X

– Félix remonte le ruisseau. – Espérance. – Il en sortira. – La montagne. – Vue délicieuse. – Arrivée. – État du troupeau. – Oh ! qu'il fait bon chez soi ! – Félix se fait des habits neufs. – Travaux considérables. – Départ pour visiter les côtes. — Spectacle épouvantable. – Consternation. – Grande surprise. – Transport de joie. —Ils sont deux. – Retour à la grotte. – Castor fait connaissance avec le nouveau venu.

J’abandonnai sans regret la caverne de la Mort : elle était si triste et si sombre ! elle ne m’offrait d’autre avantage que d’être garanti d’une inondation. Tous mes désirs se tournaient vers ma chère grotte, mon jardin et mon troupeau. Depuis que je m’étais égaré, je n’avais guère pu calculer le temps ; mais je pensais, avec raison, qu’il ne m’en restait pas trop pour faire mes récoltes et mes provisions d’hiver. Tout en réfléchissant, j’avançais avec courage, coupant et tranchant tout ce qui s’opposait à ma marche. Le murmure d’un ruisseau me donna quelque espérance : je l’entendais sans le voir : je le découvris enfin, et la route, le long de ses bords, me parut moins difficile. Voici le raisonnement que je fis : « Ce ruisseau prend sa source dans quelque montagne : je n’ai qu’à le remonter, j’y arriverai nécessairement. Si elle est dans la forêt même, je monterai jusqu’au sommet et sur le faîte des plus grands arbres qui s’y trouveront : de là je découvrirai les lieux environnants et le chemin que je dois prendre. Il est même possible que ce ruisseau me conduise hors de la forêt. »

Il fallait de la constance pour suivre ce projet : je marchai quatre jours sans que rien justifiât mon espoir, vivant de quelques racines, ou plutôt mourant de faim. Mon pauvre Castor était, ainsi que moi, exténué de besoin, et je me vis près de perdre mon perroquet : heureusement qu’il se trouva sur les buissons un petit fruit noir, assez ressemblant au cassis, dont il se régala, quoique son âcreté ne me permît pas d’en manger.

Le cinquième jour la forêt s’éclaircit ; les arbres, moins serrés, me permirent de voir assez loin devant moi : j’en retrouvai de quelques espèces que je connaissais. Bientôt je revis des chênes, et les glands doux me fournirent un repas supportable.

Enfin mon bienfaisant ruisseau me conduisit sur la lisière de la forêt, et, en portant mes regards de tous côtés, j’aperçus, avec autant de surprise que de ravissement, la même montagne que j’avais déjà gravie et que je reconnus parfaitement. Un homme enfermé au fond d’un cachot où il attend l’arrêt de sa mort n’est pas plus transporté quand on lui annonce qu’il est libre, que je ne le fus dans cet heureux instant. J’oubliai toutes mes peines passées, et je ne sentis que le bonheur présent.

La montagne se présentait ici sous un aspect différent de celui qu’elle offrait du côté que j’avais exploré ; une espèce de sentier permettait de la gravir avec facilité, mais la fatigue m’obligea d’attendre au lendemain. Quelques patates que j’eus le bonheur de trouver réparèrent un peu mes forces, et je passai la nuit sur un arbre au pied de la montagne.

Le lendemain, après avoir atteint le sommet désiré, je descendis dans le vallon et je pris la route de mon habitation ; elle m’offrait à chaque pas tous les soulagements que je pouvais désirer, mais l’envie d’arriver ne me permettait guère d’en user. Malgré mon impatience, la nuit me surprit à une assez grande distance de ma demeure, et je fus encore obligé de la passer à la belle étoile.

Enfin je touche au terme de mon voyage. J’aperçois les arbres de mon enclos ; des larmes de joie roulent dans mes yeux ; j’entends les bêlements de mes chèvres ; je cours à elles ; je caresse ces chers animaux, dont je me promets bien de ne plus m’éloigner. Mon troupeau était augmenté de quatre chevreaux que les mères nourrissaient, ce qui me promettait du lait en abondance et me donnait le moyen de tuer de vieilles bêtes pour la provision de l’hiver. J’avais aussi un grand besoin d’aliments sains et restaurants ; j’étais d’une maigreur excessive et mes forces étaient épuisées. Je donnai le reste de la journée au repos ; je ne pris d’autre soin que de traire mes chèvres ; un bon plat de riz au lait me parut le mets le plus délicieux, après le jeûne forcé que je venais de faire.

Ah ! qu’il fait bon chez soi ! La plus misérable retraite a toujours quelque charme pour son possesseur ; la mienne était mon ouvrage ; je devais à mon travail, à mon industrie, les commodités qui s’y trouvaient ; aussi m’était-elle doublement chère. Je compterai toujours pour un de mes plus heureux jours celui où je m’y retrouvai après avoir craint de ne jamais la revoir.

Je me voyais surchargé d’occupations si je voulais me préparer des ressources pour la saison pluvieuse. Je crus que je devais commencer par réparer mes forces. Je tuai successivement trois boucs et deux chèvres qui me fournirent de bon bouillon, et je m’occupai de les saler. Mon camarade, qui, comme le chien de La Fontaine, n’avait que les os et la peau, se refit bientôt par cette nourriture solide, et les traces de nos fatigues s’effacèrent peu à peu. Je n’avais que très peu de riz à recueillir, les oiseaux s’en étaient donné à cœur-joie pendant mon absence ; personne n’était là pour arrêter leur brigandage. J’en tuai quelques-uns qui s’étaient si fort engraissés à mes dépens, que ce fut un manger délicieux. Ma récolte de pommes de terre fut très bonne et me dédommagea de la privation du riz.

L’hiver se passa comme les précédents, seulement mes réflexions furent plus sérieuses ; j’avais près de seize ans et je commençais à m’occuper de mon avenir. Je songeai, pour la première fois, que le même évènement qui m’avait jeté sur cette côte déserte pouvait y amener un autre vaisseau, et qu’il était possible que je retournasse un jour parmi les hommes. Mes yeux se mouillèrent de larmes à cette douce idée ; rejoindre ma mère était mon premier désir ; vivre dans la société de mes semblables était le second. Mon imagination s’arrêta longtemps sur cette idée, mais le peu d’apparence que mon sort pût changer ne tarda pas à s’offrir à mon esprit et m’accabla de tristesse. Un jour, je m’écriai  : « Ah ! que je suis malheureux ! » Dans cet instant je me rappelle la forêt ténébreuse ; je me représente quelle eût été ma situation si j’avais passé la mauvaise saison, n’ayant pour abri qu’une affreuse caverne, privé de lumière, et mourant sans doute dans les horreurs de la faim. Je jette ensuite les yeux autour de moi ; je considère ma demeure spacieuse, commode et pourvue de tout ce qui m’était nécessaire ; mon chien, couché à mes pieds, me flatte et me caresse ; mon perroquet, placé sur ma table, m’amuse par son babil ; le bêlement de mes chèvres m’avertit qu’il est temps de les débarrasser du poids incommode de leur lait et qu’elles vont me donner le plus doux des aliments. Je sens alors bien vivement combien je suis heureux.

Pour éviter le retour de ces accès de tristesse que je me reprochais, je pris la résolution de détourner mes pensées de moi-même et de chercher encore dans mes souvenirs de quoi occuper mon esprit, qui ne pouvait rester oisif ; j’y réussis assez bien pour retrouver toute ma gaieté ; une certaine satisfaction intérieure fut le prix de cet effort.

Voilà le troisième hiver, passé dans ma grotte, qui vient de finir ; la chaleur du soleil ranime toute la nature ; les arbres sont couverts de fleurs ; les oiseaux célèbrent le retour du beau temps, et les solitaires habitants de la caverne vont jouir des biens qu’il leur promet. Dès mes premières sorties, j’eus lieu de me convaincre de l’étonnante augmentation de mes forces. L’arc et le sabre que j’avais trouvés dans la sépulture des sauvages n’étaient plus trop pesants pour mes bras robustes ; ma taille était haute, mes membres nerveux, et peu d’hommes à dix-huit ans sont formés comme je l’étais à seize. En côtoyant le rivage de la mer, je trouvai une tortue ; au lieu de la dépecer dans l’endroit même, comme c’était mon habitude, je la chargeai sur mes épaules et la portai dans ma grotte.

Je n’étais pas d’humeur à négliger ce nouvel avantage ; ces forces que je devais au travail et à l’activité me donnaient les moyens d’entreprendre des ouvrages plus difficiles. Je pouvais me servir des outils que trois ans auparavant je ne pouvais seulement pas remuer. Je commençai par agrandir ma caverne, où je me trouvais à l’étroit ; je l’augmentai d’une espèce de magasin pour serrer mes provisions, et l’endroit jusqu’alors destiné à cet usage fut transformé en une salle fort grande où je pratiquai deux fenêtres, de manière que ce fut le mieux éclairé de mes appartements.

J’étendis aussi mon enclos ; je rassemblai dans mon jardin toutes les plantes utiles, éparses dans les différents cantons de l’île ; l’expérience m’avait appris à les améliorer par la culture. Les fruits acquirent un goût plus fin et les racines devinrent plus savoureuses.

Ces travaux achevés, je m’occupai de nouvelles excursions ; mais je me promis bien de ne jamais perdre de vue les côtes de la mer et de ne visiter dans l’intérieur que les lieux qui m’étaient familiers. La curiosité de voir des objets nouveaux cédait à la prudence et au terrible souvenir de la forêt ténébreuse.

J’étais parti de grand matin et je côtoyais le rivage en marchant vers le nord, lorsque le spectacle le plus inattendu me fit arrêter tout court et me causa une extrême agitation. Plusieurs canots passèrent, sous mes yeux, assez près de terre ; ils étaient fort petits, et montés chacun par deux ou trois hommes couleur de bronze et presque nus ; ils donnaient de grandes marques de frayeur et faisaient force de rames pour s’éloigner, comme s’ils étaient poursuivis. La crainte d’en être aperçu me fit cacher derrière un buisson. Cette précaution était peu nécessaire ; les pauvres gens ne songeaient qu’à échapper au péril qui les menaçait. Les premiers canots éloignés, je fus quelques minutes sans rien voir ; enfin j’en aperçus encore trois. Les deux premiers volaient sur les ondes ; le troisième, conduit sans doute par de plus faibles bras, était de beaucoup en arrière. J’aperçus alors deux énormes poissons, ou plutôt deux monstres, qui poursuivaient ces malheureux ; ils atteignent le dernier canot, où il n’y avait que deux personnes, le renversent, et, saisissant leur proie, ils disparaissent avec elle.

Saisi d’horreur et de pitié, je restai immobile ; une sueur froide coulait de mon front, tous mes membres étaient agités de mouvements convulsifs, et je tombai contre terre dans un état impossible à décrire.

Lorsque j’eus repris mes sens, je me levai et m’avançai sur le bord de la mer ; je vis le canot renversé, flottant au gré des vagues. Mais un autre objet fixa bientôt mes regards ; la marée montante le portait sur la rive, et, sans savoir ce que ce pouvait être, je sentis le plus vif désir de m’en instruire. Il avançait insensiblement. Mon cœur, qui battait avec force, semblait m’annoncer quelque heureux événement. Je saisis une longue perche, et, accrochant l’objet de mes désirs, je le tirai adroitement sur le sable ; c’était une corbeille d’un tissu si fin et si serré, que l’eau n’y pouvait pénétrer. Un enfant y dormait paisiblement ; son teint était basané et il paraissait avoir environ une année. On peut se représenter mon extrême surprise ; mais rien ne peut donner l’idée de l’excès de ma joie.

L’innocente créature ouvrit les yeux et me sourit ; je la couvris de baisers. Un moment après, l’enfant se mit à crier ; je pensai qu’il avait faim ou soif. Je ne manquais pas de nourrices, mais il fallait regagner ma demeure, et j’avais au moins une heure de chemin à faire pour m’y rendre. J’avais emporté du vin de palmier dans une calebasse ; j’apaisai l’enfant en lui en faisant avaler quelques gouttes. Il se rendormit, et, chargeant la corbeille sur mon dos, je repris le chemin de ma grotte. Mon esprit était rempli de mille projets, qui tous avaient rapport à mon enfant, et dans une telle confusion d’idées que je ne pouvais les débrouiller.

À mon arrivée, je choisis la plus belle de mes chèvres laitières ; je posai le petit garçon près d’elle. Il saisit avidement une de ses mamelles ; pendant qu’il tétait, je caressais le docile animal, qui se prêtait de bonne grâce au service que j’en attendais. Bientôt la chèvre s’attacha à son nourrisson ; elle venait elle-même le chercher aux heures où elle avait coutume de lui donner son lait.

Lorsque j’eus pourvu au besoin de mon enfant, je me livrai à mes réflexions ; je sentais le besoin de me calmer et de me recueillir. « Enfin, me disais-je, voilà une société que le Ciel m’envoie ; je vais nourrir, soigner, instruire ce cher petit ; il me sera attaché par les liens de l’amitié et de la reconnaissance ; j’entendrai sa douce voix répondre à la mienne ; je l’aimerai, il m’aimera ; bonheur que je n’eusse jamais osé espérer !

» Je ne travaillerai plus pour moi seul, et mes travaux en deviendront cent fois plus intéressants. Il faut un berceau commode pour mon cher Tomy, c’est le nom que je veux lui donner ; j’ai assez de saule et d’osier pour le tresser ; dès demain je m’en occuperai. »

Je passai la soirée la plus agréable ; mon enfant, sur mes genoux, jouait avec les boucles de mes cheveux. J’appelai Castor pour lui faire faire connaissance avec lui ; il se montra d’abord un peu jaloux ; mais, en partageant mes caresses, je parvins à lui faire lécher les mains et le visage de l’enfant. Pour Coco, il paraissait charmé de l’augmentation de la famille et caquetait à nous étourdir. J’avoue que les mots qu’il prononçait ne me faisaient plus le même plaisir ; j’aspirais à entendre parler Tomy ; enfin j’avais un compagnon, un être humain qui partagerait ma solitude. Je ne me sentais plus de joie : ma vie me semblait toute changée, désormais je ne vivrai plus pour moi seul.

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