XXVII Séville

Je veux cependant le dire pour l’amour de la vérité, devenu, depuis peu, une vertu des voyageurs : Séville n’est pas ce que l’on a prétendu ; elle n’étonne pas ceux qui ont déjà visité plusieurs villes espagnoles, ceux surtout qui ont vu Grenade ou Cadix.

Elle est vivante, mais la plupart des villes du Midi le sont également ; elle a de belles promenades, mais dont les pareilles existent ailleurs ; elle a de jolies femmes, mais toute la race andalouse, et on pourrait presque dire toutes les races espagnoles sont jolies ; elle a enfin son Guadalquivir, profond, resserré, trop étroit pour les grands navires rangés sur deux bords, et cela est moins commun, dans ce pays où les fleuves qui ont de l’eau n’en ont pas assez, d’habitude, pour porter un bateau.

Vous demanderez peut-être : « Et la manufacture de tabac ? » Hélas ! je l’ai visitée, et je connais peu de spectacles qui m’aient laissé au cœur un sentiment plus triste. Savez-vous ce qu’ils font, les guides, en conseillant aux étrangers, qui suivent tous le conseil, de visiter la manufacture de tabac ? Ils commettent, à mon avis, et sans s’en rendre compte, un acte cruel : ils offensent une misère humaine. Vous voyez cet immense palais délabré qui touche au champ de foire ? Un ange de pierre, la trompette à la bouche, est debout au-dessus d’une des portes d’entrée. La légende prétend qu’on entendra la trompette, le jour où une jeune fille vraiment jeune fille passera sous la voûte, pour se rendre à l’atelier. Je ne défends pas la vertu des cigarières, je crois que leur réputation n’est pas, en général, imméritée. Mais, honnêtes ou non, ce sont de pauvres filles, dignes de toute pitié. Vous montez au premier étage. Vous pénétrez, conduit par des contremaîtres dont l’unique fonction paraît être d’introduire les curieux, dans une première salle où sont réunies plusieurs centaines de femmes de tous les âges, surtout des jeunes, assises devant des tables où elles roulent des cigarettes et rognent des enveloppes de cigare. L’atmosphère est horrible, le sol jonché de détritus de tabac. Des vêtements, des châles pendent, en tas multicolores, à tous les angles de la pièce. Et les visages sont pâles, tirés, empoisonnés par l’air vicié. À côté de plus d’une de ces tables, il y a un berceau où dort un enfant au maillot. Des femmes nourrissent leur petit. Quelques-unes sont hardies. La plupart ont le regard triste et mauvais de celles qui souffrent et qui voudraient souffrir sans être l’objet de cette curiosité, insultante par elle-même, alors même qu’elle ne l’est pas pour une autre raison. Et vous ne sortirez de cette salle que pour en voir une seconde toute pareille, où d’autres filles et d’autres femmes, jusqu’à quatre mille dans les temps de presse, gagnent péniblement, en usant leur jeunesse, quelques sous pour acheter leur pain et pour faire un peu de toilette. Car ici, je trouve une note gaie, la seule que puisse donner cette affreuse caserne ouvrière : vous saurez que toute cigarière qui n’a pas dépassé la trentaine se fait coiffer pour deux sous, dans la manufacture même, par une coiffeuse attitrée, et achète chaque jour, si pauvre qu’elle soit, un brin de jasmin, un œillet ou une rose, à l’une des marchandes qui traversent les ateliers. J’ai observé qu’après trente ans, les femmes se résignaient à porter le dahlia, cette fleur lourde et sans grâce…

J’en ai dit assez pour faire entendre que le charme de Séville est moins dans ses monuments que dans les détails de la vie populaire, moins dans l’aspect de ses rues que dans la physionomie de ses habitants, dans la douceur de son climat et la beauté de ses campagnes. J’ai passé toute une semaine, une des meilleures de mon voyage, à étudier la grande ville andalouse, à courir aux ruines romaines d’Italica, à visiter les herbages où s’élèvent les taureaux de course, les forêts de Villamanrique, les marismas du bas Guadalquivir. Parmi ces journées heureuses, j’en choisirai deux ou trois, et je les raconterai.

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