Chapitre III

Le brouillard s’était dissipé, et maintenant une nuée d’étoiles brillaient sur la mer. Le succès de cette première soirée dépassait les espérances de tous. Il n’y avait pas eu assez de champagne. M. Divisio en fit mettre une bouteille de côté, et, vers trois heures du matin, après le départ du dernier client, il invita Agar et Léopold Grünnberg à venir la vider avec lui.

– Mes enfants, – dit-il, – laissez-moi vous remercier du fond du cœur. Vous, Mademoiselle Jessica, vous avez été tout simplement admirable. Quel corps, quelle grâce, quels costumes ! Mes habitués n’en revenaient pas. Vous verrez la réclame qu’ils vont vous faire. Caïffa n’est pas une ville si désagréable, quand on la connaît. Quant à vous, cher Monsieur Léopold… Ah ! quel malheur que vous vous en alliez !

– Vous êtes trop bon, monsieur Divisio, – dit le jeune homme. – Cela me met encore moins à l’aise, pour vous apprendre une nouvelle peu agréable. Cette après-midi, je vous avais donné douze jours pour me remplacer. Voici qu’il me faut vous prier d’abréger ce délai. Je pars dans huit jours. Le Texas, le paquebot sur lequel je dois m’embarquer, arrive demain matin, en avance d’une semaine sur la date annoncée.

– Quel contre-temps ! fit M. Divisio.

Il reprit :

– Je ne veux pas dire que je ne me sois pas douté de quelque chose de ce genre quand, ce soir, j’ai vu entrer M. Cochbas, et lorsqu’il est venu vous parler. C’était la première fois qu’il venait chez moi.

– C’est lui, en effet, qui m’a appris l’arrivée prématurée du navire. Le Texas amène quelques nouveaux colons. Isaac Cochbas vient en prendre livraison. Par la même occasion, il a tenu à tenter un dernier effort pour me faire réintégrer le bercail.

– Et que lui avez-vous répondu ?

– Ce que vous devez penser.

– M. Cochbas, – dit Agar, – n’est-ce pas ce petit homme bossu, avec de grosses lunettes noires, qui était assis à cette table pendant le concert ?

– En effet, – répondit Léopold.

– Qui est-ce ?

– Un homme qui a une grosse influence en Palestine.

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Un tas de choses. Officiellement, il est administrateur du groupement auquel je viens de tirer mon coup de chapeau, la Colonie du Puits de Jacob, près de Naplouse. Il contrôle également les services de l’immigration. Il fourre son nez un peu partout et il paraît que Sir Herbert Samuel, le Haut-Commissaire britannique, prend souvent son avis, pour éviter qu’il le donne sans qu’on le lui demande. Les Sionistes seraient tous obligés de quitter le sol palestinien que c’est sûrement celui-là qui se réembarquerait le dernier. C’est un véritable fanatique de la nouvelle œuvre.

– Il est si influent que cela ? – dit M. Divisio, qui se grattait la tête.

– Je vous le dis. Pourquoi ?

– Parce que je crains qu’il me cause des ennuis. Pendant qu’elle dansait, il n’a pas cessé de regarder mademoiselle Jessica avec un drôle d’air. Tout ceci entre nous, n’est-ce pas ? Quand il s’est retiré, il m’a appelé sur le pas de la porte, et il m’a dit de façon fort sèche que des spectacles comme celui-ci étaient peu de nature à relever le niveau moral des nouveaux arrivants.

– Pour le voir rester coi, – dit Léopold en riant, – vous n’auriez eu qu’à lui citer l’ordonnance de février 1921, par laquelle son cher Sir Herbert a autorisé l’ouverture, dans toute la Palestine, de maisons de prostitution, chose qui ne s’était pas vue jusqu’à ce jour sur la sainte terre de nos ancêtres.

– Merci de la comparaison, – dit Agar.

– Mon établissement n’est pas un lupanar, – protesta M. Divisio.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, – fit Léopold, riant toujours et toussant : – seulement, qui peut le plus peut le moins.

 Le vilain petit bonhomme, en tout cas, – dit Agar. – Qu’il revienne ici, et je me charge bien…

– Mon enfant… – commença avec inquiétude M. Divisio.

– Soyez tranquilles, – dit le pianiste. – Vous ne le reverrez plus. Le café-concert, ce n’est pas son genre. Pour franchir le seuil de celui-ci, il a fallu qu’il tînt joliment à me voir revenir. J’en ai quelque orgueil, vous savez. J’ai beau ne pas couper dans ses illusions, je suis forcé de reconnaître qu’il est le contraire d’un imbécile. Si tout le monde avait eu sa foi, son intelligence, sa ténacité, peut-être serait-on arrivé à faire quelque chose dans ce sale pays.

– Il y est depuis presque aussi longtemps que moi, – dit M. Divisio.

– Il y est arrivé âgé de vingt-cinq ans, et il doit en avoir aujourd’hui quarante. Il n’a quitté la Palestine que pendant la guerre, et encore pour y revenir moins d’une année après sous l’uniforme anglais. C’est le Baron qui l’avait envoyé, vers 1905, pour étudier la comptabilité de la colonie de Bichon-le-Zion.

– Le Baron ? – dit Agar.

– Vous êtes juive, – fit Léopold, en haussant les épaules, – et vous n’avez jamais entendu parler du baron Edmond de Rothschild, peut-être ?

– Monsieur Cochbas connaît personnellement le baron Edmond de Rothschild ? – dit M. Divisio, avec une crainte respectueuse.

– Il a été pendant cinq ans un de ses secrétaires à Paris. Le Baron l’a donc envoyé ici. Isaac Cochbas y est resté. Le Baron, qui tenait à lui, a fait tout ce qu’il a pu pour le faire revenir. Il n’a jamais voulu rien entendre. Il dit que tout effort pour relever le Temple est frappé de stérilité, qui n’est pas poursuivi sur le sol d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Une quinte de toux plus violente secoua Grünnberg.

– Hum ! Assez causé, Voici la brume qui se lève de nouveau. Allons nous coucher, voulez-vous ? Je préfère ne pas crever ici, quitte à être privé de la joie de ressusciter, au jour marqué par les Prophéties, dans la terre de Jérusalem.

Le Texas leva l’ancre huit jours après emportant Léopold Grünnberg vers de nouvelles destinées. Agar s’était prise d’amitié pour ce jeune homme. Elle souffrit d’un départ qui lui faisait davantage sentir sa solitude dans une ville à laquelle elle sentait qu’elle ne parviendrait pas à s’habituer. Une lettre de M. Sampietri lui apporta quelque réconfort : il lui faisait espérer un engagement à Alexandrie à l’expiration de celui qu’elle avait conclu à Caïffa. Son intérêt de bon courtier était de multiplier les droits de mutation.

Agar ne laissa aucune illusion à M. Divisio sur son intention de le quitter au bout de trois semaines. Il hocha la tête d’un air navré.

– Vous aviez pourtant si bien réussi, – dit-il. – Je ne comprendrai jamais pourquoi les gens ne font que passer, dans ce pays.

La succession de Léopold Grünnberg se trouvait assurée par un jeune israélite russe du nom de Samuel Lodz. Il était lui aussi en rupture de ban avec sa colonie, installée sur la rive ouest du lac de Tibériade. Seulement, n’ayant pas de consul dont il pût se réclamer, il n’arrivait pas à obtenir son passeport, et végétait tristement à Caïffa. Il se vantait de posséder une culture musicale raffinée, et ne cachait pas l’écœurement où le plongeait son travail chez M. Divisio.

Le soir du départ de Léopold Grünnberg, qui était également le soir des débuts de Samuel Lodz, Agar commença ses danses vers dix heures. La première personne qu’elle aperçut dans la salle fut M. Isaac Cochbas.

– Il vient essayer de ramener à la colonie le nouveau pianiste, – se dit-elle, pour dissiper un malaise dont elle ne discernait pas la cause.

Tant qu’elle dansa, les lunettes noires demeurèrent fixées sur elle avec une immobilité insupportable.

Vers minuit, Samuel Lodz roula sa musique et prit congé, sans que M. Cochbas ait même eu l’air de s’en apercevoir.

« Tiens, il reste, pensa Agar. Tant mieux, j’aurai peut-être ainsi l’occasion de lui dire ce que j’ai sur le cœur. »

Elle continuait à lui en vouloir de la réflexion qu’il avait faite, huit jours plus tôt, à M. Divisio.

Au même instant, le garçon de salle s’approcha d’elle.

– Mademoiselle Jessica, il y a un monsieur qui vous fait demander si vous voulez prendre quelque chose avec lui.

– Qui ?

– Celui qui est là-bas, contre la balustrade, avec des lunettes noires.

– Ah ! par exemple !

Agar se leva tout d’une pièce. Maintenant, elle était devant le petit homme bossu, le regardant bien en face.

Lui, toujours assis, un coude sur la table, n’avait pas bougé.

Elle était vêtue d’une toilette bleue et or qui lui laissait les épaules et la gorge nues. Ces yeux qu’elle ne voyait pas, mais dont elle sentait les regards traîner sur sa chair, lui causèrent une sensation de malaise inexprimable.

– Vous m’avez fait demander, monsieur ? – dit-elle, sur son ton le plus cavalier.

– Oui, mademoiselle, – répondit-il d’une voix très douce, musicale presque.

Et il lui réédita son invitation.

– C’est mon métier d’accepter, – fit-elle.

– Que désirez-vous prendre ?

– Du champagne, autant que possible.

Elle avait recours, pour cacher son trouble, à l’impertinence.

Il répliqua avec le plus grand calme.

– Autre chose, si vous voulez bien. Je n’ai pas les moyens de vous offrir du champagne.

Parlant ainsi, il venait de retirer ses lunettes. Agar resta comme médusée. Les yeux d’Isaac Cochbas venaient de lui apparaître. Des yeux de myope, mais veloutés et noirs, admirables de tristesse et de profondeur. Ils répandaient sur cette face disgraciée une force lumineuse et pensive.

La danseuse continuait à rester debout, incapable de comprendre ce qui lui arrivait.

– Asseyez-vous, je vous prie.

Machinalement, elle obéit.

– Vous êtes venu parler à monsieur Lodz ? – demanda-t-elle, pour dire quelque chose.

– Monsieur Lodz ? Qui est-ce ?

– Le nouveau pianiste. Il a quitté lui aussi sa colonie, comme monsieur Grünnberg. Alors, j’ai pensé…

Il secoua la tête.

– Vous vous êtes trompée. Je ne suis pas venu pour monsieur Lodz.

Il ajouta, détachant nettement chacun des mots de sa phrase :

– Je suis venu pour vous.

– Pour moi ! – fit-elle.

Et se forçant pour éclater de rire :

– Pour moi ! et vous n’avez pas eu peur, en franchissant ce seuil ? peur pour votre niveau moral ?

– Il faudrait beaucoup me plaindre si j’étais aussi facile à tenter, – dit-il doucement.

Agar se mordit les lèvres.

– Vous avez mal interprété les paroles qu’on vous a rapportées. Ce n’est pas pour moi que j’ai peur.

– Pour qui, alors ?

– Pour les autres, mes frères, nos frères, ceux qui avancent dans la vie d’un pas moins affermi. Et encore, non. Parlant de la sorte, ce n’était pas à eux que je pensais. C’était à l’œuvre, à l’œuvre dont ils sont les pionniers élus, et dont ils ne doivent pas être, même une seconde, détournés.

– Quelle œuvre ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il la regardait avec une sorte de commisération qui emplissait Agar à la fois de crainte et de colère.

– Vous êtes Juive, pourtant, – dit-il enfin.

– Que vous importe ?

– Juive ! N’avez-vous jamais réfléchi, n’avez-vous donc jamais songé que vous avez des devoirs envers vos frères, envers tous ceux de votre race ?

Elle eut un rire plein d’amertume.

– Des devoirs, moi ? Vous m’amusez. Et eux, mes frères, comme vous dites, est-ce qu’ils se sont jamais préoccupés de savoir qu’ils en avaient envers moi, quand j’étais petite, et seule, et malheureuse comme les pierres ? Ma mère aussi était Juive. Elle est morte de faim. Et pourtant, il ne manquait pas de Juifs riches, à Constantinople, à l’époque où cela s’est passé.

– Vraiment, – fit-il, avec tristesse, – vraiment, jamais dans votre malheur un des nôtres ne vous a tendu une main secourable ?

Elle eut une seconde d’hésitation. Elle revit la misérable famille de Balata où elle était accueillie, petite, et où elle avait eu pour la première fois le spectacle merveilleux de la Thora, dans sa gaine de moire et d’or… Mais elle sacrifia à sa rancœur présente ce pauvre souvenir.

– Jamais, fit-elle âprement, – jamais. Ou si, plus tard, quand il y en a qui m’ont trouvée jolie et ont voulu coucher avec moi.

Elle comptait sur ce mot affreux pour provoquer un éclat, quelque chose par quoi il bondirait, qui lui ferait abandonner une seconde cette attitude obstinée et calme dont elle finissait par se sentir exaspérée. Son calcul fut déçu.

– L’air est humide, – dit-il, – vous avez une écharpe. Couvrez-en vos épaules. N’allez pas prendre mal, au moins.

Il continua, et sa voix se faisait de plus en plus douce.

– Vous avez été malheureuse, je comprends. Croyez-vous que cela m’étonne ? Les souffrances de notre peuple sont des souffrances dispersées. La grande disgrâce des souffrances dispersées, c’est que ceux qui voudraient leur venir en aide ne savent où aller les chercher. Bientôt, il n’en sera plus de même. Le jour où tous, les persécutés, tous, ils seront ici.

– En attendant, ceux qui y sont venus repartent, – dit-elle.

Il y eut dans son œil un éclair si douloureux qu’elle regretta sa phrase.

– Monsieur Grünnberg vous a parlé ? – demanda-t-il.

– Oui.

– Que vous a-t-il dit ?

– Qu’on les a trompés, lui et les autres ; que le pays où on les a fait venir n’était qu’un horrible champ de pierres.

Il hocha la tête.

– Des pierres, il y en a encore, c’est la vérité. Mais il y en aura de moins en moins. Nous en avons déjà enlevé beaucoup, et à la place de chacune d’elles croît déjà le blé pacifique… Vous verrez.

– Qu’est-ce que je verrai ?

Elle répéta sa phrase. Mais il parut ne pas l’avoir entendue. Il avait remis ses lunettes. Il finissait de vider, à petites gorgées, sa chope de bière hollandaise. Maintenant, privé du prestige de son magnifique regard, il n’était plus qu’un pauvre avorton cagneux, vêtu d’un ridicule complet gris où flottaient ses jambes grêles, ses bras terminés par d’osseuses mains de phtisique, toutes parsemées de taches de rousseur.

Muette, Agar en était à se demander avec étonnement comment un aussi piètre personnage avait pu lui causer une impression autre que la pitié dont elle se sentait à cette minute uniquement saisie, lorsqu’elle aperçut M. Divisio, qui, depuis un moment, lui clignait de l’œil de façon discrète. À l’autre bout de la salle, des petits messieurs élégants – la jeunesse dorée de Caïffa : – entouraient une table recouverte pour la circonstance d’une nappe blanche. Le garçon disposait des coupes autour d’un seau à glace d’où émergeaient les goulots de deux bouteilles de champagne.

Agar leur fit signe qu’elle allait arriver.

– Excusez-moi, je vous quitte, – dit-elle à Isaac Cochbas.

Il sembla sortir d’un rêve.

– Me quitter ? Vous vous en allez ?

– Oui, vous voyez, on m’attend.

Il avança une main tremblante comme pour retenir Agar.

– Venez avec moi, – dit-il d’une voix lointaine.

– Où ? – fit-elle en se reculant.

– Là-bas. Où était Léopold Grünnberg, où je suis ; où sont nos frères.

– Ce serait drôle, – dit-elle en riant.

Elle s’était levée.

– Allons, il faut que j’aille retrouver ces messieurs. J’ai pris rendez-vous avec eux. Rentrez chez vous bien sagement. Bonsoir.

Il s’était levé lui aussi. Il tenait à la main son feutre marron. Elle voyait ses genoux se choquer l’un contre l’autre.

– Je reviendrai, – dit-il.

– À votre aise.

Quand, vers trois heures du matin, au moment de la fermeture du café, Agar se retrouva seule avec M. Divisio, il lui dit avec un sourire un peu inquiet :

– Eh bien, vous en avez eu une conversation avec monsieur Cochbas. Il n’a pas réussi à vous endoctriner pour sa colonie, au moins ?

– Pensez-vous ! – fit-elle.

Et elle eut un geste canaille pour souligner l’improbabilité d’une telle hypothèse.

Quelques jours plus tard, elle était en train de causer, à l’heure de l’apéritif, avec plusieurs clients notables de l’établissement. Il y avait M. Toufik, un avocat libanais, M. Luzzano, un commerçant aisé de Caïffa, M. Montana, directeur de l’agence locale d’émigration d’une compagnie de navigation.

– Le Canada a essuyé un sacré coup de mer au large de la Crète, – disait M. Montana, en parlant d’un des navires de sa Compagnie qui était arrivé dans l’après-midi.

– Il a amené beaucoup de colons ?

– Une douzaine, alors que l’année dernière, à la même date, il en avait débarqué plus de cinquante. Les affaires du Sionisme n’ont pas l’air en très bonne voie.

– Douze seulement ? Je croyais qu’il y en avait vingt-cinq d’annoncés, – dit M. Toufik, qui était l’avocat de la Compagnie.

– Oui, mais les autres se sont évaporés en route. Ils ont dû trouver mieux. Isaac Cochbas en a fait une tête, quand il a connu ce déchet. Il m’a presque fait une scène. Comme si j’étais responsable !

– Il est à Caïffa ? – demanda Agar.

– Oui, il vient de Naplouse chaque fois qu’un paquebot amène des colons.

– On le verra peut-être ici ce soir ?

– Ça, j’en doute, ma belle. Ce n’est pas un fameux client pour les cafés, vous savez.

– Il n’est venu ici que deux fois, – dit Paul Trumbetta, un des jeunes gens qui se montraient les plus assidus auprès d’Agar, – et seulement depuis que tu es là. Il te fait la cour.

– Tu n’y connais rien, – dit Pierre Stephanidis, fort joli garçon de la même équipe. C’est elle qui est amoureuse de lui.

– Vous êtes deux idiots, – dit-elle. – L’autre soir, c’est lui qui m’a invitée le premier. Vous n’avez qu’à le devancer aujourd’hui, et vous verrez si je mets les pieds à sa table pourvu qu’il y ait du champagne à la vôtre, naturellement.

– Bravo, – dirent-ils, – et tope-là.

Le soir, ainsi qu’elle l’avait prévu, M. Cochbas était à son poste, à la même table. Agar fut obligée de s’avouer qu’elle eût été déçue de ne pas l’y voir.

Elle dansa, comme de coutume, et, comme la précédente fois, le garçon s’approcha d’elle.

– Mademoiselle Jessica, c’est le monsieur aux lunettes qui vous prie de venir à sa table.

– Dis-lui que je suis invitée pour toute la soirée, – répondit-elle.

Et elle alla s’asseoir au milieu des jeunes gens qui menaient grand bruit, autour d’un nombre respectable de bouteilles de champagne déjà vidées.

D’autres bouteilles furent apportées, et bientôt ce fut la bacchanale la plus bruyante, sinon la plus distinguée.

À sa table, M. Cochbas demeurait immobile. On eût dit que, derrière les lunettes noires, ses paupières étaient fermées.

– Jamais Jessica n’a été aussi rigolote que ce soir, – opina le jeune Trumbetta, qui buvait dans la coupe de la danseuse.

– Regardez-moi la tête de son amoureux, – dit Pierre Stephanidis. – Quel vilain singe !

Il attirait Agar contre lui, promenant ses lèvres sur sa gorge, ses épaules, plus bas encore.

– Eh ! là ! Eh ! là ! – criaient les autres.

Mais elle ne le repoussait pas.

À une heure, le vacarme et le tas de bouteilles n’avaient fait que croître. Isaac Cochbas était toujours là.

Profitant de l’inattention de ses adorateurs de plus en plus ivres, Agar s’était éclipsée quelques instants. Au moment où elle rentrait dans la salle, elle se trouva sur le seuil de la porte nez à nez avec Cochbas.

Il l’avait saisie au poignet. Elle l’entendit lui murmurer d’une voix sourde :

– N’avez-vous pas honte ?

– Quoi ? – fit-elle avec arrogance.

– Je répète : n’avez-vous pas honte ?

– Lâchez-moi, – dit-elle, hors d’elle-même.

Et comme il resserrait davantage son étreinte :

– Si je n’ai pas honte ? Ah oui ! Je comprends, monsieur est blessé dans son orgueil de voir une fille du Peuple Élu entre les bras des Goym. Si cela te déplaît, c’est le même prix, tu sais. En voilà, un phénomène. Voulez-vous me lâcher ?

Cette dernière phrase, elle l’avait criée. Sur la terrasse, tout le monde s’était retourné. Des réflexions, des protestations fusèrent.

Isaac Cochbas chancela, parut hésiter ; puis, repoussant Agar avec violence, il disparut dans la rue obscure.

Le lendemain, après une nuit et une matinée durant lesquelles elle dormit mal, Agar arriva au café à l’heure de l’apéritif. Il n’y avait encore personne sur la terrasse, sauf toujours à la même table, Isaac Cochbas.

Il vint à elle quand elle entra.

– J’ai des excuses à vous adresser, – dit-il.

– Asseyez-vous un instant avec moi, pour me prouver que vous n’avez pas de rancune.

Décontenancée, confuse même, elle obéit.

– Dites-moi que vous ne m’en voulez pas.

– Il faut me pardonner, à moi aussi, – murmura-t-elle. – J’avais bu, vous savez.

– Nous sommes tous les deux à plaindre, – fit-il.

Ils se turent. Plus troublée qu’il ne peut se dire, Agar tournait machinalement la cuiller dans le picon-citron que le garçon venait de lui verser.

– Vous repartez ? – dit-elle enfin.

– Demain matin. Le prochain bateau d’immigrants est le 6 avril. Vous rentrez en Égypte, dans dix jours, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Nous ne nous reverrons donc plus.

Elle se tut.

– Écoutez, – dit-il, – écoutez, – et sa belle voix musicale avait comme une cassure, – si je vous demande quelque chose, me l’accorderez-vous ?

– Quoi ?

– Voici. On vous a dit du mal de l’œuvre que nous poursuivons. Je veux que vous puissiez voir qu’on vous a menti, que nous ne trompons pas nos frères, que nous ne nous trompons pas nous-mêmes. Vous allez reprendre votre vie, mener vos pas là où le veut votre Destin. Si votre témoignage n’est pas pour nous, que du moins il ne nous desserve pas.

– Que faut-il faire ?

– Je repars demain en automobile, à midi. Vous pouvez être libre jusqu’à cinq heures, n’est-ce pas ? Eh bien, accompagnez-moi. Oh ! pas bien loin d’ici, à une petite heure, trente-cinq kilomètres à peine. Cela suffira pour vous donner une idée de la façon dont nous poursuivons notre tâche. Je continuerai ma route et vous reviendrez à Caïffa par la même automobile. Dites-moi que vous acceptez.

– J’accepte.

Il lui prit les mains avec émotion.

– Mademoiselle Jessica…, – commença-t-il.

– Ne me donnez pas ce nom, – dit-elle d’une voix sombre. – Ce n’est pas le mien. Je m’appelle Agar, Agar Mosès.

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