CHAPITRE XXVIII.

Réunion.

L'une après l'autre, les semaines s'écoulaient dans la maison de Saint-Clare, et les flots de la vie reprenaient leur cours, se refermant sur le frêle esquif disparu.... Oh! les réalités de chaque jour, dures, froides, impitoyables, impérieuses.... comme elles foulent aux pieds les sentiments de nos cœurs! Il faut manger, il faut boire, il faut dormir.... il faut même s'éveiller! Il faut acheter, il faut vendre, il faut interroger, il faut répondre!... En un mot, il faut poursuivre des ombres, quand on a perdu les réalités.... L'habitude machinale et glacée de la vie survit à la vie même!

Les espérances de Saint-Clare, ses intérêts, sans qu'il en eût conscience, s'étaient enlacés autour de cette enfant.... C'était pour Éva qu'il soignait, qu'il embellissait sa propriété. Son temps, c'était à elle qu'il le donnait.... Tout chez lui était à Éva, pour Éva! Il ne faisait rien qui ne fût pour elle.... Elle absente.... il perdait à la fois et l'action et la pensée!

Oui, il y a une autre vie.... une vie qui donne, quand on y croit, une portée et une signification nouvelles aux chiffres du temps, qui leur donne tout à coup une valeur mystérieuse et inconnue. Saint-Clare le savait. Bien souvent, dans ses heures désolées, il entendait une faible voix d'enfant qui l'appelait aux cieux.... il voyait une petite main qui lui indiquait la route de la vie.... Mais la sombre léthargie de la douleur s'était abattue sur lui.... il ne pouvait pas se relever.... c'était une nature capable d'arriver à la conception nette des idées religieuses par ses instincts et la force de ses perceptions, bien plutôt qu'un chrétien pratique. Le don d'apprécier et le mérite de sentir les beautés et les rapports de l'ordre moral ont été souvent l'attribut et le privilége de gens dont toute la vie active s'est passée à les méconnaître. Moore, Byron, Gœthe, ont trouvé, pour peindre le sentiment religieux, des paroles bien plus éloquentes que ceux-là mêmes dont la vie était une religion.... Ah! pour de telles âmes, ce mépris de la religion est une bien plus terrible trahison.... un péché plus mortel cent fois!

Saint-Clare n'avait jamais prétendu se gouverner d'après des principes religieux. Sa belle nature lui donnait une sorte de vue instinctive des exigences et de l'étendue du christianisme, et il reculait à l'avance devant les tyrannies de conscience auxquelles il se serait soumis, s'il avait jamais été chrétien. Telle est, en effet, l'inconséquence de la nature humaine, dans ces questions surtout où l'idéal est en jeu, qu'elle aime mieux ne pas entreprendre que de faire à demi.

Et pourtant Saint-Clare était devenu un autre homme.... il lisait sérieusement, honnêtement, la Bible de sa petite Éva. Il avait des idées plus saines et plus pratiques sur toutes ses relations avec les esclaves.... Il en était arrivé à être mécontent du passé et du présent.... Aussitôt après son retour à Orléans, il commença, pour arriver à l'émancipation de Tom, les démarches légales qu'il devait compléter dès que les indispensables formalités seraient accomplies. De jour en jour il s'attachait davantage à l'esclave.... C'est que, dans ce monde vide pour lui, rien ne semblait lui rappeler davantage la chère image d'Éva; il voulait l'avoir constamment auprès de lui... Dédaigneux et inabordable pour tous les autres, il pensait tout haut devant Tom! On ne s'en fût pas étonné, si l'on eût vu avec quelle affection et quel dévouement Tom suivait constamment son jeune maître.

«Eh bien! Tom, lui dit-il, je suis en train de faire de vous un homme libre.... Faites votre paquet, et préparez-vous à retourner dans le Kentucky.»

Un éclair de joie brilla sur le visage de Tom.... il éleva sa main vers le ciel et s'écria: «Dieu soit béni!» avec une sorte d'enthousiasme. Saint-Clare fut déconcerté.... il ne lui plaisait pas que Tom fût si disposé à le quitter!

«Vous n'étiez pas trop malheureux ici.... je ne vois pas pourquoi vous êtes si heureux de partir, dit-il d'un ton sec.

—Oh non! maître.... ce n'est pas cela! c'est d'être un homme libre, qui fait ma joie!

—Voyons, Tom, ne pensez-vous pas que vous êtes plus heureux comme cela que si vous étiez libre?...

—Non certainement! m'sieu Saint-Clare, dit Tom avec une soudaine énergie, non certainement!

—Avec votre travail vous ne seriez jamais parvenu à être vêtu et nourri comme vous l'êtes chez moi....

—Je le sais bien, monsieur. Monsieur a été bien trop bon.... Mais, monsieur, j'aimerais mieux une pauvre maison, de pauvres vêtements.... tout pauvre! voyez-vous.... et à moi, que d'avoir bien meilleur.... et à un autre. Oui, monsieur! Est-ce que ce n'est pas naturel, m'sieu?

—Je le pense, Tom.... Aussi vous vous en irez, vous me quitterez, dans un mois, à peu près, ajouta-t-il d'un ton assez mécontent.... quoique peut-être vous ne le dussiez pas, fit-il d'un ton plus gai. On ne sait pas!»

Et il se leva et parcourut le salon.

«Je ne partirai pas, dit Tom, tant que mon maître sera dans la peine. Je resterai avec lui tant qu'il aura besoin de moi, tant que je pourrai lui être utile!

—Tant que je serai dans la peine, Tom! dit Saint-Clare en regardant lentement par la fenêtre. Et quand ma peine sera-t-elle finie, comme cela?

—Quand M. Saint-Clare sera chrétien!

—Et vous avez vraiment l'intention de rester avec moi jusqu'à ce moment-là? dit Saint-Clare avec un demi-sourire. Et, quittant la fenêtre, il posa sa main sur l'épaule de Tom.... Ah! Tom! brave et digne garçon, je ne veux pas vous garder si longtemps; allez retrouver votre femme et vos enfants.... et dites-leur que je les aime bien.....

—Eh bien! moi, je crois que ce jour-là viendra bientôt.... dit Tom avec émotion et les yeux pleins de larmes: le Seigneur a besoin de mon maître!

—Besoin de moi! O Tom!... je voudrais bien savoir pourquoi faire.... voyons! contez-moi ça!...

—Hélas! un pauvre esclave comme moi peut bien travailler pour le Seigneur!.... et M. Saint-Clare, qui a la fortune, la science, des amis.... combien ne peut-il pas faire davantage!

—Tom, vous croyez que Dieu a bien besoin qu'on travaille pour lui? dit Saint-Clare en souriant.

—Quand nous travaillons pour ses créatures, nous travaillons pour Dieu, dit Tom.

—Bonne théologie, Tom! bien meilleure, je le jure, que celle du docteur B***.»

Ici la conversation fut interrompue par l'arrivée de quelques visites.

Marie Saint-Clare ressentait la perte d'Éva autant qu'il lui était possible de ressentir quelque chose, et, comme elle était femme à rendre malheureux de son malheur tous ceux qui l'approchaient, les esclaves attachés à son service n'avaient que trop de raisons de regretter la jeune maîtresse dont les douces façons et l'aimable intercession les avaient si souvent protégés contre la tyrannie et les égoïstes exigences de sa mère. Mammy surtout, la pauvre Mammy, dont l'âme, sevrée de toutes les tendresses de la famille, s'était consolée par l'affection de cet être charmant, Mammy n'était plus qu'un cœur brisé.... Nuit et jour elle pleurait.... et l'excès même de son chagrin la rendait moins habile et moins prompte.... ce qui attirait une tempête d'invectives sur sa tête, désormais sans défense....

Miss Ophélia ressentait aussi cette perte; mais dans ce cœur honnête et bon la douleur portait les fruits de l'autre vie, la vie qui ne finira pas. Elle était plus facile et plus douce.... aussi zélée pour chaque devoir, elle avait quelque chose de plus calme et de plus modeste.... on voyait qu'elle rentrait plus souvent en son cœur, et ce n'était pas en vain: elle s'occupait plus activement de l'éducation de Topsy. Elle lui apprenait des passages de la Bible. Elle ne frissonnait plus à son approche, elle n'avait plus à cacher une répugnance qu'elle n'éprouvait pas! Elle la voyait à travers ce milieu si doucement évoqué devant ses yeux par Éva; et ce qu'elle voyait en elle, c'était une créature immortelle, que Dieu lui avait envoyée pour qu'elle la conduisît à la gloire et à la vertu.... Topsy n'était pas devenue une sainte tout d'un coup; mais cependant la vie et la mort d'Éva avaient produit en elle un notable changement.

La dure indifférence était partie.... il y avait maintenant en elle de la sensibilité, et l'espérance, le désir, l'effort du bien, effort irrégulier, suspendu, interrompu.... mais renouvelé.

Un jour miss Ophélia fit appeler Topsy... Elle sortit en toute hâte, cachant quelque chose dans sa poitrine.

«Que faites-vous là, petite coquine? Vous venez de voler quelque chose, je gage?» dit l'impérieuse petite Rosa, qu'on avait envoyée chercher l'enfant; et, au même instant, elle la saisit brusquement par le bras.

«Laissez-moi, miss Rosa, dit Topsy en se débarrassant d'elle, cela ne vous regarde pas!...

—Encore un de vos tours.... Je vous connais! je vous ai vue cacher quelque chose....»

Rosa la prit par le bras et voulut la fouiller.

Topsy, furieuse, frappait des mains et des pieds et combattait violemment pour ce qu'elle regardait comme son droit.

Les clameurs et le bruit de la bataille attirèrent miss Ophélia et Saint-Clare.

«Elle a volé! disait Rosa.

—Non! non! vociférait Topsy avec des sanglots pleins de colère.

—N'importe! donnez-moi cela, dit miss Ophélia d'une voix ferme.»

Topsy eut un moment d'hésitation; mais, sur une nouvelle injonction, elle tira de son sein un petit paquet enveloppé dans un de ses bas.

Miss Ophélia développa.

C'était un petit livre donné à Topsy par Éva: il contenait un verset de l'Écriture pour chaque jour de l'année; il y avait aussi dans une feuille de papier la boucle blonde d'Éva, donnée le jour de ses mémorables adieux.

Cette vue causa une profonde émotion à Saint-Clare. Le livre était entouré d'un crêpe noir.

«Pourquoi avez-vous mis cela autour du livre? dit-il en retirant le crêpe.

—Parce que.... parce que.... parce que c'était à miss Éva!... Oh! ne le retirez pas, s'il vous plaît!» Et s'asseyant sur le plancher et mettant son tablier sur sa tête, elle commença à sangloter violemment.

C'était quelque chose de comique et de pathétique tout à la fois. Ce vieux bas, ce livre, ce crêpe noir, cette soyeuse boucle blonde, et le fougueux désespoir de Topsy.

Saint-Clare sourit, mais dans ce sourire il y avait des larmes.

«Voyons, voyons! ne pleurez pas! On va tout vous rendre.... Et remettant tout ensemble, il jeta le petit paquet sur ses genoux, puis il emmena mis Ophélia dans le salon.

—Je crois que vous finirez par en faire quelque chose, dit-il en faisant un geste avec son pouce par dessus l'épaule. Toute âme susceptible de chagrin est capable de bien; il ne faut pas l'abandonner....

—Elle a fait de grands progrès, dit miss Ophélia, et j'ai beaucoup d'espoir.... Mais, Augustin, et elle posa sa main sur le bras de Saint-Clare, il faut que je vous demande une chose.... A qui est-elle? A vous ou à moi?

—Eh mais, je vous l'ai donnée!

—Pas légalement.... Je veux qu'elle soit à moi légalement....

—Oh, oh! cousine.... et que pensera la société abolitioniste?... Vous! avoir une esclave! On ordonnera un jour de jeûne pour cette rechute....

—Quelle folie! Je veux qu'elle soit à moi.... pour avoir le droit de l'emmener dans les États libres, afin de l'affranchir, pour que tout ce que j'ai tenté de faire ne soit pas inutile....

—Ah! cousine! vous avez là des projets bien subversifs.... Je ne puis les encourager....

—Ne plaisantons pas.... causons raison! Tous mes efforts pour la rendre chrétienne sont bien inutiles, si je ne la sauve des chances fatales de l'esclavage.... Si vous voulez qu'elle soit à moi, faites un bout de donation.... un écrit en forme....

—Bien! bien! dit Saint-Clare, je le ferai.... Et il s'assit et déplia un journal.

—Il faut le faire maintenant, dit Ophélia....

—Quelle hâte!

—Maintenant est le seul moment dont on soit maître de faire ce que l'on veut. Tenez!... voici tout ce qu'il faut.... encre, plume, papier.... Écrivez!...»

Saint-Clare, comme la plupart des hommes de cette nature d'esprit, ne voulait pas être poussé à bout.... Il était excédé de cette rigoureuse et ponctuelle exigence de miss Ophélia....

«Mais, mon Dieu! qu'est-ce donc? lui dit-il; ne vous suffit-il pas de ma parole?... Vous vous acharnez après les gens.... on dirait que vous avez pris des leçons chez les juifs!

—Eh! je veux être sûre, dit miss Ophélia.... Vous pouvez mourir.... être ruiné.... et, malgré tout ce que je pourrais faire, Topsy serait vendue aux enchères....

—Allons! vous pensez à tout.... puisque je suis dans la main d'une Yankee, ce que j'ai de mieux à faire, c'est de m'exécuter.»

Saint-Clare écrivit l'acte rapidement; il connaissait les affaires.... rien ne fut plus aisé.... il signa son nom en majuscules largement étalées, et termina le tout par un parafe flamboyant....

«Voilà, miss Vermont! tout y est.... Et il lui tendit le papier.

—Brave garçon! dit-elle en souriant; mais ne faut-il point un témoin?

—En effet!... mais voici.... Marie! dit-il en ouvrant la porte de la chambre de sa femme, notre cousine voudrait un autographe de vous... Mettez votre nom au bas de ceci.

—Qu'est-ce? dit Marie en parcourant l'écrit.... Oh! ridicule! Je croyais ma cousine trop pieuse pour se permettre ces choses-là.... Mais.... et elle signa négligemment.... si elle a un caprice pour cet objet, nous le lui cédons de grand cœur.

—Elle est maintenant à vous corps et âme, dit Saint-Clare en tendant le papier à sa cousine.

—Elle n'est pas plus à moi qu'auparavant, dit miss Ophélia: Dieu seul peut me donner des droits sur elle, mais je puis maintenant la protéger.

—Elle est à vous d'après la fiction légale,» dit Saint-Clare; et il retourna dans le salon et prit son journal.

Miss Ophélia, qui ne recherchait pas précisément la société de Marie, l'y suivit bientôt, après toutefois qu'elle eut serré son papier.

Elle s'assit et se mit à tricoter... puis tout à coup:

«Augustin, avez-vous songé à vos esclaves.... en cas de mort?

—Non!»

Et il continua sa lecture.

«Alors votre indulgence à leur égard pourra bien se trouver un jour une grande cruauté....»

C'est une réflexion que Saint-Clare s'était bien souvent faite à lui-même: il répondit négligemment:

«Je compte m'en occuper un de ces jours....

—Quand?

—Plus tard....

—Et si vous mourriez auparavant?...

—Eh bien! cousine, qu'est-ce à dire?...»

Il quitta son journal et la regarda fixement.

«Me trouvez-vous des symptômes de fièvre jaune ou de choléra?... pourquoi me poussez-vous, avec tant de persévérance, à faire des arrangements en cas de mort?

—En pleine vie, nous sommes dans la mort!»

Saint-Clare se leva, rejeta le journal et marcha avec assez d'insouciance jusqu'à la porte qui s'ouvrait sur la véranda. Il voulait mettre fin à cette conversation qui lui était désagréable; mais tout seul et machinalement il répétait ce mot, la mort!... Il s'appuya sur le balcon et regarda le jet d'eau étincelant, qui s'élançait et retombait dans le bassin. Puis, comme à travers un brouillard épais et gris, il aperçut vaguement les fleurs, les arbres, les vases de la cour, et il répéta encore ce mot mystérieux, ce mot qu'on trouve dans toutes les bouches, ce mot terrible:

LA MORT!

«Il est vraiment étrange, se disait-il, qu'il y ait un tel mot et une telle chose, et que nous l'oubliions toujours!... On vit, on est ardent, on est jeune, on est beau, plein d'espérances, de désirs, de besoins, et le lendemain on est parti.... parti sans retour, pour toujours parti!...»

C'était une de ces belles soirées du sud, tiède et pleine de rayons d'or.... Il alla jusqu'au bout du balcon.... il vit Tom, penché sur sa Bible, se montrant chaque mot du doigt et se le murmurant à lui-même avec toutes les marques d'une profonde attention.

«Voulez-vous que je vous lise, Tom? dit Saint-Clare en s'asseyant auprès de lui.

—Si m'sieu voulait, dit Tom avec reconnaissance.... m'sieu lit si bien!»

Saint-Clare prit le livre, regarda l'endroit, et se mit à lire un des passages annotés par les grosses marques de Tom.

Voici le passage:

«Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et les saints anges avec lui, il s'assiéra sur le trône de sa gloire, et devant lui seront rassemblées toutes les nations.... Et il séparera les hommes les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs.»

Saint-Clare lut d'une voix animée jusqu'à ce qu'il arrivât au dernier verset....

«Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa gauche: «Éloignez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel.

«Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger.... J'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire.

«J'étais étranger, et vous ne m'avez pas reçu chez vous....

«J'étais nu, et vous ne m'avez pas revêtu.

«J'ai été malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité.»

«Et alors ils lui répondront:

«Seigneur, quand donc avons-nous vu que vous aviez faim, que vous aviez soif, que vous étiez sans asile, que vous étiez nu, que vous étiez malade, que vous étiez en prison.... et ne vous avons-nous pas assisté?»

«Et il leur répondra:

«Chaque fois que vous avez refusé d'assister le dernier d'entre mes frères.... c'est moi-même que vous avez refusé.»

Saint-Clare parut frappé de ce dernier passage, car il le lut deux fois, et la seconde fois lentement, comme s'il en eût médité les paroles.

«Tom, dit-il, ces gens qui sont si rigoureusement traités ont fait tout juste ce que je fais.... Ils ont vécu dans l'aisance, confortablement, sans s'inquiéter combien de leurs frères avaient faim, avaient soif, étaient malades ou en prison!...»

Tom ne répondit pas.

Saint-Clare se leva et marcha tout pensif le long de la véranda, paraissant oublier tout ce qui n'était pas sa pensée.... et il était si absorbé, que Tom fut obligé de lui rappeler que l'on avait sonné deux fois pour le thé.

Pendant le thé, Saint-Clare demeura distrait et tout pensif. Le thé fini, Marie, miss Ophélia et lui passèrent au salon sans mot dire.

Marie s'étendit sur un sofa, à l'abri d'une moustiquaire de soie; elle fut bientôt profondément endormie.

Miss Ophélia tricotait.

Saint-Clare s'assit devant le piano; il joua un air doux et mélancolique. On l'eût dit plongé dans une profonde rêverie.... Il se parlait à lui-même avec la musique. Au bout d'un instant, il ouvrit un des tiroirs, il en tira un vieux livre dont les années avaient jauni les feuilles.... Il les tournait l'une après l'autre.

«Tenez, dit-il à miss Ophélia, voici un des livres de ma mère, voici de son écriture, venez voir! elle avait tiré cela du Requiem de Mozart, et l'avait arrangé pour elle.»

Miss Ophélia se leva et vint voir.

«Elle chantait cela souvent, dit Saint-Clare; je crois l'entendre encore.»

Il frappa quelques accords majestueux, et il commença de chanter cette vieille hymne latine:

Dies iræ, etc.

Tom, qui écoutait du dehors, fut attiré par la musique jusqu'à la porte du salon, contre laquelle il se tint dans une profonde attention. Il ne comprenait pas sans doute les paroles; mais la musique, mais la manière de chanter le touchaient vivement, surtout quand Saint-Clare chanta les grandes strophes pathétiques. Et pourtant, que la sympathie de son cœur eût été plus ardente, s'il eût compris le sens de ces belles paroles:

Recordare, Jesu pie,
Quod sum causa tuæ viæ:
Ne me perdas illa die!

Quærens me, sedisti lassus;
Redemisti, crucem passus:
Tantus labor non sit cassus!

Saint-Clare jetait sur ces mots une expression pathétique et passionnée. Le voile des années s'était déchiré, il lui semblait entendre la voix de sa mère guidant la sienne. La voix et l'instrument vivaient et versaient à flots cette harmonie sympathique et profonde dont le divin Mozart trouva pour la première fois le secret, quand il voulut chanter le Requiem de sa messe de mort.

Saint-Clare s'arrêta, il appuya un instant sa tête dans sa main, puis il se leva et marcha dans le salon.

«Quelle magnifique conception, dit-il, que celle du jugement dernier! Le redressement des torts de tous les âges, la solution de tous les problèmes moraux par une infaillible sagesse! Oui! c'est une magnifique image!

—Une terrible image! répliqua miss Ophélia.

—Oui, terrible pour moi, dit Saint-Clare en s'arrêtant tout pensif. Cette après-midi, je lisais à Tom un chapitre de saint Matthieu, qui décrit ce jugement. Cela m'a frappé.» On s'imaginerait que pour être exclu du ciel il faut avoir commis de terribles crimes. Eh bien, non! ils sont condamnés pour n'avoir pas fait le bien, comme si cela seul renfermait tous les torts!

—Sans doute, dit miss Ophélia, ne pas faire du bien, c'est faire mal!

—Eh bien! dit Saint-Clare se parlant à lui-même et avec une extrême agitation, que dire de celui que son cœur, son éducation, ses relations sociales appelaient à quelque noble rôle..., et qui est resté incertain, rêveur, indifférent, neutre, en face des luttes, des agonies, du désespoir de l'humanité..., quand il eût pu agir?

—Que celui-là se repente et qu'il commence maintenant, dit miss Ophélia.

—Toujours pratique! toujours au nœud de la difficulté! reprit Augustin, dont le visage s'éclaira d'un sourire.... Ainsi, cousine, vous ne me laissez jamais le temps des réflexions générales. Vous me heurtez toujours contre les actualités présentes. Vous avez dans l'esprit un éternel maintenant.

Maintenant est à moi... C'est le seul moment dont je sois sûre, quoi que je veuille faire, reprit miss Ophélia.

—Chère petite Éva! pauvre enfant, dit Saint-Clare; son âme douce et simple voulait me voir faire le bien!»

Depuis la mort d'Éva, c'était la première fois que Saint-Clare parlait autant d'elle.... On voyait tous les sentiments qu'il était obligé de refouler dans son cœur.

«Mes idées sur le christianisme sont telles, reprit-il bientôt, que je ne pense pas qu'un homme puisse être chrétien sans se jeter de tout son poids contre ce monstrueux système d'injustice, qui est pourtant le fondement de notre société.... Oui, s'il le faut, un chrétien doit sacrifier sa vie dans le combat de cette cause! Moi, du moins, je ne pourrais pas être chrétien autrement.... Mais j'ai rencontré des chrétiens éclairés dont ce n'était pas l'avis. Eh bien! je confesse que l'apathie des gens religieux sur ce sujet, leur indifférence pour les maux de leurs frères, m'ont rempli d'horreur, et ont été plus que tout le reste, la cause de mon scepticisme.

—Puisque vous saviez, pourquoi n'avoir pas fait?

—Ah! pourquoi? parce que je n'avais que cette sorte de bienveillance qui consiste à s'étendre sur un sofa et à maudire l'Église et le clergé qui ne se font pas chaque jour martyrs et confesseurs.... Il est si facile, hélas! de voir que les autres devraient être martyrs....

—Eh bien! allez-vous du moins agir différemment.... maintenant?

—Dieu seul connaît l'avenir. Je suis plus brave qu'autrefois parce que j'ai tout perdu, et que celui qui n'a rien à perdre court aisément tous les risques.

—Et qu'allez-vous faire?

—Mon devoir, je l'espère, autant que je le pourrai, envers ces malheureux.... Je vais commencer par mes pauvres esclaves pour qui je n'ai encore rien fait.... et peut-être quelque jour me sera-t-il possible de faire quelque chose pour cette classe tout entière! quelque chose pour sauver mon pays de cette honte qui le couvre devant toutes les nations civilisées!...

—Croyez-vous qu'une nation consente jamais à émanciper ses esclaves?

—Je ne sais.... Voici le temps des grandes actions.... Çà et là l'héroïsme et le dévouement se lèvent sur cette terre.... Les nobles de la Hongrie affranchissent des milliers de serfs. Comme argent, c'est une perte immense. Peut-être parmi nous se trouvera-t-il des cœurs généreux, qui n'évalueront pas l'homme en dollars et en centimes.

—J'ai peine à le croire, fit mis Ophélia.

—Supposez que nous nous levions demain, et que nous affranchissions ces milliers d'esclaves, qui les instruira? qui leur apprendra à bien user de leur liberté? Ils ne pourront jamais faire grand'chose parmi nous. Nous sommes nous-mêmes trop paresseux et trop peu pratiques pour leur donner cette industrie et cette énergie sans lesquelles on ne pourra pas en faire des hommes! Ils iront dans le nord, où le travail est à la mode, où tout le monde travaille. Mais dites-moi, dans le nord, la philanthropie chrétienne est-elle assez grande pour suffire à la tâche de cette tutelle et de cette éducation? Vous envoyez des dollars par milliers aux missions étrangères; mais souffrirez-vous qu'on envoie ces païens dans vos villes et dans vos villages?... donnerez-vous votre temps, vos pensées, votre argent pour les enrôler sous la bannière du Christ? voilà ce que je voudrais savoir! Si nous émancipons, élèverez-vous? Combien de familles, dans vos villes, prendront un ménage nègre pour l'instruire et le convertir? Combien de marchands prendraient Adolphe, si j'en voulais faire un commis? combien de fabricants, si je lui apprenais le commerce? Si je voulais mettre Jane et Rosa à l'école, combien d'écoles voudraient les recevoir dans vos États du nord? Combien de familles les accueilleraient?... et pourtant elles sont aussi blanches que bien des femmes du midi ou du nord. Vous voyez, cousine, que je suis juste. Notre position est mauvaise. Nous sommes les oppresseurs officiels des nègres; mais les préjugés anti-chrétiens du nord ne les oppriment pas moins cruellement....

—C'est vrai, cousin, je le sais; c'était vrai même avec moi.... jusqu'à ce que je sois parvenue à vaincre mes répugnances.... Mais elles sont vaincues.... et je crois qu'il y a dans le nord une foule de braves gens qui n'ont besoin que d'apprendre leur devoir.... Il faut sans doute plus de dévouement pour recevoir ces païens parmi nous que pour leur envoyer des missionnaires chez eux.... Je crois pourtant que nous le ferons.

—Vous, oui! je sais que vous ferez tout ce que vous regarderez comme votre devoir.

—Mon Dieu! je ne suis déjà pas si bonne, dit miss Ophélia. Les autres feront comme moi, s'ils voient comme moi. J'ai l'intention de ramener Topsy chez nous. On s'étonnera bien un peu tout d'abord, mais ils arriveront à partager mes vues. Je sais d'ailleurs qu'il y a, dans le nord, bon nombre de gens qui font ce que vous disiez tout à l'heure.

—Oui... une minorité! et, si nos émancipations sont trop nombreuses, nous entendrons bientôt de vos nouvelles.»

Miss Ophélia ne répondit rien. Il y eut quelques instants de silence; le visage de Saint-Clare portait des traces d'accablement, il avait une expression sombre et rêveuse.

«Je ne sais, dit-il, ce qui me fait ce soir si souvent penser à ma mère. Je me sens dans l'âme je ne sais quels attendrissements, comme si ma mère était près de moi. Je pense à tout ce qu'elle avait l'habitude de me dire.... Quelle étrange chose que parfois le passé revienne à nous si vivant!»

Saint-Clare marcha encore quelques instants dans le salon.

«Je crois, dit-il, que je vais sortir un peu. Qu'est-ce qu'on dit ce soir?... Il faut que je voie cela.»

Il prit son chapeau et quitta le salon.

Tom le suivit jusqu'à la porte de la cour et lui demanda s'il devait l'accompagner.

«Non, mon garçon, je serai ici dans une heure...»

Tom s'assit sous la véranda.

C'était une splendide soirée: Tom regardait le jet d'eau, dont l'écume s'argentait sous les rayons d'un magnifique clair de lune.... il écoutait le murmure des eaux.... il pensait à sa famille et à sa maison.... Il se disait que bientôt il serait libre..., que bientôt il pourrait les revoir.... il se disait qu'à force de travail il rachèterait sa femme et ses enfants.... Il éprouvait une sorte de joie à sentir les muscles de ses bras puissants, en songeant que bientôt ses bras seraient à lui, et qu'ils conquerraient la liberté de sa famille.... Il pensa à son jeune maître, et adressa pour lui au ciel sa prière accoutumée.... Puis il pensa encore à cette belle Évangéline, maintenant parmi les anges.... et bientôt il s'imagina que ce visage brillant et ces cheveux d'or sortaient de l'écume étincelante de la fontaine et paraissaient devant lui.... Il s'endormit et il rêva qu'il la voyait venir à lui, légère et bondissante comme autrefois.... une guirlande de jasmin dans ses cheveux, les joues animées et l'œil rayonnant de joie. Puis, pendant qu'il la regardait, elle s'éleva lentement du sol, ses joues devinrent plus pâles, ses yeux profonds avaient des rayons divins, un nimbe d'or entourait sa tête.... Et la vision s'évanouit.

Tom fut réveillé par un violent coup de marteau et un bruit de pas et de voix à la porte.

Il courut ouvrir.... Des hommes entrèrent.... Ils portaient sur une civière un corps enveloppé dans un manteau: la lumière de la lampe tombait en plein sur le visage. Tom poussa un cri perçant.... le cri de l'effroi et du désespoir.... Ce cri retentit dans toute la maison.... Les hommes s'avancèrent, avec leur fardeau, jusqu'à la porte du salon, où miss Ophélia tricotait.

Saint-Clare était entré dans un café, pour lire un journal du soir. Une querelle s'était élevée entre deux hommes, un peu excités par la boisson. Saint-Clare et quelques autres personnes avaient voulu les séparer. Saint-Clare, en s'efforçant de désarmer un des deux hommes, avait reçu un coup de couteau dans le côté.

La maison se remplit bientôt de gémissements, de pleurs, de cris et de lamentations; les esclaves désespérés s'arrachaient les cheveux, se jetaient par terre, ou couraient, éperdus, dans toutes les directions; Marie avait des crises nerveuses; Tom et miss Ophélia gardaient seuls quelque présence d'esprit. Miss Ophélia fit disposer un des sofas du salon; on étendit dessus le blessé tout sanglant. Saint-Clare s'était évanoui de douleur et de faiblesse, à bout de sang. Miss Ophélia lui fit respirer des sels. Il revint à lui, ouvrit les yeux, les promena tout autour de l'appartement, et les arrêta enfin sur le portrait de sa mère.

Le médecin arriva et fit son examen. On vit bientôt, à son air, qu'il n'y avait pas d'espoir. Il n'en mit pas moins de soin à panser la blessure, assisté de miss Ophélia et de Tom. Les esclaves, désolés, se pressaient autour des portes, pleurant et sanglotant.

«Il faut les écarter, dit le médecin. Tout dépend maintenant du repos où on le laissera.»

Saint-Clare ouvrit les yeux et regarda fixement les malheureux êtres que miss Ophélia et le docteur s'efforçaient de faire sortir du salon. «Pauvres gens!» dit-il, et l'on vit sur son visage l'ombre d'un remords. Adolphe refusa de sortir. La terreur l'avait complétement égaré; il se coucha sur le parquet, et rien ne put le faire se relever. Les autres cédèrent aux instantes recommandations de miss Ophélia et se retirèrent, pensant que le salut de leur maître dépendait de leur obéissance et de leur calme.

Saint-Clare pouvait à peine parler.... il avait les yeux fermés; mais on ne devinait que trop l'amertume de ses pensées. Au bout d'un instant, il posa sa main sur la main de Tom, agenouillé auprès de lui.

«Tom! pauvre Tom!

—Eh bien, maître?

—Je meurs, dit Saint-Clare en lui prenant la main..., priez!

—Voulez-vous un prêtre?» dit le médecin.

Saint-Clare fit signe que non, et dit à Tom avec plus d'énergie encore: «Priez!»

Et Tom pria de tout son cœur et de toutes ses forces pour cette âme qui passait.... pour cette âme qui semblait se révéler tout entière, si triste et si désolée, dans le regard de ces grands yeux bleus mélancoliques.... Ah! c'était bien la prière offerte avec des cris et des larmes!

Quand Tom eut fini, Saint-Clare lui prit la main et le regarda sans rien dire. Puis il referma les yeux, tout en retenant la main.... Aux portes de l'éternité, la main blanche et la main noire se serrent d'une égale étreinte.... Cependant, doucement et d'une voix entrecoupée, Saint-Clare murmurait:

Recordare, Jesu pie,
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne me perdas.... illa die!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Quærens me.... sedisti lassus,...

Les paroles qu'il avait chantées dans la soirée lui revenaient à l'esprit....; paroles de supplication, adressées à la miséricorde infinie. Il entr'ouvrait encore les lèvres, et les fragments de l'hymne en tombaient....

«L'esprit s'égare, dit le médecin.

—Au contraire, il se retrouve enfin, dit Saint-Clare avec énergie; enfin, enfin!...»

Cet effort l'épuisa.

La pâleur de la mort s'étendit sur ses traits, et avec elle, comme si elle fût tombée des ailes d'un ange compatissant, une expression de paix et de calme. On eût dit un enfant qui s'endort.

Il resta quelques instants immobile.

Tous voyaient que la main du Tout-Puissant était sur lui. Avant que l'âme prît son essor, il ouvrit encore les yeux. Il y eut comme une lueur de joie, de cette joie qu'on éprouve à reconnaître ceux qu'on aime.... Il murmura: «Ma mère!» Tout était fini.

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