– Grande entreprise. — La forêt ténébreuse. – Orage. – L'arbre à casse. – Le vallon et la cascade. – Changement de scène. – Félix manque de tout. – Il ne peut trouver d'issue ni se garantir de la pluie. – La caverne de la Mort. – Les ossements. - Il se remet en marche.
Si mes lecteurs ont observé la manière dont je vivais et mes différents genres d’occupations, ils ont dû remarquer qu’elles étaient beaucoup plus multipliées à l’approche de l’hiver. Il fallut faire mes récoltes, préparer des salaisons, rassembler des matériaux pour travailler, m’approvisionner de bois sec, pourvoir à la subsistance de mon troupeau en amassant une grande quantité d’herbe, la faisant sécher au soleil, et la tournant et retournant jusqu’à ce qu’il en eût pompé toute l’humidité. C’était au commencement de la belle saison que je jouissais d’une plus grande liberté, et c’était aussi le temps que je choisissais pour mes grandes excursions. Il faut convenir que j’étais possédé de la manie des voyages ; j’avais à peu près tout ce que je pouvais désirer, mais je n’avais pas le bon sens de m’en contenter ; je voulais toujours découvrir de nouvelles contrées et agrandir mon domaine. Pourquoi faut-il que l’homme, à qui si peu de chose est nécessaire pour satisfaire ses véritables besoins, soit insatiable dans ses désirs, et détruise souvent son bonheur en voulant y ajouter ? Tout enfant que j’étais, je participais à cette folie de l’esprit humain. J’avais déjà parcouru une grande partie des côtes de mon île, mais je m’étais peu enfoncé dans l’intérieur ; j’avais le plus vif désir d’y pénétrer, et j’étais bien persuadé que j’y trouverais des choses dignes de ma curiosité et propres à augmenter mes richesses. Comme c’était seulement un voyage d’observation, je ne voulus point m’embarrasser d’une claie, qui aurait retardé ma marche et qui m’aurait fatigué moi et mon chien. Je chargeai seulement Castor de deux sacs roulés et de mon manteau. Pour moi, je m’armai d’une hache, d’une scie, de mon arc et de mes flèches ; je portai aussi une espèce de gibecière que je m’étais faite depuis peu de temps. N’ayant pas à redouter les voleurs, je laissai ouverte la porte de ma grotte afin que mes chèvres pussent aller paître dans les champs, bien sûr que le soir elles reviendraient d’elles-mêmes dans leur asile. Mon jardin fut exactement fermé, afin que mes animaux n’y commissent point de désordre.
Je partis enfin, le cœur plein de joie et d’espérance. Castor, qui partageait mes goûts vagabonds, me précédait gaîment, et Coco babillait à m’en étourdir les oreilles. Après avoir traversé la grande plaine jusqu’à la rivière qui la partageait dans toute sa longueur, je côtoyai le rivage, et je trouvai un endroit où l’eau était si basse, que je passai de l’autre côté, n’en ayant que jusqu’à la ceinture. Je m’avançai dans le pays, orné d’espace en espace de citronniers en fleurs qui exhalaient une odeur suave dont l’air était embaumé. À la suite d’un terrain plat et fort étendu, j’aperçus une épaisse forêt, vers laquelle je me dirigeai ; les arbres nouveaux avaient un grand attrait pour moi, ayant souvent éprouvé combien on en peut tirer de choses utiles. J’y arrivai au moment où la grande chaleur me faisait désirer un ombrage salutaire. J’y fis un repas de pommes de terre et de quelques oiseaux rôtis que j’avais emportés, et après avoir pris quelques heures de repos, je m’enfonçai dans la forêt. J’étais fort altéré, n’ayant point trouvé d’eau depuis que je m’étais éloigné de la rivière. Je vis un massif de cocotiers, et je me disposais à grimper sur un de ces arbres et à cueillir quelques cocos pour en boire le lait ; mais je fus aussi surpris qu’effrayé de voir tomber une grande quantité de ces fruits, qui paraissaient lancés du haut de l’arbre et dirigés contre moi. J’eus bien de la peine à m’en garantir, ainsi que Castor, qui se mit à aboyer de toutes ses forces. Je cherchais vainement à découvrir l’ennemi caché qui m’attaquait si soudainement ; je voyais le feuillage agité, mais son épaisseur m’empêchait de rien découvrir. Enfin j’aperçus un singe qui sautait d’un arbre à l’autre, il descendit le long du tronc et s’accroupit au pied, en me regardant et faisant de laides grimaces. Castor, voyant la méchante bête à sa portée, sauta sur elle et l’étrangla en un clin d’œil. Aussitôt une douzaine de ces animaux descendirent des cocotiers en poussant des cris aigus, et vinrent à nous d’un air menaçant ; j’animai mon compagnon à les attaquer, et, pour le seconder, je bandai mon arc, et je tirai si juste que j’en blessai un. Voyant ensuite qu’ils environnaient mon chien et qu’il avait bien de la peine à s’en défendre, je tombai sur eux à coups de hache, et j’en tuai quelques-uns. Les autres, épouvantés, prirent la fuite en redoublant leurs cris, et nous restâmes maîtres du champ de bataille et des armes des vaincus, c’est-à-dire d’une vingtaine de noix de coco qu’ils nous avaient lancées.
La rencontre de ces singes me surprit d’autant plus que depuis deux ans que j’habitais cette île, je n’y avais vu que des chèvres et quelques agoutis. Je pensai que la forêt pouvait servir de retraite à d’autres animaux plus dangereux ; pour les éloigner, je fis un grand feu à l’approche de la nuit. Après avoir soupé avec des noix de coco, je montai sur un chêne et m’y arrangeai pour prendre du repos. Je posai mon perroquet sur une des branches, et je m’endormis profondément. Je fus réveillé par le bruit du tonnerre et par les éclairs qui sillonnaient les nues. Tout annonçait un violent orage ; s’il tombait une pluie abondante, je n’avais pour m’en préserver que le feuillage d’un arbre qui serait bientôt percé. Je m’enveloppai de mon mieux dans mon manteau ; je mis Coco dans mon sein, où il s’agitait étrangement, tout épouvanté de la tempête. J’attendis dans cette situation l’inondation que je prévoyais ; mais un vent impétueux s’éleva tout à coup et chassa au loin les nuages. Je ne savais si je devais m’en réjouir ; tous les arbres de la forêt étaient ébranlés, et celui qui me servait d’asile éprouvait de terribles secousses. À ce sujet de frayeur se joignait un bruit affreux, continuel, et si étrange, que je n’en pouvais démêler la cause ; il redoublait à chaque coup de vent, et je pense que l’homme le plus hardi n’eût pu l’entendre sans émotion. Mon perroquet criait et se débattait sur ma poitrine. Castor, au pied de l’arbre, poussait des hurlements ; et leur maître, cramponné aux plus fortes branches, attendait en tremblant ce que le Ciel ordonnerait de son sort. Combien cette nuit me parut longue, surtout à cause de ce bruit insupportable qui m’assourdissait et me pénétrait de crainte ! Enfin le jour parut. Dès que je pus distinguer les objets, je portai mes regards de tous les côtés ; je vis à quelque distance de moi un groupe d’arbres qui ressemblaient à des noyers ; leur sommet était couvert de longs étuis d’un brun foncé et d’un bois si dur que, s’entrechoquant par la force du vent, ils produisaient le vacarme qui m’avait effrayé. Naturellement hardi, j’eus honte de la peur que j’avais éprouvée, et je demeurai convaincu que les choses qui nous épouvantent quand nous en ignorons la cause n’ont le plus souvent rien de dangereux. Je fus curieux d’examiner de plus près ces fruits si bruyants. Le vent commençait à se calmer ; je grimpai sur un de ces arbres, et j’en détachai quelques-uns de ces étuis. Je reconnus aussitôt que c’était de la casse, et je me rappelai en avoir souvent mangé dans ma première enfance. La gousse, fort allongée et dure comme du fer, est divisée en petites cellules qui renferment une espèce de confiture noire et une amande qui est la graine de l’arbre. Je ma promis bien de n’avoir désormais pas plus peur du bruit que de l’obscurité, l’un et l’autre n’étant point à craindre par eux-mêmes.
Mes deux compagnons de voyage se dédommageaient des fatigues de la nuit, l’un en dévorant le corps d’un des singes que nous avions tués, l’autre en grignotant l’amande d’un coco. Quant à moi, je ne désirais rien tant que de trouver de l’eau. Je marchai plus de deux heures sans en rencontrer ; mais le terrain, s’abaissant tout à coup, fit renaître mes espérances. Je descendis dans un charmant vallon, d’une verdure si fraîche, qu’elle annonçait le voisinage de quelque source. Bientôt le bruit le plus flatteur vint frapper mon oreille ; c’était celui d’une cascade qui tombait d’un rocher de plusieurs mètres d’élévation dans un bassin formé par la nature, et se divisait en filets d’eau imperceptibles.
Après avoir étanché ma soif, je songeai à renouveler mes provisions. Je tuai plusieurs oiseaux ; ils étaient si nombreux dans cet endroit, que ma chasse fut très bonne. Je trouvai aussi beaucoup de bananes. Je fis cuire mon dîner, et le mangeai sur le bord du bassin, dont le site était le plus enchanteur que j’aie vu de ma vie. La forêt s’y éclaircissait, mais elle l’environnait de toutes parts, et ce magnifique salon de verdure semblait un séjour séparé du reste du monde par d’épaisses murailles de bois, que les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer. Aussi, malgré l’agrément du lieu, je ne pus me défendre de quelque inquiétude sur la difficulté de sortir de cette forêt dont je ne pouvais entrevoir les limites. Cependant, trop de prévoyance n’est pas le défaut des enfants ; aussi cette idée fut bientôt chassée par une autre ; et, la grande chaleur passée, je continuai gaîment mon voyage.
Je marchai pendant quatre jours sans rencontrer d’objets nouveaux dignes de mon attention ; mais le cinquième, je me trouvai sous des arbres d’une prodigieuse élévation et qui m’étaient totalement inconnus.
Il en coulait une grande quantité de gomme ; je m’avisai d’y goûter, et je la trouvai d’un goût délicieux. Ma vue se porta sur le sommet d’un de ces arbres ; je fus saisi d’étonnement en apercevant une espèce de chaumière couverte d’un toit, et qui paraissait très spacieuse. Était-ce l’ouvrage des hommes ? Quels étaient ces habitants inconnus de mon île ? N’étais-je pas menacé de quelque danger ? Après m’être fait toutes ces questions, je restai indécis, ne pouvant deviner quelle sorte de créature avait choisi une semblable habitation. Enfin, la curiosité l’emporta sur la crainte vague qui me retenait, mais le tronc de l’arbre était si gros et si glissant que je retombai plusieurs fois à terre. Je me débarrassai de tout ce qui pouvait me gêner et ne conservai que ma hache pour me défendre en cas d’attaque ; enfin, avec des peines incroyables, je parvins au faîte de l’arbre. L’édifice aérien était abandonné et en partie détruit par le temps ; de grands trous au toit me permettaient de voir tout l’intérieur ; c’était une suite de pieux alignés à cinquante centimètres l’un de l’autre sur deux rangs ; il y avait plusieurs entrées dont chacune formait une rue. Ces bâtiments étaient composés d’herbes artistement arrangées, et le toit couvrait tellement le tout, qu’aucun animal n’y pouvait pénétrer. Quelques coquilles d’œufs cassés me prouvèrent que c’était là l’ouvrage d’une espèce d’oiseau vivant en société comme les abeilles. Pour donner à mes lecteurs la facilité de consulter les Dictionnaires d’histoire naturelle sur ce singulier phénomène, je leur dirai ce que j’ai appris depuis : que l’arbre où j’étais monté est le mimosa, et que l’oiseau qui construit ces nids si curieux se nomme le loxia. Ce spectacle extraordinaire me fit faire de tristes réflexions. Je songeais à la solitude dans laquelle je vivais depuis si longtemps et dont rien ne semblait devoir jamais m’annoncer la fin.
Je descendis, livré à la plus sombre mélancolie ; les caresses de Castor et celles de mon perroquet y firent quelque diversion, « D’où viens-tu, Félix ! me répétait celui-ci, donne du vin à Coco, baise Coco. »
Je commençais à m’ennuyer d’errer dans cette forêt, et à désirer revoir la mer et retrouver mon habitation ; mais plus j’avançais, plus je rencontrais d’obstacles ; l’aspect était tout à fait changé et ne m’offrait plus rien d’agréable. Au lieu de ces beaux arbres chargés de fruits qui me fournissaient la nourriture et le rafraîchissement, je ne voyais que des sapins ou d’autres arbres stériles. Ils étaient très rapprochés et entourés d’une si grande quantité de ronces, de lianes, et de toutes sortes de plantes épineuses, que ce n’était qu’à coups de hache que je pouvais m’ouvrir un chemin. Les vivres me manquaient souvent ; les oiseaux fréquentaient peu ces lieux arides, où je marchais quelquefois un jour entier sans trouver un filet d’eau. Plus de citrons, de noix de coco, de glands doux ; rien que des racines dures et amères, que je mangeais quand j’étais pressé par la faim.
Le désir et l’espoir de trouver une issue et de sortir d’un lieu qui me semblait une vaste prison soutenaient seuls mon courage. Cependant ma situation devenait de jour en jour plus pénible ; j’étais parvenu à un endroit si fourré, qu’il eût fallu des compagnies de sapeurs pour y faire un passage. Ma hache, tout émoussée, ne me rendait que peu de services, mes jambes étaient ensanglantées par des épines, et mes sandales, usées à force de marcher, ne préservaient plus mes pieds des blessures.
Tant de circonstances cruelles abattirent mes forces ; je me laissai tomber sur la terre, et je versai un torrent de larmes. Combien je regrettais de m’être si fort éloigné de ma demeure, d’avoir perdu de vue les côtes de la mer et de m’être engagé dans cette forêt ténébreuse, au lieu de rester tranquillement dans ma riante et commode habitation ! Allais-je donc périr misérablement au milieu de cette forêt, victime de ma curiosité et de mon imprudence ; mais, depuis longtemps, l’expérience m’avait appris que tout découragement était inutile, et que je ne pouvais que compter sur mes forces et mon énergie, Castor, qui rôdait partout, dévoré par la faim, traîna à mes pieds un animal qui m’était inconnu, et dont il avait mangé la tête, je le lui arrachai et le dépouillai en un moment ; des branches sèches et résineuses s’allumèrent encore trop lentement au gré de mon impatience ; l’animal fut grillé, et j’en mangeai une partie avant qu’il fût tout à fait cuit. Un peu restauré par cette nourriture, je réfléchis plus tranquillement sur ma situation. Voyant qu’il était impossible de pénétrer plus avant, je songeai à retourner sur mes pas ; mais l’entreprise était bien difficile ; les routes, croisées et recroisées, ne pouvaient se reconnaître ; je parcourais toujours des endroits nouveaux et ne retrouvais point ceux où j’avais déjà passé. En vain je cherchais la cascade et le vallon charmant qui m’avait paru si agréable, je n’en voyais nulle trace ; tous mes efforts ne servaient qu’à m’égarer de plus en plus. Pour comble de malheur le temps se mit à l’orage : la pluie tombait par torrents, la grêle lui succédait, et je n’avais pour me garantir que des arbres dont le feuillage, bientôt imprégné d’eau, la versait sur moi avec encore plus d’abondance. Dans cette extrémité j’allais m’abandonner au découragement, lorsque les aboiements de Castor m’attirèrent près d’un rocher où je découvris une ouverture fort basse. Dans la position où j’étais, rien ne pouvait m’effrayer ; je m’y glissai avec peine, et vis une profonde caverne où quelques rayons du jour pénétraient par en haut. Après avoir marché quelque temps, je trouvai une chambre assez grande ; il y avait au milieu une espèce de bière ouverte, faite avec des bâtons qui se croisaient, et soutenue par des appuis d’environ la hauteur d’un homme. Je grimpai sur l’un d’eux pour examiner la bière ; elle était remplie d’ossements humains presque réduits en poussière ; deux têtes seulement étaient encore entières. Au pied des débris étaient un arc et des flèches, un sabre d’un bois extrêmement dur, et plusieurs calebasses vides. Je demeurai immobile d’étonnement ; je ne pouvais deviner comment ces restes de corps humains se trouvaient dans cet endroit. Après y avoir pensé, je me persuadai qu’autrefois l’île où j’étais avait été habitée ; que ses insulaires avaient choisi cette caverne pour la sépulture de leurs morts, mais que quelque événement les avait détruits ou forcés de quitter l’île, et cela depuis un grand nombre d’années. Ce lieu, tout affreux qu’il était, me parut un asile inespéré ; dans ma situation, c’était un bonheur d’avoir un abri contre les injures du temps. Je m’occupai d’abord à nettoyer la caverne, je fis du feu pour purifier l’air. L’arc que j’avais trouvé sur le tombeau était plus fort et mieux fait que le mien ; le sabre était aussi tranchant que si la lame eût été d’acier, mais l’un et l’autre étaient trop pesants pour que je pusse en faire usage ; je résolus de les garder jusqu’au moment où l’accroissement de mes forces me permettrait de m’en servir.
La nuit suivante j’eus le plaisir de dormir étendu sur un bon lit de mousse ; il y avait à peu près trois mois que ma vie errante me privait de cet avantage ; cependant je dormis peu, mon esprit était trop agité. « Suis-je destiné, me disais-je, à rester enfermé dans ce lieu sauvage ? Si l’hiver m’y surprend, je dois m’attendre à périr de misère. Puisque, dans cette saison, je trouve à peine de quoi me nourrir, que sera-ce quand les pluies m’empêcheront de sortir ? Il faut que je sorte de cette forêt et que je retrouve mon habitation avant le commencement des pluies. Ni peines ni fatigues ne doivent m’arrêter, puisqu’il s’agit de ma vie. »
Dès que le jour parut, je songeai à ce qui pouvait faciliter ma marche. J’employai la peau de l’animal que Castor avait tué à me faire une nouvelle chaussure ; je la mis en double pour qu’elle résistât plus longtemps. Je liai sur le dos de mon chien le sabre, l’arc et les flèches des sauvages, et je partis, déterminé à vaincre tous les obstacles pour retrouver ma demeure.