IX Les deux paysages

En chemin de fer.

Vous m’aviez demandé, mon ami : « Regardez bien ces paysages de Castille dont on dit tant de mal, afin de me les décrire. » Je puis vous répondre déjà. J’ai traversé un coin du Léon et une moitié de la Vieille-Castille ; je sais que la Nouvelle ressemble à celle-ci ; que la plus grande partie de l’Estramadure n’en diffère pas beaucoup. Et il est permis d’affirmer, je crois, en élargissant la question, que, – si l’on excepte les contrées du nord et du nord-est, qui sont pyrénéennes, et l’Andalousie sœur de l’Afrique, pays de contrastes, pays de palmiers et d’œillets rouges au pied des montagnes neigeuses, de roches brûlées et de prairies vertes, – l’Espagne n’a que deux paysages.

Le premier, le moins commun, est la forêt, non pas la forêt de France, faite de chênes, d’ormes, de hêtres élancés, mais le bois clairsemé, le maquis sans routes, planté de chênes-verts aux formes rondes, qui dessinent des courbes sur le bleu net du ciel. Dans la saison d’automne, le soleil a fané la moisson d’herbes poussée entre les troncs des arbres. Il reste des tiges de lis rouges devenues couleur de terre, des touffes sèches de lavande, des chardons de six pieds de haut, si bien branchus, si dignes, si castillans d’attitude, qu’on les prendrait pour des candélabres d’église qui ne seraient jamais époussetés. Mais la verdure des chênes ne change pas. À peine se ternit-elle, à cause de la poussière soulevée par les troupeaux, bandes de porcs noirs ou bruns errants à la glandée, bandes de moutons et de chèvres, que mène, au petit pas, un berger coiffé d’un chapeau pointu, enveloppé d’un manteau de bure traînant sur l’herbe. La forêt, inexploitée, pillée plutôt par les habitants des bourgs voisins, solitaire, sans maisons de garde ni huttes de bûcherons, donne une impression de sauvagerie et d’abandon que ne donnent pas les nôtres.

Parfois, si elle couvre, comme il arrive, un plateau de montagne, elle descend tout à coup la pente d’un ravin, et laisse apercevoir, dans l’ouverture dentelée des chênes-verts, de grands espaces de nuances claires, qui sont les plaines d’en bas, et où l’ombre des collines, les routes, les rochers, sont mêlés et disparaissent dans le poudroiement du soleil.

Dès qu’on sort de la forêt, c’est le grand plateau désolé, pierreux et cependant cultivé. La Vieille et la Nouvelle-Castille, l’Estramadure, presque une moitié de l’Espagne n’est ainsi, au printemps, qu’un vaste champ de blé vert ; en été, qu’un vaste champ de chaume, à l’horizon duquel se profilent, vifs ou brumeux d’arêtes, des cercles de montagnes. Parfois la plaine est tout unie jusqu’à son extrême bord ; les nuages pèsent sur la terre même, et le soleil se lève droit au-dessus d’un sillon. Tristes étendues, dont la Beauce elle-même ne peut donner l’idée. Il n’y a pas d’arbres, mais pas de fermes non plus. Les hommes qui labourent ce sol viennent des bourgs très éloignés l’un de l’autre, bâtis en pierre jaune ou en briques, et qu’on distinguerait à peine de la terre, sans la tour du clocher, rose dans la lumière. Ils arrivent le matin, les paysans de Castille, à cheval sur leurs petits ânes ; ils descendent de leur monture ; déchargent les provisions qu’elle porte dans les deux bâts attachés à son dos, et l’attellent à la plus primitive des charrues : un simple soc de bois muni d’un seul manche, avec lequel ils feront sauter, tant que le jour durera, un peu de poussière fertile et beaucoup de cailloux. Après les semailles, après la récolte, pendant des mois, l’espace, où rien n’est semé que le froment, le seigle et l’orge, demeure sans mouvement, comme un grand miroir craquelé par le soleil. La moindre tache, sur cette nappe d’un seul ton, attire aussitôt le regard : c’est une caravane de mulets noirs, qui passent, pomponnés de rouge, partis dès le matin, à l’heure où, dans les lointains immenses, on commence à voir le village, l’unique village de la plaine, plus petit et plus pâle devant soi qu’une fleur de centaurée sauvage ; c’est un troupeau de bœufs broutant, au ras des pierres qui font de l’ombre, les brins d’herbe échappés à la chaleur de midi ; c’est un simple sentier tracé dans les mottes, par la fantaisie des hommes et des bêtes, ou bien encore une fissure profonde, large de plusieurs mètres, aux bords de boue séchée, par où se sont précipitées, en hiver, les pluies dévastatrices. Bien souvent, il y a moins encore : un petit épervier, poursuivant je ne sais quoi dans cette désolation, glisse et semble porter, sur ses deux ailes fauves, toute la vie de la plaine. Je me suis endormi en chemin de fer, au milieu de ce paysage, que je retrouve au réveil, identiquement le même, comme si de toute la nuit nous n’avions pas bougé. Le proverbe espagnol, d’un mot, dit tout cela : « L’alouette qui voyage à travers la Castille doit emporter son grain. »

Share on Twitter Share on Facebook