Chapitre IV

De retour dans sa chambre, Agar passa une bonne partie de la nuit à remettre à neuf et à débarrasser des parements un peu trop voyants un petit tailleur foncé qu’elle avait longtemps porté en voyage et qu’elle pensait bien ne plus jamais revêtir. À midi, elle se trouvait avec M. Cochbas à l’endroit convenu, la place située devant la gare du chemin de fer. Elle portait une voilette épaisse.

Isaac Cochbas discutait au milieu d’hommes et de femmes qui, gesticulant, brandissaient force papiers. Quand il reconnut Agar, il se dégagea précipitamment et vint à sa rencontre.

– Je vous remercie. Jusqu’au dernier moment, j’ai craint que vous ayez un empêchement, que vous ne veniez pas.

Elle se borna à répondre :

– J’avais promis.

– J’ai à m’excuser, – dit-il. – Vous allez être obligée d’attendre un quart d’heure. Quelques formalités à remplir avec le service des passeports. C’est toujours la même chose. Au lieu de nous aplanir les difficultés de ce genre, on semble prendre plaisir à les créer. Caïffa, voyez-vous, c’est encore la zone neutre. Nous n’y sommes pas tout à fait chez nous.

Il parlait avec volubilité, un sourire éclairant sa face malingre. Il paraissait heureux.

Agar s’assit sur un banc, devant la porte du pavillon de contrôle. De là, un peu à l’écart, elle put à son aise examiner le groupe formé par les nouveaux colons. Descendus la veille du paquebot, ils s’apprêtaient, après vérification ultime de leurs papiers d’identité, à monter dans l’auto-car qui devait les acheminer vers les colonies auxquelles ils se trouvaient affectés. Ils étaient onze, huit hommes et trois femmes. Les hommes, dans la façon dont ils étaient vêtus, n’avaient rien de l’ouvrier ni du paysan. Leurs habits affichaient cette misère prétentieuse qui fait florès chez les clients hirsutes de certains cafés de Montparnasse. Un seul d’entre eux avait le caftan noir classique, le chapeau rond, les longues papillotes couleur de liebig. Visiblement, les autres le tenaient à l’écart. Les femmes, jeunes, cheveux coupés courts, beaux visages réguliers, mais souffreteux et méfiants, avaient l’aspect de dactylographes anarchistes.

Les tristes loques dont elles étaient vêtues leur faisaient considérer Agar sans bienveillance.

Isaac Cochbas se multipliait, répondant aux questions qui lui venaient de tous côtés, tant des nouveaux colons que des agents et fonctionnaires chargés à un titre quelconque du dédouanement de ce matériel humain, donnant des instructions et des conseils avec une autorité et une précision qui permettaient d’imaginer le désordre dans lequel se serait en son absence poursuivie l’opération. Il fit signe à Agar de ne pas s’impatienter, que les choses tiraient à leur fin.

Un camion automobile recouvert d’une bâche avançait lentement sur la place. Il fit halte devant le pavillon. Les futurs colons y montèrent et s’assirent, six d’un côté, cinq de l’autre, sur deux bancs se faisant face. Leurs pauvres bagages, ils les calèrent entre leurs pieds, sur le plancher du camion. Isaac Cochbas donna en anglais quelques ordres au chauffeur et la lourde voiture s’ébranla.

Il revint à Agar en poussant un soupir de soulagement.

– Vous vous donnez bien du mal, – dit-elle.

– Je voudrais avoir à m’en donner beaucoup plus encore, – fit-il. – Songez que nous sommes, au bas mot, vingt millions de Juifs dans le monde, et que, sur ces vingt millions, trente mille à peine ont pris jusqu’à présent le chemin de la Palestine. Mais nous ne faisons que débuter, n’est-ce pas ? Le ruisseau va devenir rivière, puis fleuve majestueux qui emportera tout. Soyez tranquille, vous verrez.

La trompe d’une petite automobile qui survenait mit fin par un brusque appel à ses effusions lyriques. Il sourit.

– Voici notre voiture qui nous avertît que le temps presse. C’est avec elle que vous reviendrez, dans quatre heures. Montez, voulez-vous ?

En peu de temps, ils eurent rejoint et dépassé l’auto-camion. Les immigrants, genoux contre genoux, les regardèrent sans les reconnaître. Agar entrevit de nouveau ces faces pleines de fatigue et de résignation morne.

– Les pauvres gens, n’est-ce pas ? : – dit Cochbas qui avait surpris son regard. – Mais, dans un mois, vous les reverriez que vous ne les reconnaîtriez plus. Ils viennent de la misère renfermée des grandes villes. Ils retournent à la vie libre, ventilée, à la vie ancestrale. Ne sentez-vous comme, dans ce pays, vos poumons se dilatent mieux qu’ailleurs ?

Elle était, il est vrai, un émerveillement, cette tiède matinée de mars. Les cimes du Carmel, couvertes à foison d’herbes éphémères, découpaient au sud l’azur cru du ciel. À l’ouest s’étendaient à perte de vue des prairies marécageuses et verdâtres, bornées à l’horizon par le cercle bleu de la mer et des montagnes de Syrie.

– Saint-Jean-d’Acre, – dit Isaac, désignant dans le lointain une ville blanche qui s’effaçait avec la rapidité d’un mirage.

L’automobile croisait ou dépassait des caravanes de chameaux alternant avec des camions chargés de matériaux de construction. De majestueuses troupes de cigognes se promenaient parmi les herbages, à quelques mètres à peine de la route. Ainsi que dans le primitif Éden, les animaux paraissaient ici n’avoir pas eu encore l’occasion de se défier de l’homme.

Agar releva sa voilette. Cette brise, cette fraîcheur ensoleillée la plongeait dans une torpeur délicieuse. Un soupir de bien-être lui échappa.

Isaac Cochbas exultait.

– N’est-ce pas que l’air est ici plus léger, plus tonique que partout ailleurs ? Vous savez qu’il n’est pas de climat plus sain que celui de la Palestine.

La Palestine. Elle resta frappée de ce mot, comme si elle l’entendait pour la première fois depuis qu’elle était à Caïffa, comme s’il n’était pas inscrit sur son passeport. C’était vrai, pourtant, elle était à l’heure actuelle en Palestine ! Comment n’avait-elle pas, jusqu’à cette minute, pensé à cela ! Beaux mondes de souvenirs, parmi lesquels, petite fille, elle avait trouvé le baume unique de ses détresses, vous lui revîntes à cette minute en foule. Elle allait donc les voir, les fontaines à l’eau desquelles venait puiser la cohorte des femmes mystérieuses, ses aïeules, Agar et Rebecca, Noémi, Ruth et Séphora.

Un pneu s’étant dégonflé, ils descendirent de l’automobile. Agar se déganta, prit au talus une poignée de terre, qu’elle laissa pensivement couler dans sa main.

Dans une sorte d’extase, Isaac Cochbas la regardait faire.

– À quoi songez-vous ? – murmura-t-il.

Elle n’eut pas besoin de lui répondre pour qu’il comprît qu’elle songeait aux pauvres Juifs dispersés par le monde, au sachet empli de cette terre qu’on met dans le cercueil des plus favorisés, afin qu’à Paris comme à Moscou, à Prague comme à New-York, leur tête, jusqu’au jour du grand réveil, puisse reposer sur le sol sacré.

Le pneu regonflé, ils repartirent. Maintenant, l’automobile commençait à s’élever au flanc de la petite chaîne de montagnes qui verrouille vers l’est la plaine d’Acre. Les virages, de plus en plus brusques, se traduisaient en secousses qui les projetaient fréquemment l’un contre l’autre. À chaque cahot, avec un sourire un peu gêné, ils reprenaient leur place. Ils se taisaient.

Un camion les croisa, empli de jeunes gens robustes. Cols et bras nus sortaient des chemises kaki à l’américaine. Ils avaient entre leurs jambes ou sur l’épaule les pelles et les pioches avec lesquelles ils se rendaient à leur travail.

– Ce sont des colons de Djebata qui vont aux champs, – dit Isaac Cochbas.

– Des Israélites ?

Il la regarda avec orgueil.

– Oui, des Israélites. Si vous saviez la joie que me cause votre surprise ! Des Israélites, ces jeunes hommes alertes et sains, déjà réhabitués aux travaux agricoles, ayant abandonné les petits outils des échoppes sordides pour manier en plein vent salubre les faulx et la bêche, voilà qui est pour étonner bien des gens, et vous-même, n’est-ce pas ? Tant il est vrai que nous avons fini nous-mêmes par admettre les préjugés de nos ennemis à notre égard ! Eh bien, dans quinze jours, dans un mois tout au plus, les douze malheureux que vous avez vus tout à l’heure à Caïffa dans l’état pitoyable que vous savez, vous les reverrez ayant repris conscience d’eux-mêmes, et confiance, ravivés, transformés, semblables en tous points aux superbes jeunes gens que nous venons de croiser. Tel est le miracle du Sionisme. Des épaves de la vie, il refait des hommes, des femmes dignes de ce nom, heureux de leur sort, fiers d’être redevenus des êtres libres sur la terre qui leur fut de toute éternité dévolue. Comprenez-vous, maintenant ? Regrettez-vous d’avoir fait droit à ma requête en m’accompagnant ?

Elle si peu contrariante, elle fut sur le point de lui répondre : « Léopold Grünnberg, Samuel Lodz, cependant… » Mais elle se tut, autant pour ne point troubler l’enthousiasme de Cochbas que par crainte de mettre fin à l’espèce d’anéantissement bienheureux dans lequel elle se sentait baigner toute.

– Vous êtes depuis longtemps en Palestine ? – se borna-t-elle à dire.

– Il y a quinze ans que j’y suis venu pour la première fois. Je pourrais vous raconter ma vie, voyez-vous, sans éprouver la gêne qu’on a à parler de soi, parce que cette vie, elle se confond depuis vingt ans avec l’histoire de l’œuvre à laquelle je me suis consacré. Vous êtes née à Constantinople ?

– Oui, – dit-elle évasivement.

– Moi, je suis né à Paris.

Une lueur rapide brilla dans les yeux de la jeune femme.

– Paris ! – murmura-t-elle d’un ton pensif.

– Oui, Paris. C’est encore la ville où un pauvre juif sans ressources a le plus de chance de se tirer d’affaire de façon à peu près digne de lui, de sa race. Mon père m’avait mis au lycée. Mais il était ruiné et mort avant que j’eusse le temps de terminer mes études. Il fallait vivre. Je n’ai pas honte de vous dire ce que je fis alors, puisqu’en m’abaissant j’exalte celui qui me sauva ; et puis j’éprouve de la joie à vous apprendre que, dans mon enfance, j’ai été malheureux aussi, bien malheureux. J’avais eu au lycée Charlemagne un condisciple très riche, mais assez médiocre élève. Il me donna mille francs pour aller passer à Dijon le baccalauréat à sa place. C’était pour la rhétorique. Il fut reçu avec mention et je pus payer moi-même les droits et passer les épreuves pour mon propre compte, au mois d’octobre. Enhardis, l’année d’après, nous recommençâmes la même combinaison pour la philosophie. Cette fois, je fus pris. C’est alors que je fus sauvé de la prison et de la misère par un homme admirable, un homme dont tout Israël ne devrait cesser de bénir le nom.

– Oui, je sais, – dit Agar, – le Baron.

– Vous avez entendu parler de lui ? – demanda-t-il.

– Oui, à votre propos.

Il eut pour la remercier un regard de gratitude passionnée. La pensée qu’elle avait pu s’occuper de lui, mêler son nom à ses conversations semblait dépasser ce pauvre être. Il ne trouva plus rien à dire jusqu’au moment où la petite automobile, qui était en train de gravir en haletant une colline plus abrupte que les précédentes, fit halte à son sommet.

– Regardez, – dit alors Isaac Cochbas.

À leurs pieds venait de surgir soudain une admirable plaine, aussi riche, aussi fertile, aussi bien cultivée que les plus belles des campagnes européennes. Jusqu’à l’horizon arrondi et cerné de toutes parts par des chaînes de montagnes bleuâtres, les blés verts ondulaient, coupés çà et là de grands rectangles dont les coloris allaient du brun noir au beige pâle, et qui étaient les terres nouvellement ensemencées. Par endroits, des fumées grises s’élevaient, indiquant l’emplacement des nouvelles colonies. On distinguait les plus rapprochées, mosaïques régulières et symétriques de maisons en planches, modernes villages où le clocher se trouvait remplacé par les réservoirs d’eau ou l’aéro-moteur.

Un train minuscule traversait de biais l’immense plaine. Il s’arrêtait devant une station à toit rouge, repartait, et longtemps, très longtemps après, le coup de sifflet annonciateur du départ parvenait aux oreilles de Cochbas et de la jeune femme.

– Arrêtons-nous un moment ici, voulez-vous ? proposa Agar.

Ils descendirent de voiture et allèrent s’asseoir au bord de la corniche. À leurs pieds, le miraculeux printemps de Palestine déroulait ses éphémères tapis de fleurs : bleuets, anémones de velours rouge, cyclamens, marguerites multicolores.

– Comment s’appelle cette plaine ? – demanda Agar.

– La plaine de Jizréel.

Elle fronça les sourcils. Ce nom évidemment lui disait quelque chose, évoquait le temps déjà lointain où, petite fille, elle se prenait de tant d’amour pour les belles histoires de la Thora. Mais il était naturel que les événements qui avaient surgi depuis à la traverse fussent parvenus à effacer le souvenir d’Esther et de Dalila.

Cochbas, qui suivait avec émotion chacune des ombres qui passaient sur cette face charmante, vint à son aide.

– Jizréel, – murmura-t-il, – souvenez-vous. Jézabel précipitée de la fenêtre de son palais. Jéhu faisant fouler aux pieds de ses chevaux le cadavre de la vieille reine.

– Je crois que je vais me rappeler, – dit-elle. – Nommez-moi encore d’autres endroits. Quelle est cette ville, là-bas, à gauche ?

Elle désignait, dans une échancrure de la montagne, un amoncellement de maisons grises et de toitures rose pâle, une ville hérissée de cyprès noirs.

– C’est Nazareth, – dit Cochbas, – Nazareth où naquit, comme vous le savez, un des hommes qui ont le plus contribué à jeter sur le nom d’Israël une gloire impérissable. Vous êtes étonnée peut-être de m’entendre ainsi parler de Jésus, alors que nos frères orthodoxes continuent à voir en lui le pire de nos ennemis, la source des malheurs qui n’ont cessé depuis deux mille ans de fondre sur notre race. C’était le point de vue antique. Nous, nous prétendons nous affranchir des influences cléricales qui ont failli figer Israël dans l’immobilité du tombeau. Que ne puis-je vous citer la page sublime où notre grand Enelow expose notre attitude vis-à-vis du doux prophète galiléen. « En lui s’est concentré ce qu’il y a de meilleur, de plus mystérieux et de plus enchanteur en Israël, en ce peuple éternel… »

Il s’exaltait, s’exaltait, et soudain, il se tut brusquement. Les yeux d’Agar s’étaient détournés de la ville aux cyprès noirs. Ils étaient arrêtés maintenant sur une montagne isolée, sorte de vaste pyramide grise.

– Le Mont Tabor, – expliqua-t-il. – Plus loin, c’est Endor. Souvenez-vous, Endor, la Sibylle que Saül vint consulter la veille de la bataille où il devait perdre la vie.

– Et ce petit village, là-bas, vers le sud ?

– Solem, le pays d’Abizag la Sunamite, la pauvre enfant qui se dévoua pour réchauffer la vieillesse du Saint Roi.

– Abizag, – répéta Agar, – Abizag, oui, je me rappelle…

Elle demanda encore, d’une voix de plus en plus oppressée, avec l’émotion que doit avoir l’enfant qui retrouve chaque chose à sa place, dans la maison paternelle d’où il a été si longtemps chassé.

– Et ces montagnes qui barrent l’horizon, juste en face de nous ?

– Les monts de Gelboé, – dit Cochbas. – Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’avez-vous ?

Il venait de s’apercevoir que les yeux de la jeune femme étaient pleins de larmes. Anéanti, Cochbas l’entendit qui murmurait comme en un songe :

– « Ô monts de Gelboé, que sur vous il ne tombe plus ni pluie ni rosée. »

C’était, dans la bouche de la danseuse, la sublime apostrophe du livre de Samuel, la lamentation de David sur le corps de Saül.

Il ne put retenir davantage son émotion.

– Ah ! – s’exclama-t-il en un transport presque sauvage, – je savais bien qu’elle vous parlerait, la vieille terre ! Je savais bien que vous la reconnaîtriez, et que, malgré vous, au besoin, elle vous forcerait à être nôtre.

Rien n’est plus maladroit qu’un enthousiasme, un cri de victoire prématuré. Agar s’était ressaisie. Elle regardait son bracelet-montre.

– En attendant, – dit-elle sèchement, – n’oublions pas qu’il va bientôt être trois heures, et que je dois être de retour à Caïffa pour l’apéritif.

Elle arriva en retard chez M. Divisio. Il lui avait fallu d’abord passer chez elle pour changer de robe et se mettre du rouge et de la poudre.

– À l’amende, – hurlèrent en chœur, quand elle entra, Stephanidis, Trumbetta et les autres. D’où vient-elle ainsi, la belle enfant ?

– De me promener dans les environs, – dit-elle. – Et je vous prie de ne pas me casser ainsi la tête avec vos rugissements. J’ai la migraine.

– Eh bien, vrai, – fit Trumbetta, d’un air piteux, – on ne peut pas dire que l’air de la campagne contribue à la rendre aimable, celle-là.

La dernière semaine se passa sans incident. Le samedi, M. Divisio prit à part la danseuse.

– J’écris ce soir à monsieur Sampietri, – dit-il.

– Ah ! Vous lui ferez bien mes amitiés.

– C’est pour lui demander de m’envoyer quelqu’un à votre place, à moins, naturellement, que vous ne nous fassiez à tous le grand plaisir de rester. On vous aime ici, vous savez. Je puis dire que vous avez bien réussi.

– Je vous remercie, monsieur Divisio. Mais il faut que je m’en aille.

– Si c’est, – dit-il, se grattant la tête, parce que vous avez trouvé en Égypte un meilleur engagement, on pourrait peut-être s’arranger. Pour vous garder, j’irai facilement jusqu’à une demi-livre de plus par jour.

– Vous êtes bien aimable, – dit-elle. – Mais c’est décidé, voyez-vous. Je pars.

Le 2 avril, sa dernière soirée, les habitués du café Divisio tinrent à offrir en l’honneur d’Agar un champagne monstre. On vida quarante bouteilles, le record de Caïffa.

– Tous tes admirateurs sont là, – dit le petit Stephanidis, ému.

– Tous, non, – rectifia Paul Trumbetta, toujours farce. – Il en manque un, le vilain petit singe à lunettes noires.

– Monsieur Cochbas, – dit l’agent de l’émigration, – il sera ici le 6, pour ramener les colons que va apporter le prochain bateau.

– Verse un pleur, belle Jessica, – dit Pierre Stephanidis. – Tu ne le reverras plus, ton amoureux. À propos, comment rentres-tu en Égypte, par le train ou par le paquebot ? Nous tenons à t’accompagner demain, tu sais, à la gare ou à l’embarcadère.

– Je vous en dispense, – dit-elle. – J’ai toujours eu horreur des départs en fanfare.

Le 6 avril, quatre jours après qu’Agar eut quitté l’établissement, les clients du café Divisio virent, vers onze heures du soir, entrer Isaac Cochbas. Il commanda un verre de bière, resta une heure, puis s’en fut, le dos plus voûté que jamais.

Des rires saluèrent sa retraite.

– Le pauvre diable, – dit Paul Trumbetta. – Il la croyait toujours là. Elle ne lui aura même pas envoyé une carte postale pour l’avertir de son départ. C’est égal, c’était une brave fille, cette petite Jessica.

Le lendemain, à midi, devant le pavillon de l’émigration, Isaac Cochbas était en train de procéder au contre-appel des nouveaux arrivés. Soudain, ses doigts tremblèrent. Il faillit laisser tomber sa liste…

Il venait d’apercevoir Agar.

Elle se tenait, comme la première fois, à côté de la porte du pavillon. Elle avait un manteau de voyage et à la main un petit sac.

– Vous ici, vous, – balbutia Isaac. – Je vous croyais repartie.

Elle secoua la tête.

– Je suis restée, monsieur Cochbas, – dit-elle.

Et comme il continuait à la regarder, sans un mot, dans une stupéfaction touchant à l’hébétude, elle ajouta :

– Vous aurez sans doute une place pour moi, au Puits de Jacob, ou ailleurs.

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