Chapitre V

Le camion automobile se mit en route vers midi et demi. Il n’avait pas parcouru plus de cent mètres qu’une panne l’immobilisa. La réparation qui s’imposait était sérieuse. Le chauffeur dut faire appel à un mécanicien. Il était plus de deux heures lorsqu’on put repartir.

Les nouveaux arrivants étaient au nombre de huit, tous juifs de Bessarabie, pauvres diables aussi craintifs que s’ils venaient d’échapper à un pogrom. Abasourdi par la soudaine apparition d’Agar, Isaac Cochbas ne s’était ressaisi que pour lui proposer de prendre place avec lui, comme la dernière fois, dans une automobile qu’on commanderait immédiatement. En quelques mots très brefs, elle avait refusé. C’était la vie de tous qu’elle entendait mener désormais, au Puits de Jacob ou ailleurs, et rien ne saurait la désobliger davantage, ni être plus contraire à l’esprit de sa détermination que les exceptions qu’on pourrait tenter de faire en sa faveur. Tout cela était dit d’une façon assez sèche pour que Cochbas perdît immédiatement, au cas où il eût été assez naïf pour l’avoir, l’illusion qu’un sentiment quelconque de sympathie à son égard avait pu entrer le moins du monde dans la décision de la jeune femme. Inutile d’ajouter que, loin de lui en vouloir, il ne l’en avait placée que plus haut dans son estime, et qu’il n’avait pas eu à réfléchir beaucoup pour choisir la colonie à laquelle elle allait être affectée. N’y aurait-il eu qu’une place libre au Puits de Jacob – et Dieu savait que malheureusement il n’en était pas ainsi – cette place eût été pour Agar.

Dans le camion, tandis qu’il s’était assis auprès de la portière, elle s’était installée à l’autre bout, à côté d’une fillette rousse, étrangement belle dans ses guenilles. Elle l’avait questionnée en roumain. Cette enfant, dont la misère avait visiblement retardé la croissance, avait près de seize ans. Ses parents avaient péri dans une échauffourée entre les troupes roumaines et les soldats de l’armée rouge. Restée seule au monde, elle avait été inscrite d’office sur les listes des recrues destinées à la Palestine. Elle ne savait qu’une chose : à partir de ce moment, elle avait mangé à sa faim. En outre, on lui avait promis qu’arrivée au terme du voyage, elle serait habillée convenablement.

– Est-ce que c’est vrai, madame ?

– Ne m’appelle pas madame. Appelle-moi Agar. C’est mon prénom. Et toi, comment t’appelles-tu ?

– Guitelé Worms. Est-ce qu’on me donnera une robe neuve ?

Agar pensa qu’elles sont toujours les mêmes, les préoccupations des petites pauvresses de seize ans.

– Oui, on te donnera une robe neuve.

Parlant ainsi, elle aperçut les lunettes de Cochbas braquées sur elle. Elle devina dans ces yeux invisibles une supplication. Elle eut pitié, elle ajouta :

– Et tu seras très heureuse, tu verras.

La petite poussa un soupir de soulagement et se mit à regarder la campagne.

Le camion était en train de dépasser l’endroit où dix jours auparavant, Agar s’était arrêtée en compagnie d’Isaac Cochbas. Elle reconnut le talus au bord duquel ils s’étaient assis. Mais elle prit son air le plus indifférent. Il ne s’agissait pas de rendre son compagnon insatiable en lui procurant aussi vite une nouvelle satisfaction. Et puis, elle tenait à conserver le bénéfice de l’entière liberté de son acte.

La traversée de la plaine de Jizréel prit une bonne heure, au cours de laquelle ils rencontrèrent de nombreux camions chargés de travailleurs qui se rendaient aux champs ou qui en revenaient. Ceux-ci regardaient les nouveaux venus avec une curiosité sympathique. Évidemment on sentait qu’il y avait encore, dans ce pays, du travail pour tous les bras de bonne volonté, et les arrivants évoquaient l’idée de renfort, non celle de concurrence.

À Afulé, village situé au milieu de la plaine, à l’endroit où le chemin de fer de Damas coupe la route de Jérusalem, Cochbas fit arrêter le camion. Il ne pouvait plus garder pour lui seul la joie désordonnée qui le possédait. Elle se traduisit pour les immigrants par une demi-douzaine de bouteilles de bière qu’il leur offrit dans une guinguette en branchages au-dessus de laquelle flottait un fanion bizarre qui était le drapeau de la Nouvelle Sion. Ces affamés, ces assoiffés burent la bière et dévorèrent le pain et les sardines à l’huile que leur bienfaiteur y avait fait joindre. Maintenant que le bruit du moteur s’était tu, un silence impressionnant régnait sur l’immense plaine, un silence rompu seulement par une plainte régulière, sourde, monotone, qui était celle du vent caressant et faisant onduler à perte de vue les seigles et les blés en fleurs. Une sorte de torpeur religieuse envahissait Agar. Ce spectacle, ces émotions lui donnaient de plus en plus la certitude que le mot de bonheur pouvait être une réalité pour une âme juive, et que cette réalité consistait, sur la terre hérissée des épis semés de nouveau par ceux de sa race, à sentir passer dans ses cheveux le même vent qui avait caressé les chevelures de Rachel et de Lia, de Judith et de Bethsabée. Elle avait trop le respect des volontés du destin pour avoir seulement l’idée de regretter son passé. Elle se bornait à songer à quel point sa vie eût pu être différente si, douze ans plus tôt, l’Éternel, qui est un, mais dont les voies sont multiples, à la place de madame Lazaresco avait envoyé au devant d’elle Isaac Cochbas. L’extraordinaire changement qui venait de se produire dans son existence ne l’étonnait guère. Elle était surprise simplement d’avoir été convoquée si tard sur la route qui devait voir l’accomplissement de sa destinée.

Cochbas donna le signal du départ et l’on regagna l’automobile. À ce moment, une petite caravane de Bédouins passait sur la route. Les hommes, splendides avec leurs barbes courtes et blettes, leurs yeux d’émail blanc, leurs guenilles majestueuses, regardèrent avec une haine peu dissimulée cet essaim de juifs disgraciés qui trébuchaient et se bousculaient en se hissant dans le camion. De leurs bouches tatouées d’indigo, les femmes ricanèrent, et l’une d’elles cracha par terre avec ostentation. Cette insulte aurait été relevée, peut-être, par des sionistes réenracinés depuis plus longtemps. Mais Cochbas n’avait pas vu le geste, et les autres n’étaient pas encore assez conscients de leur dignité retrouvée pour hasarder une protestation. Seule, Agar eut un sursaut de révolte douloureuse. Ces sauvages-là aussi, alors… Elle ne pouvait oublier que souvent, au cours des parties les plus folles, entourée des adorateurs les plus affranchis de préoccupations autres que la recherche de leurs plaisirs, il lui avait suffi, par une sorte de bravade triste, de révéler ou d’évoquer son origine, pour jeter sur la gaieté comme une cendre passagère. Que les convives fussent chrétiens ou musulmans, russes, anglais, turcs, français, italiens, c’était presque toujours la même chose, un silence d’autant plus pénible, d’autant plus outrageant qu’il émanait d’hommes qui venaient de se montrer plus empressés et plus joyeux. Mais cette injustice universelle n’est-elle pas précisément, ô peuple élu, la rançon de l’orgueil que tu es en droit de tirer de ta mission divine ?

Le camion atteignait presque, à présent, les confins orientaux de la plaine galiléenne. Les étoiles commençaient à trouer un ciel de velours bleu tendre. Puis, la lune, cette même lune que Jacob avait vu briller entre les barreaux de son échelle, parut au-dessus des monts de Gelboé. Les voyageurs somnolaient. La petite Guitelé s’était endormie, la tête sur l’épaule d’Agar. La jeune femme, elle, avait ouvert son sac à main. Cochbas, qui ne la quittait pas des yeux, la vit avec surprise en retirer de minces objets métalliques qui tracèrent dans l’obscurité de fugitives paraboles brillantes lorsqu’elle les lança les uns après les autres sur la route. Successivement, elle se débarrassa ainsi de ses crayons gras, de son rimmel, de son rouge à lèvres.

Le paysage s’était profondément modifié. Le camion avançait dans une gorge encaissée entre de gigantesques pans de roches, franchissant des ponts jetés sur des torrents d’où montait parfois le mince murmure de l’eau. Les lumières annonciatrices de villages ou simplement de maisons s’étaient faites de plus en plus rares. Il y avait bien une demi-heure qu’on n’en avait aperçu. Guitelé s’était réveillée, et, troublée par l’aspect sauvage de ces escarpements, elle interrogeait Agar à voix basse. Mais elle ne pouvait retirer d’elle que les plus vagues des assurances. Que ferait-on au Puits de Jacob ? On travaillerait. Sans doute, mais à quoi ? La jeune femme eût été bien incapable de l’apprendre à la fillette. Elle l’ignorait. Mieux encore, elle ne s’en souciait pas. La quiétude qu’elle goûtait était faite précisément de l’aliénation de toute initiative, d’indifférence pour tout ce qui n’était pas son rêve. Peu importait à leurs ancêtres dans le désert de savoir ce qu’ils feraient quand ils auraient atteint la Terre Promise. L’essentiel était de l’atteindre, et ils s’étaient remis à la mystérieuse colonne de fumée du soin de les y conduire.

– Regardez, – dit soudain Guitelé en poussant le coude de sa compagne.

Elle lui désignait un point lumineux qui se balançait au milieu de la route, à une cinquantaine de mètres. Le camion corna, ralentit, s’arrêta auprès de deux ombres, deux hommes dont l’un tenait à la main une lanterne.

– Isaac Cochbas, – appela l’homme à la lanterne.

– Voici, voici, – répondit Cochbas.

Et il descendit sur la route.

– Combien ? – demanda l’ombre à la lanterne.

– Quatre. Trois hommes et une femme.

– C’est peu. Nous comptions sur huit nouvelles recrues, au moins. Vous savez, ce n’aurait pas été du luxe.

– Je le sais, mais pour vous les donner, il aurait fallu ne rien garder pour le Puits de Jacob. Et là aussi, on manque de bras.

L’homme à la lanterne haussa les épaules.

– Que voulez-vous, Cochbas, on essaiera de s’arranger tout de même. Si au moins parmi les gens que vous m’amenez, il y avait un seul agriculteur de profession.

– Il n’y en a pas. Mais vous savez que la bonne volonté ne manque pas aux nouveaux arrivants. Ceux-ci feront comme les autres.

– Je sais, je sais. Mais tâchez au moins qu’au prochain bateau il y ait encore quelque chose pour nous.

– On tâchera. Voilà les papiers de ceux-ci.

L’homme avait élevé sa lanterne. Sous la lumière jaune, Agar et la petite distinguaient des carnets, des passeports, que des mains feuilletaient.

– Abraham Smolsky, – appela Cochbas.

L’interpellé ne répondit pas. Il ronflait dans le camion, en face d’Agar. Cochbas fut obligé de remonter, de le secouer par le bras.

– Réveillez-vous. Vous êtes arrivé.

– Où ? – fit-il se frottant les yeux.

– À Zebabda, la colonie à laquelle vous êtes affecté.

L’homme ne discuta pas. Il prit son ballot entre ses jambes et descendit en se cognant aux autres voyageurs.

Agar sentit la petite main de Guitelé qui saisissait la sienne. Allaient-elles déjà être séparées ?

– Étienne Aronsohn ?

Abraham Smolsky avait plus ou moins marché sur les pieds de ses compagnons. Réveillé, Étienne Aronsohn répondit tout de suite à l’appel de son nom.

– Il n’a qu’un bras, – remarqua l’homme à la lanterne.

– Il a eu l’autre brisé dans une rixe avec les Cosaques, expliqua Cochbas.

– Cela ne me gêne pas pour mon métier, – dit le manchot en un effroyable jargon. Je suis comptable.

L’homme à la lanterne haussa de nouveau les épaules.

– Des comptables, mon pauvre frère, nous en avons à revendre. Ne crains rien tout de même, va. On verra à te donner le travail que tu pourras faire.

– Luisa Rosch ?

C’était une vieille femme. Il fallut l’aider à descendre.

– Élie Gold.

On en avait fini avec la colonie de Zebabda. Les cinq restants étaient à destination du Puits de Jacob. Ce fut au tour d’Agar de serrer la main de la petite fille : elles ne seraient pas séparées.

– Au revoir, Isaac Cochbas, – dit l’homme à la lanterne.

– Au revoir. N’oubliez pas pour le 15 avril votre rapport trimestriel. Il faut que je l’aie transmis avant le 20 à Jérusalem.

– Vous l’aurez. D’autant que nous demandons une batteuse. Il y a huit mois qu’on nous la promet. Est-ce que nous pouvons y compter pour la prochaine récolte ?

– Je ferai de mon mieux.

Le camion repartit. Maintenant, on y était au large. Cochbas s’était assis en face d’Agar.

– N’êtes-vous pas trop fatiguée ? hasarda-t-il.

– Non. Est-ce que nous en avons pour longtemps encore ?

– Une heure, tout au plus.

Ils ne parlèrent plus. La petite Guitelé et les trois autres s’étaient rendormis. L’espace était rempli de hurlements plaintifs : les chacals. Agar les avait entendus dans le Liban, du temps qu’elle s’y promenait la nuit en automobile, avec de jeunes noceurs de Beyrouth auxquels le champagne avait ôté l’envie de coucher. Le défilé, alternativement, s’élargissait et se rétrécissait. La lune, vagabondant à travers un tissu de nuages roussâtres, balayait à brefs intervalles les crêtes chauves des monts. Il y avait longtemps que son éclair n’avait fait surgir un bouquet d’arbres. Agar ne put s’empêcher de songer aux récriminations de Grünnberg. « Elle est jolie la terre des ancêtres, rien que des cailloux », disait le musicien. Se pouvait-il qu’il n’eût pas exagéré ? Et d’ailleurs, qu’importait ! N’était-ce pas d’une roche stérile que Moïse avait fait jaillir la divine fontaine de vie ?

Un choc. Le camion s’en était venu heurter violemment, au milieu de la route, un tas de pierres. Le chauffeur descendit en grommelant.

– Qu’y a-t-il ? – demanda Cochbas.

Comme d’habitude. Des cailloux qui se trouvent là où ils n’ont rien à faire.

– Voulez-vous que je vous aide à les enlever ?

– Ce n’est pas la peine. Le travail a déjà été à peu près fait. Je crains seulement d’avoir faussé ma direction.

Il perdit en effet une bonne heure à peiner après diverses pièces de la voiture. Agar s’était légèrement assoupie. Elle se réveilla en entendant l’automobile se remettre en marche. Bientôt, un nid de lumières surgit dans la nuit.

Cochbas se pencha vers elle.

– Naplouse, – murmura-t-il. – Nous approchons.

Deux masses sombres, deux montagnes, apparaissaient, l’une à l’est de la route, l’autre à l’ouest.

– Voici le mont Ebal, – dit-il en montrant la montagne de gauche. – Et en face, c’est le Garizim.

Comme il atteignait les premières maisons de la ville endormie, le camion stoppa de nouveau.

– Halte !

L’ordre avait été jeté en anglais. Dans la lumière des phares, un énorme soldat kaki venait de sortir de la nuit, jambes écartées, fusil tenu en travers, à bout de bras, barrant la route. C’était un sous-officier britannique. Derrière lui, les hommes de sa patrouille se devinaient vaguement dans l’ombre.

Cochbas était descendu. Il parlementait avec le sous-officier. Agar, qui ne comprenait qu’imparfaitement l’anglais, ne put arriver à saisir que quelques bribes de leur conversation.

Ayant relevé son fusil, le sergent fit signe que la route était libre. Les soldats s’écartèrent. Le camion put repartir.

– Qu’y avait-il ? – demanda Agar.

– Rien ! – fit évasivement Cochbas.

– Mais encore ?

– Peu de choses. De mauvais garnements ont essayé d’intimider, en les menaçant de les dévaliser, les voyageurs des automobiles qui nous précédaient. Les pierres sur lesquelles nous avons buté tout à l’heure avaient été placées intentionnellement par eux sur la route : Ce sont des choses qui arrivent couramment, même dans la banlieue de Paris ou de Londres. Vous voyez en tout cas qu’ici la police est bien faite. La surveillance anglaise est sous ce rapport digne de tous les éloges.

Agar ne fit point d’objection. Elle s’efforçait d’arracher aux ténèbres quelques lambeaux de l’obscure cité que le camion était en train de traverser à petite allure. La nuit était devenue tout à fait noire. Les maisons s’étageaient sur la droite en groupes blafards. De dessous un pont monta un rapide murmure. Ici, au moins, il y avait de l’eau.

Très vite après, ce fut la campagne, et bientôt Isaac Cochbas saisit la main de la jeune femme.

– Le Puits de Jacob, – dit-il.

Ces mots, il les avait prononcés cette fois à voix haute, triomphante presque. Les passagers du camion commencèrent à se remuer.

– Nous sommes arrivés, mes amis, – fit Cochbas.

Mal réveillés encore, ils se frottaient les yeux, les écarquillaient. La petite Guitelé s’accrocha au bras d’Agar.

– Arrivée où ? Je ne vois rien, – murmura-t-elle.

– Nous sommes en retard, – expliqua Cochbas. – Il est près de dix heures et tout est éteint à la colonie. On se couche de bonne heure, vous savez. Les journées sont bien remplies et nos frères ont l’ordre de ne pas attendre. D’ailleurs, les habitations sont encore à cinq cents mètres d’ici. Mais si vous les voyez, vers huit heures, au moment de la lecture récréative, quand tout est éclairé, on dirait de la route une véritable ville. Regardez le chemin que nous venons de prendre. Il y a six mois, quand le Haut-Commissaire britannique, Sir Herbert Samuel, notre frère, nous a rendu visite, ce chemin était illuminé de la façon la plus heureuse, avec un double cordon de verres électriques de couleurs variées. Car nous avons aussi l’électricité. En temps ordinaire, on ne laisse pas les ampoules, parce que les Bédouins de par ici, qui sont encore assez arriérés, ne manqueraient pas de les briser.

Le camion, laissant la route, avait en effet tourné à gauche. Il roulait à présent sans effort sur un chemin remarquablement lisse. Une, deux, puis trois lumières brillèrent. On fit halte.

– Descendons, – dit Cochbas.

Le petit groupe était arrêté devant une robuste grille, ménagée entre deux épaisses haies de fils de fer barbelés. De l’autre côté de la grille, un chien aboya avec force. Ils entendirent les pas ensommeillés de l’homme qui venait ouvrir.

– Bonsoir, Samuel, – dit Isaac Cochbas. – Voici nos frères. Rien de nouveau, depuis avant-hier ?

– Rien de nouveau. On vous attendait de meilleure heure.

– Nous avons eu des pannes. Tout le monde est couché, je pense ?

– Tout le monde, sauf mademoiselle Henriette.

– La brave fille, – fit Cochbas. – Je la gronderai.

Bien que la nuit fût des plus sombres, Agar put distinguer la disposition générale des bâtiments, vastes rectangles tenant du hangar et de la villa rustique. Au nombre de quatre, longs chacun d’une cinquantaine de mètres, ils enfermaient un espace carré, planté de petits arbres et au centre duquel s’érigeait la haute pyramide à claire-voie d’un aéro-moteur. On entendait sa roue que le vent faisait grincer dans les ténèbres, à cinquante pieds en l’air.

Deux lampes électriques étaient allumées dans le premier des bâtiments. Sur le perron, une silhouette noire se détachait.

– Nous voici, mademoiselle Henriette – dit Cochbas d’une voix joyeuse.

Et il lui présenta les nouvelles recrues.

– Vous n’avez pas dîné, n’est-ce pas ? dit-elle. – J’ai fait préparer quelque chose, Venez tous avec moi au réfectoire.

– Nous vous remercions, mademoiselle Henriette. Mais vous auriez pu aller vous coucher. Vous n’êtes pas raisonnable.

– C’est que j’ai faim, moi aussi, – dit-elle.

Elle parlait d’une curieuse voix, blanche, métallique, par moments très dure, à d’autres moments presque aussi douce que celle de Cochbas.

Elle les installa tous les six à une table. Un repas modeste, mais copieux et appétissant, les attendait : de la viande froide, de la crème, des fruits.

Mlle Henriette servait, veillait à ce que rien ne manquât. Agar avait tout le loisir de regarder cette étrange personne. Son âge ? Cinquante ans au moins, malgré ses cheveux restés très noirs, qu’elle séparait en bandeaux rigides. Le teint était de cire. À peine les lèvres minces se teintaient-elles de rose pâle. Les yeux gris brillaient sous de profondes arcades. Le profil était anguleux et austère. Mlle Henriette était toute vêtue de noir, à la façon d’une diaconesse. À son col, en manière de broche, elle portait l’étoile de métal à six branches, emblème du Sionisme. Tandis qu’elle l’observait, Agar se rendait compte qu’elle était elle-même la proie de ces impitoyables yeux d’acier.

Les nouveaux colons dévoraient. Cochbas prenait à les voir faire une joie enfantine.

– Et vous savez, mes amis, tout ce qui est sur la table, bientôt c’est nous qui le produirons. Tout ! Il faut qu’avant trois ans nous ayons atteint le chiffre d’affaires de nos camarades de Richon-le-Zion.

– Ne la faites pas trop boire, – dit Mlle Henriette, comme il servait à Guitelé une nouvelle rasade de vin. Pauvre petite, elle tombait de sommeil tout à l’heure. Cela va mieux. De quel pays es-tu ?

– De Bessarabie.

– Il n’y a naturellement pas de Français parmi vous ?

– Non, mais mademoiselle Mosès parle admirablement cette langue, – dit Cochbas, désireux de mettre en valeur sa protégée.

Mlle Henriette posa sur la jeune femme son regard aigu et grave.

– Vous avez vécu en France ?

– Non, mais j’ai connu beaucoup de Français.

Il y eut un silence gros de danger. Mais Mlle Henriette ne le rompit pas pour demander à Agar les conditions dans lesquelles elle avait noué ces relations.

– Nous aurons le temps de causer de tout cela, – se borna-t-elle à dire – puisque nous devons passer ensemble le reste de notre vie.

Le reste de leur vie ! Agar ne put s’empêcher de frémir de la simplicité avec laquelle elle avait prononcé cette phrase terrible. Mlle Henriette dut s’en rendre compte, car elle ajouta, avec un sourire qui était bien la chose la plus belle que la jeune femme eût vue jusqu’alors.

– Et je sens que nous serons amies.

Les hommes étaient allés se coucher, sauf Cochbas, qui restait avec les trois femmes.

– Il est temps d’aller aussi vous reposer, – dit Mlle Henriette.

Ils franchirent la cour. Sur le seuil du bâtiment de droite, Cochbas leur souhaita une bonne nuit.

– À demain, – dit-il en tendant la main à Agar.

Jamais elle ne s’était figuré qu’une main d’homme pût trembler de la sorte.

Le baraquement dans lequel elles se trouvaient était traversé de bout en bout par un couloir sur lequel s’ouvraient les chambres, une dizaine de chaque côté, larges chacune d’environ trois mètres.

Dans la chambre où Mlle Henriette venait d’allumer l’électricité, il y avait deux lits.

– Je m’excuse, – dit-elle, – de mettre avec vous la petite, pour la première nuit. Je ne savais pas que vous étiez deux. Dormez bien, et demain matin, ne vous préoccupez pas du coup de cloche. C’est jour de repos pour les nouveaux arrivants.

Elle les quitta. Assises chacune sur son lit, dans la petite chambre claire, Guitelé et Agar se regardèrent. Elles sourirent, sans savoir pourquoi, gênées.

– Couchons-nous, – dit Agar.

– Couchons-nous, – répéta Guitelé.

Pas une des deux ne bougea. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis Agar murmura :

– Je crois que la nuit est assez claire. Nous pourrions éteindre l’électricité.

– Oui, – dit Guitelé avec empressement.

Elles avaient eu ensemble la même pensée, l’une par honte de ses guenilles, l’autre de son linge trop fin.

Allongée maintenant dans son étroit lit de fer, ce lit où elle allait pouvoir enfin dormir seule, Agar songeait au mystère de la destinée humaine qui, selon un rythme implacable, ramène dans la vie des êtres les mêmes événements. Elle se rappelait le jour où elle avait refusé de se déshabiller, dans la chambre de Lina de Marville… Pour elle s’était ouverte ce jour-là une ère qui venait aujourd’hui de se clore.

Guitelé s’était endormie. La brise plus forte arrachait des plaintes déchirantes à la roue de l’aéro-moteur.

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