamné, puisqu’il a fleuri. Dans un autre angle, mon ami attire à soi une sorte de volet caché dans l’épaisseur du mur, et je vois un filet d’eau vive traversant une vasque blanche. C’est là qu’on prend la provision d’eau du ménage. Celle dont on n’a pas besoin disparaît sous terre, et passe aux maisons voisines.

Nous sortons du palais, et nous passons à travers les rangs de boutiques d’un des marchés. Bien pittoresques, bien colorés, ces marchés de Séville, avec les premiers paniers de grenades qui arrivent de la plaine, les étalages de potirons à coque verte et rugueuse, les magasins de fleurs, les guirlandes d’oignons mordorés ou roses, les mannequins de poissons, au bord desquels brille toujours une petite bougie, pour que la lueur de la flamme sur les écailles fasse paraître la marchandise plus fraîche et comme vivante. Plus loin, ce sont des étourneaux, par centaines, pendus à des ficelles, des macreuses, des canards, des perdrix. Je demande quelques prix. J’apprends que les perdreaux valent de deux francs cinquante à trois francs la couple, un lièvre deux francs cinquante ; que le poisson est pour rien. En revanche, les aliments les plus ordinaires et les plus nécessaires se vendent à un prix relativement élevé, ce qui explique la misère et l’anémie de la population de Séville. Le pain de première qualité coûte soixante-quinze centimes les douze cents grammes, les pommes de terre dix francs les quarante-six kilos, le beurre frais dix francs le kilo, et le beurre salé, qui vient de Danemark, cinq francs. Le vin, qui vaut trois sous le litre, à la campagne, est frappé de cinq sous de droits d’octroi, et la barrique paye cinquante-cinq francs. Le lait, enfin, monte à douze sous le litre.

Autour de nous, dans les rues voisines, s’en vont justement des vaches conduites par un paysan. Elles se rendent à une étable en plein vent, où les clients se présenteront et feront tirer le lait devant eux. De tous côtés trottent des files de mulets blancs, à têtières ornées de pompons jaunes et rouges. Les hommes qui les montent sont coiffés du large chapeau à bords plats. Ils sont presque tous élégants, maigres et rasés.

Nous touchons aux faubourgs. Sur les places, aux coins des rues, les enfants jouent, devinez à quoi ? Aux courses de taureaux. Le plus grand de la bande, le plus fort, se met sur la tête une planchette armée en avant de deux vraies cornes, et se précipite sur ses camarades, qui l’écartent avec un chiffon ou avec leur veste, ou même avec la chemise qu’ils ont quittée. L’espada se tient en arrière, très digne, avec son épée de bois, et sacrifie la bête féroce au moment voulu, d’un coup magistral entre les deux épaules. Voilà la première école des toreros, et l’une des explications de la passion des Espagnols pour les courses : elle est née avec eux, elle a déjà sa très grande place dans leurs jeux d’écoliers.

Après cela, une nouvelle académie s’ouvrira pour eux. Nous en sommes tout près. C’est une dépendance de l’abattoir municipal. Là, dans un cirque de planches, orné d’une inscription sur la rue, Escuela taurina, les jeunes amateurs peuvent s’instruire, chaque matin, pendant plusieurs mois, dans le plus noble et le plus lucratif des arts. Les veaux d’un an ou deux, les novillos destinés à la boucherie leur sont livrés, et un professeur, qui est, je crois, une espada malheureuse, leur apprend les secrets du métier : « Prends garde ! celui-ci a l’œil gauche mauvais, il donne de la tête à droite ; celui-là est un brave animal, tout franc, n’hésite pas ; cet autre a les deux pieds de devant fixes, le mufle bas, le défaut de l’épaule bien découvert, c’est le moment de frapper ! » Mon ami me raconte que, l’hiver dernier, le professeur daigna lui dire : « Vous êtes un homme sympathique, monsieur, je sais que vous faites partie du cercle des Taureaux ; s’il vous plaît de tuer, de temps en temps, un jeune veau, avant le déjeuner, nous sommes tout disposés à vous en offrir le moyen. » La proposition était bien engageante. Mon ami remercia, et s’excusa sur ses nombreuses affaires.

De là, nous pénétrons dans l’abattoir proprement dit. C’est une vaste cour carrée, entourée de cloîtres. Les curieux sont arrêtés par une grille qui ferme une des ailes de ce cloître. Il y a là une vingtaine de personnes, arrivées avant nous, et dont la présence annonce qu’un spectacle quelconque se prépare. Je devine trop bien lequel. Je reste malgré l’instinctif frémissement que donne un pareil soupçon. Rien autre chose pourtant ne présage une tuerie. Pas un homme ne se montre sous les arches de pierre, que chauffe le soleil ardent de dix heures du matin. Je remarque seulement qu’à chacun des piliers, à la hauteur d’un mètre cinquante environ, est scellé un gros anneau de fer, et qu’au milieu du cloître qui fuit devant nous, des poteaux de bois se dressent, de distance en distance. Quelques minutes s’écoulent. Puis un grand bruit de piétinements, de beuglements de bêtes et de cris d’hommes retentit. À travers la cour, quatre-vingts animaux, fouettés, dirigés à coups de lanières, se précipitent vers l’entrée du cloître et s’y engouffrent, sautant de peur les uns par-dessus les autres et galopant à toutes jambes. C’est un grouillement de cous, de têtes, de croupes velues, qui heurte la grille et se répand dans l’allée couverte.

En un clin d’œil, une vingtaine de jeunes bouchers, qui tiennent à la main une corde roulée, se sont postés au pied de chacun des piliers. Ils attendent au passage le bétail affolé, choisissent leur victime dans le tas, jettent le nœud coulant sur les cornes, tirent la corde et l’accrochent, soit à l’anneau de fer, soit au poteau de bois : une vache, un bœuf, un taureau, est ainsi arrêté et immobilisé au milieu du torrent de bêtes beuglantes qui continuent leur course. Alors, d’autres hommes, presque des enfants, découplés et agiles comme des Andalous, se faufilant parmi le troupeau, évitant je ne sais comment les coups de cornes et de pieds, s’approchent des animaux prisonniers, et, par derrière, d’un coup rapide, enfoncent dans la nuque un poignard triangulaire. Ce n’est qu’un geste. On n’entend pas une plainte, on ne voit pas une goutte de sang. La bête tombe, inerte, et la peau de son poitrail, qu’une piqûre de mouche, tout à l’heure, faisait plisser tout entière, n’a pas même un tressaillement. En dix minutes, j’ai compté soixante-dix-huit bêtes gisant sur le sol du cloître. Cependant, deux grands bœufs, l’un noir et l’autre roux, restaient vivants dans ce lieu de carnage. Ils levaient la tête très haut, comme s’ils comprenaient le danger. Le roux fut garrotté plus étroitement, et, bien qu’il se débattît, tomba sous le poignard. Le bœuf noir demeura seul debout. Les cordes n’avaient pas la force de plier sa belle tête nerveuse et irritée. Les bouchers les plus grands n’arrivaient pas à la hauteur de son échine. Il fallut le prendre par surprise. Ses yeux se dirigèrent un moment vers son camarade mort à ses pieds, il baissa la tête de lui-même pour le flairer, et à l’instant même le bruit mou de sa chair affaissée, roulant sur la terre, éveilla un dernier écho entre les murs de cette cour sinistre.

J’avais besoin de retrouver l’air libre et des visions plus gaies. Mon ami me ramena vers le vaste champ d’herbe, que divisent de larges allées plantées d’arbres, et qui se nomme le prado San Sebastian, tout à côté de la manufacture de tabac. En cet endroit se tient, les 18, 19 et 20 avril, la foire aux bestiaux, qui n’est pas une simple exposition de moutons, de chevaux, de bœufs, de mules et de porcs, mais, de plus, l’occasion de la fête la plus populaire et la plus drôle de Séville. Manquer la feria, aucun malheur n’est comparable à celui-là. Pour briller à la feria, on fait des économies toute l’année. Les jeunes filles et les jeunes femmes y montreront les toilettes nouvelles. Les jeunes gens y viendront avec leurs équipages à l’andalouse, c’est-à-dire avec des chevaux dont les harnachements sont garnis de pompons et de franges de laine, et dont la queue est tressée de rubans assortis, tantôt verts, tantôt violets, tantôt rouges, d’un goût rare et étincelant. Les plus distinguées et les plus riches des familles sévillanes doivent toutes avoir sur le champ de foire, le long des avenues, une cabane de bois ou de toile. Les plus belles de ces casillas se louent trois cents francs pour trois jours, les autres cent cinquante francs. Toutes sont ainsi distribuées : un perron de deux ou trois marches, une petite terrasse, un salon, une salle à manger et une cuisine. On quitte sa maison la veille de la feria, on fait meubler la casilla de tapis, de tentures, de glaces et de l’indispensable piano. Puis la famille s’y installe. On se rend visite. Les jeunes filles, en mantilles blanches, se promènent sur l’estrade, jouent du piano ou de la guitare en public, ou dansent des danses sévillanes. Et la foule applaudit, criant : « Viva la gracia ! Que bella ! Que guapa ! »

Je n’ai pas perdu mon temps, car il est un peu moins de onze heures du matin. J’entends les cloches de la Giralda qui sonnent, et je cours vers leurs volées claires.

La Giralda, la grande tour carrée, toute rose, qui domine la cathédrale, est bien le plus joli monument de Séville. Notez, de plus, qu’elle est douce d’accès et point essoufflante. On monte au sommet de la tour non par un escalier, mais par un plan incliné.

Le carillon, au-dessus de moi, tinte de plus en plus fort. Par les fenêtres, j’aperçois les toits des maisons larges comme des cartes à jouer, et les habitants qui traversent les rues ont l’air de fourmis noires dans une allée sablée. Enfin, me voici dans la galerie à jour où douze cloches, trois sur chaque façade, annoncent à Séville qu’une procession va sortir. Jamais je n’oublierai l’impression troublante qui s’empara de moi à ce moment. Songez que chacune des cloches est placée en travers d’une fenêtre, et qu’elle peut tourner librement autour de son pivot, aidée, dans ce mouvement de rotation complète, par un très gros contrepoids surmontant la coquille d’airain et fait en forme de massue ou de marteau. De la sorte, elle dépasse, à chaque volée, l’embrasure de la fenêtre, allongeant à l’air libre tantôt son contrepoids, tantôt sa large bouche retentissante. Un homme l’actionne avec une corde. Mais la corde est bientôt enroulée autour du pivot, comme sur un treuil ; il n’en reste que cinq ou six brasses ; bientôt il n’en reste plus que deux ou trois. Et voici ce que j’aperçois à droite, à gauche, devant moi. Les sonneurs se laissent emporter au bout de la corde, ils sont enlevés comme des plumes ; ils posent le pied sur trois petites pédales superposées, piquées dans l’angle de la muraille, le long de l’ouverture béante ; ils montent jusqu’à la cloche ; ils n’ont plus qu’un mètre de corde entre les mains : alors, ils se lancent dans l’espace, leur poids arrête la masse de bronze, la fait tourner en sens contraire, et ils retombent sur le sol, tandis que la corde se dégage, puis s’enroule de nouveau. Quelques-uns, d’une plus superbe audace, font encore mieux. Ils sont emportés verticalement, jusqu’au sommet de la fenêtre où tourne la cloche, et, au moment où celle-ci revient du dehors, toute frémissante, ils ouvrent les jambes, ils se campent à cheval sur le calice évasé du métal, brisent ainsi son élan, et redescendent en la faisant retourner sur elle-même. C’est un spectacle tragique. On se dit qu’il suffirait qu’un de ces hommes fût trop peu lourd, ou qu’il manquât d’enfourcher cette monture terrible, pour que, entraîné par elle, il fût précipité d’une hauteur vertigineuse. La chose est arrivée. On m’a conté qu’il y a huit ans, un enfant de quatorze à quinze ans, sonneur d’une église de Séville, passa par-dessus sa cloche et fut lancé dans le vide. Il tomba… mais, admirez cette Providence, il tomba sur la grosse caisse d’une musique qui défilait processionnellement. Un ex-voto rappelle encore ce fait prodigieux. Je ne garantis pas l’authenticité de l’histoire. Afin de la rendre plus vraisemblable, celui qui me la disait ajoutait que la grosse caisse avait beaucoup souffert.

Pour trois heures de l’après-midi, les affiches posées sur les murs annonçaient une course de novillos. Ce n’est pas aussi imposant qu’une course de taureaux, mais je m’y rendis tout de même. Les arènes de Séville sont parmi les plus belles d’Espagne, construites au bord du Guadalquivir, en pleine ville : je voulais les voir, et voir surtout le public de cette course toute populaire.

Il est moins coloré que ne le proclament les livres romantiques et les estampes. Peu de mantilles, peu de cigarières évanouies tombant sur leurs voisines, pas de robes couleur d’orange mûre, mais une foule étoilée de plus de points éclatants que dans nos pays, plus nerveuse, qui se mêle intimement au drame du cirque, et conseille les toreros. Ceux-ci sont de simples apprentis, vêtus de costumes fanés. Le bétail est de second ordre également : de jeunes taureaux de deux ans, qui arrivent furieusement, chargent un cheval ou deux, frémissent sous la piqûre de la lance du picador, et n’y reviennent plus. À la troisième blessure que les cavaliers leur ont faite, ils ont une peur affreuse. Ils se sauvent dès qu’ils aperçoivent un cheval ; ils refusent la lutte, et l’on voit une sorte de poursuite ridicule autour de l’arène : les picadors, puis les espadas cherchent à rejoindre l’animal et n’y parviennent pas. Enfin, lorsque, de fatigue, la pauvre bête s’est arrêtée, le torero la manque invariablement, et, à chaque coup d’épée, elle repart, beuglante. Le public est vite las de ces maladresses successives, et siffle furieusement. Après le quatrième taureau, le tapage devient tel que les professionnels commencent à quitter l’arène. Plus de banderilleros, plus de picadors. Un gamin de douze ans saute par-dessus les barrières, se jette à genoux, tragiquement, devant la loge du président, et demande par gestes qu’on lui accorde la faveur de tuer le cinquième taureau, à la place de ces faux artistes qui se dérobent. Le président refuse. L’enfant insiste. Pendant cette scène, un grand Andalou, maigre et rasé, s’en va sournoisement poser, derrière l’unique torero demeuré dans la plaza, un petit joujou fabriqué avec une courge figurant le corps du taureau et des baguettes de bois représentant les quatre pattes. Deux cigares font les deux cornes. La foule éclate de rire. La pauvre espada menace l’insolent d’un coup de rapière, et se retire. Le cirque est abandonné par toute la cuadrilla. C’est le signal d’une scène curieuse. L’enfant s’est mis debout. Il restera, malgré l’ordre du président, s’exposant ainsi à la prison. Deux camarades, puis dix, vingt, cinquante, sautent les barrières et courent le rejoindre. Le cinquième taureau se lance au milieu de cette bande de jeunes gens dont l’aîné n’a pas vingt ans, et qui, enlevant leurs vestes, s’en servent comme de manteaux pour écarter l’animal. En cinq minutes, la bête poursuivie, tirée par la queue, empoignée par les cornes, tombe à terre pour ne plus se relever. Quelqu’un m’explique qu’elle a été tuée par ordre du président, d’un coup de ce fameux poignard triangulaire dont j’ai parlé. Puis le toril s’ouvre de nouveau, car une course, sous aucun prétexte, ne saurait être interrompue, et le dernier taureau se précipite, non plus au milieu de cinquante enfants, mais au milieu de trois cents personnes qui ont envahi la plaza, et dont une vingtaine, par bravade, se sont couchées à l’entrée même du couloir. Cette fois, il va sûrement y avoir mort d’homme. Eh bien ! non, tous les coups de cornes sont évités, personne ne tombe. Quelqu’un saute sur le dos du taureau, et, après une minute de galop, la bête roule à terre.

Si les courses d’Espagne ressemblaient toutes à celle-là, elles n’auraient guère de défenseurs. Ce n’est plus un jeu solennel et noble, c’est une boucherie répugnante et une école de cruauté dangereuse.

Le soir de ce même jour, qui fut vraiment un beau dimanche, une surprise nous attendait, un spectacle d’une élégance rare et parfaite. Dans le salon d’un Français, M. de C…, trois jeunes filles de la société de Séville avaient bien voulu accepter de danser et de chanter devant nous les danses andalouses. Ce que j’avais vu, soit au café de la Pez à Madrid, soit à Séville même, dans la fameuse rue de Las Sierpes, ne m’avait donné aucune idée de ce que je vis ce soir-là.

Mesdemoiselles Elena et Pépita S., et Adelina B… étaient toutes trois jolies. Elles avaient apporté chacune trois sortes de mantilles, qu’elles excellaient à poser sur leurs cheveux sombres ou blonds relevés en pointe : la mantille noire, la mantille blanche et celle appelée madroño, du nom de l’arbousier, parce qu’elle a de gros pois pelucheux.

Mademoiselle Elena, en robe de soie bleue, toute petite personne aux grands yeux noirs, jouait de la guitare et chantait. Elle chantait, et aussitôt son visage très rieur prenait une expression douloureuse qui faisait plaisir à voir, car on sentait cette mélancolie passagère, et derrière on devinait le rire de la jeunesse tout prêt à reparaître. Les vers qu’elle disait étaient d’une tristesse amoureuse, comme la plupart des chansons méridionales, par exemple ces deux couplets d’un malagueña : « Depuis qu’une heure a sonné – à cette cloche au son plaintif, jusqu’à deux heures j’ai songé – à l’amour que tu prétends pour moi, – et trois heures m’ont trouvé pleurant. » « Le monde qui me voit rire, – pense que je ne t’aime pas. – Il ignore que pour toi – je souffre tout ce qu’on peut souffrir, – et qu’il me faut dissimuler. » Elle disait encore ce joli quatrain d’une petenera : « Ni avec toi, ni sans toi, – mes maux n’ont de remède ; – avec toi parce que tu me tues, – et sans toi parce que j’en meurs. »

Pendant qu’elle chantait ainsi, s’accompagnant de la guitare, sa sœur, mademoiselle Pépita, en bleu et noir, et mademoiselle Adelina B…, élancée, blonde, souveraine d’élégance, serrée dans un fourreau de soie jaune, dansaient et marquaient la mesure du claquement de leurs castagnettes. Les invités, suivant la mode sévillane, battaient des mains. Entraînées, excitées par ce rythme de plus en plus pressé, les danseuses combinaient des pas, des gestes, des œillades d’un art savant et rapide. Elles s’approchaient l’une de l’autre, s’éloignaient, revenaient, renversaient la tête, se jetaient un regard chargé de langueur ou de défi, s’écartaient de nouveau, puis, la jambe tendue en avant, la taille cambrée, sur un coup de castagnette, s’arrêtaient dans une pose dédaigneuse, prolongée quelques secondes. Par elles, et pour la première fois, je comprenais cette grâce andalouse, qui passe les autres. Et c’était un charme nouveau de voir danser cette danse, un peu orientale et sensuelle, avec une distinction entière et je ne sais quelle retenue virginale.

Je demandai, pendant un repos, à mademoiselle Adelina :

– Vous avez dû avoir beaucoup de succès à la feria, mademoiselle ?

Elle montra quelques jolies dents de plus. C’était vrai : elle avait dansé des malagueñas devant le peuple de Séville, les jours de la grande foire.

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