Chapitre IX

On ne sut jamais au juste, au Puits de Jacob, ce que devinrent les deux fugitifs. D’ailleurs, la police ne mit à s’occuper de cette affaire qu’une activité médiocre. Isaac Cochbas avait décidé de ne pas porter plainte, d’accord en cela avec Agar, Mlle Weill, et même Michel Abramovitch, qui montra dans cette histoire une résignation au-dessus de tout éloge. Job sur son fumier fit preuve d’une sérénité moins parfaite que celle avec laquelle il accepta la décision de l’Éternel qui le privait de sa volage épouse. En saisissant la justice, la colonie n’eût guère augmenté ses chances de rentrer dans son argent. Les choses se seraient ébruitées, et le scandale serait venu compliquer le dommage matériel d’un irréparable préjudice moral.

Huit jours durant, Cochbas et Mlle Weill furent impuissants à prendre une décision. Ils voulurent, les infortunés, douter encore de la réalité de la catastrophe. Igor Wallstein reviendrait, peut-être. Il n’y avait là qu’une escapade amoureuse sans conséquence. Ou bien, pris de remords, il renverrait, tout ou en partie, l’argent… Le chef de cabinet de Kerenski ne justifia aucun de ces espoirs. Par contre, des lettres à en-tête commerciales arrivèrent, rappelant l’approche de plusieurs échéances. Cochbas passa cette semaine en courses désordonnées entre Jérusalem et Caïffa. Il connut, lui, l’apôtre austère qui n’avait jamais dépensé un sou à la légère, les affres humiliantes réservées aux banqueroutiers frauduleux et aux fils de famille prodigues. Il ne rapporta de ces démarches ni délai, ni appui, ni même promesse. Bientôt, il dut avouer qu’il n’y avait plus qu’une chance de salut, et qu’elle résidait dans la suggestion d’Agar.

Il faut accorder à Isaac Cochbas le témoignage qu’il fit tout pour éviter de jouer cette dernière carte. Il ne s’y résigna qu’après le plus douloureux des débats de conscience. L’étroitesse des liens qui l’avaient jadis uni au baron de Rothschild eût rempli d’assurance une âme moins délicate que la sienne. Lui, au contraire, il ne songeait en ces minutes à la bonté que lui avait toujours marquée le grand vieillard que pour se souvenir qu’il n’avait pas craint de résister à ses objurgations. On lui demandait de rallier le bercail du faubourg Saint-Honoré. On le jugeait plus utile à Paris. Or, il avait proclamé bien haut que c’était désormais en Palestine qu’il se sentait le devoir de lutter. À maintes reprises, il avait affirmé sa certitude du triomphe final sur un ton qui avait rendu peu à peu impossibles de nouvelles instances. Et maintenant, il lui fallait confesser sa défaite, pis que cela, tendre la main. On conçoit sa détresse, la blessure de son amour-propre, sa crainte du terrible Je vous l’avais bien dit, d’autant plus navrant à entendre qu’il tombe d’une bouche plus vénérée.

Pendant ces mortelles heures, jamais Cochbas sans doute n’eût trouvé la force nécessaire à sa lutte de tous les instants s’il n’avait eu auprès de lui l’aide constante d’Agar. Sa présence seule était un baume à ses misères. Avec une émotion sacrée, au moment où ce pauvre être voyait tout s’effondrer autour de lui, il pouvait du moins se rendre cette justice qu’il ne s’était pas trompé en ce qui concernait la jeune femme. Elle était bien de ces figures auxquelles il faut le sombre éclairage de l’adversité pour que puisse se dégager le relief qui leur est propre. Les derniers événements avaient porté un coup terrible à Mlle Weill. Le brusque vent d’orage qui soufflait tantôt donnait à cette flamme d’inquiétants regains, tantôt la laissait fuligineuse, ou la faisait vaciller au point qu’on craignait de la voir s’éteindre. Par moments, avec une sorte de rage, la vieille amie de Mathias Morhardt parlait de reprendre la plume, et d’envoyer aux journaux des deux continents une redoutable lettre ouverte dans laquelle elle stigmatiserait comme il conviendrait l’égoïsme et l’aveuglement d’Israël. Puis, à ces crises de frénésie, succédaient de longues périodes de dépression, au cours desquelles elle n’était plus qu’une mince vieille ratatinée, mains croisées frileusement sur les genoux, marmonnant au coin du feu des mots sans suite. Au lieu d’entretenir l’espérance de la colonie, elle risquait de devenir le plus sûr agent de déroute morale. Mais il y avait Agar. Comment admettre que le Puits de Jacob pût être sérieusement menacé de ruine, alors que la tourmente n’avait apporté aucune modification sensible à la marche de la vie commune ? Bien plus, il semblait que le bien-être, le confort eussent augmenté. Cette centaine de brebis inquiètes sentaient autour d’elles plus de soins encore et de sollicitude. Le linge parut plus blanc, les aliments plus variés et meilleurs. À tous les repas, il y eut des fleurs sur les tables, de ces tristes et belles anémones d’hiver que, sur l’ordre d’Agar, la petite Guitelé allait chaque matin cueillir au flanc du Garizim pour le réconfort du cœur de leurs frères. Par mille et mille attentions inattendues, elle s’efforçait de dérober aux regards le glaive de l’ange destructeur qui brillait déjà dans le menaçant amas des nuages. Qui aurait eu le courage de désespérer, alors qu’on voyait la femme d’Isaac Cochbas vaquer avec un calme, une régularité sans cesse accrus à ses occupations habituelles ? Tout le monde lui rendait grâces, mais seul son mari avec toute la ferveur équitable, lui qui était seul à savoir que, huit mois plus tôt, Marthe était encore Madeleine.

Cependant, on avait attendu jusqu’à la limite extrême un événement heureux qui ne s’était pas produit. Deux semaines à peine les séparaient de l’échéance la moins éloignée. Il allait falloir agir. En admettant que le baron fît droit aussitôt à la requête qu’on était décidé à lui adresser, il n’y avait plus une minute à perdre. Cochbas se résigna donc un matin à s’asseoir à son bureau, devant la feuille blanche préparée par Agar. Par moments, il laissait tomber le porte-plume, avec un geste de découragement, mais il rencontrait alors les yeux de sa femme, et il le reprenait.

Mlle Weill, affalée dans un coin, assistait à cette scène, incapable d’intervenir, de donner un conseil. Autre chose est de rédiger une page orgueilleuse sur l’esthétique d’un sociologue allemand, autre chose est d’arrêter les termes, aussi dignes que possible, d’une lettre d’affaires suppliante. Agar ne prit naturellement aucune part à l’élaboration de cette lettre. Les passages qui étaient dans le ton voulu, elle se borna à les approuver de façon telle que Cochbas n’eut plus qu’à apporter aux autres les modifications convenables.

Enfin, la lettre fut prête. Le Baron y était sollicité de consentir un prêt de cent mille francs, somme qui avait été calculée au plus juste pour permettre de joindre les deux bouts jusqu’à la prochaine récolte. On lui exposait brièvement le malheureux concours de circonstances qui mettait la colonie dans l’obligation de recourir à lui. Agar et Cochbas se rendirent eux-mêmes au bureau de poste de Naplouse pour faire recommander leur requête. Ils avaient calculé le délai dans lequel une réponse pouvait leur parvenir. On était le 7 décembre. Il était sage de ne rien attendre avant le 25.

Or, le 14, au matin, Cochbas entre en coup de vent dans le bureau d’Agar. Il brandissait triomphalement un télégramme.

– Sauvés, criait-il. Sauvés !

Agar s’était levée, un peu pâle.

– L’argent est là ? demanda-t-elle.

Suffoqué d’émotion, incapable de parler davantage, Cochbas lui remit la dépêche, une dépêche d’une centaine de mots, à la fois très nette et très paternelle.

Le Baron faisait savoir qu’il commençait par mettre à la disposition de la colonie une somme de cinquante mille francs, payables immédiatement à la Banque palestinienne. En ce qui concernait les cinquante autres mille francs, il manifestait le désir d’obtenir un certain nombre d’éclaircissements de la bouche même de Cochbas, qu’il serait heureux de revoir par la même occasion. Il l’invitait en conséquence à prélever sur les premiers cinquante mille francs la somme nécessaire à un voyage à Paris, où il serait jusqu’au 15 janvier, date à laquelle il avait à s’absenter quelques semaines.

Agar releva la tête.

– Il faut répondre aujourd’hui même, dit-elle. Quand y a-t-il un bateau ?

– Je ne sais pas. Nous allons bien voir.

– Il faut immédiatement téléphoner à Caïffa.

Mlle Weill, qui venait d’entrer, mêlait maintenant son hosanna à celui de Cochbas. Tous les opprobres dont elle n’avait cessé depuis vingt jours de couvrir les grands Juifs internationaux se trouvèrent soudain mués dans sa bouche en éloges désordonnés. Seule Agar conservait au milieu de ce délire d’allégresse le même calme dont elle avait fait preuve au cours des journées d’angoisse.

– Combien peut coûter le voyage, aller et retour, avec les frais de séjour ? dit-elle.

– Je ne sais pas au juste. Nous avons le temps de faire le calcul. Trois mille francs, quatre mille peut-être…

– Mettons cinq mille. Il reste par conséquent quarante-cinq mille francs dont nous pouvons dès à présent disposer.

Elle couvrait une feuille de papier de chiffres rapides.

– Cela nous mène à peu près au 1er février. Il faut qu’à cette date nous ayons la certitude d’être en possession des cinquante autres mille francs. Croyez-vous que nous puissions y compter ?

– C’est faire une injure gratuite au Baron que de poser seulement la question, s’exclama Mlle Weill. Vous êtes jeune, mon enfant. C’est votre seule excuse pour parler ainsi. Vous ignorez quel est cet homme. Apprenez-le : c’est le bon génie, le père du Sionisme. Je propose qu’on donne immédiatement à notre salle des fêtes le nom de Salle Edmond de Rothschild.

Le même jour, le télégramme partit. On avait téléphoné à Caïffa et retenu pour Cochbas une cabine sur un paquebot qui devait lever l’ancre le 22 décembre, juste une semaine plus tard. L’avocat du Puits de Jacob serait à Paris le 30 décembre. On en avertissait le Baron.

Durant ces huit jours, Agar et son mari eussent eu fort à faire s’ils s’étaient donné pour tâche de calmer l’exaltation croissante de Mlle Weill. Elle écrivit et réécrivit vingt fois le plan du discours que Cochbas aurait, selon elle, à tenir devant le baron. Ils avaient, heureusement pour eux, d’autres sujets de préoccupation…

Ils commencèrent par poser tacitement ce principe que c’était l’esprit libre que Cochbas devait partir pour son ambassade. Ils se mirent donc à établir un bilan fidèle de la vie de la colonie, depuis sa fondation jusqu’à la fugue d’Igor Wallstein. C’était naturellement à Agar qu’allait incomber pendant l’absence de Cochbas la charge de veiller à tout. Cette perspective ne le troublait pas, lui. Mais elle, elle poussa jusqu’à l’extrême le scrupule. Pénétrée de sa responsabilité, elle ne se trouvait jamais suffisamment au courant. Elle interrogeait sans cesse. Elle voulait être au fait des questions les plus infimes. Elle y parvint si bien que ce fut elle qui finit par donner à son mari des lumières sur certains détails dont il n’avait jusque-là pas eu idée.

Certain désormais que le sort de leurs camarades ne pouvait pas être remis entre de meilleures mains, Cochbas voulut davantage encore. Il décida qu’en prenant congé de sir Herbert Samuel, il lui donnerait l’assurance qu’il aurait en son absence, au Puits de Jacob, quelqu’un qui serait capable de lui fournir toutes les précisions sur les matières d’ordre général à propos desquelles on faisait appel à lui, Cochbas. Ainsi Agar trouva, en ces quelques jours, le moyen d’être initiée aux plus menus détails de l’administration palestinienne et de la politique sioniste. Elle s’assimila ces notions abstruses avec une aisance qui apprit à Cochbas émerveillé que la gestion des intérêts d’un État n’obéit pas à des lois sensiblement différentes de celles qui président à l’établissement du budget d’une pauvre danseuse de café-concert.

Mais ses inquiétudes sur le sort de la colonie, à mesure qu’elles disparaissaient étaient remplacées par de la tristesse, la tristesse d’avoir bientôt à quitter Agar. Faiblesse devant l’idée de la séparation prochaine, surmenage, souvenir des mortelles appréhensions qu’il venait de traverser, quelle redoutable addition d’éléments délétères. Ses forces semblaient maintenant menacées comme jamais elles ne l’avaient été, même aux jours d’accablement qui avaient précédé son mariage. La fièvre factice qui le soutenait ne faisait pas illusion à Agar. L’éclat du regard ne lui échappait pas, non plus que, le soir, lorsqu’ils se serraient la main en se quittant, l’étrange chaleur de cette main. Mais elle songeait au nombre de jours de plus en plus restreint qui les séparaient du départ du paquebot, et elle comptait sur la bienfaisante torpeur de la traversée pour apporter à ce pauvre être l’apaisement dont il avait si grand besoin.

On était au mercredi 19 décembre. Ils avaient passé tous deux l’après-midi à collationner des chiffres. Après le dîner, Cochbas avait voulu se remettre au travail. Mais sa lassitude était telle qu’Agar ne le lui avait pas permis. Elle l’avait envoyé se coucher, restant seule dans le bureau où, à dix heures, comme de coutume, l’électricité s’éteignit. Elle alluma une lampe à pétrole et continua son travail. Ainsi jadis, dans la soupente de la blanchisseuse du Fanar, lorsque le gaz s’était éteint, elle poursuivait, à la lueur d’une bougie, une tâche dont elle espérait que son avenir se trouverait transformé.

Depuis un instant, reprise par ses souvenirs, elle avait abandonné ses chiffres. Toute tentative de travail serait vaine, pour cette nuit. Elle éteignit la lampe, sortit, traversa la cour, se dirigeant vers le bâtiment où était leur chambre. Une lune froide brillait, qui faisait étinceler les palettes blanches de la roue de l’aéro-moteur, immobile.

La pièce était obscure. Agar avait oublié de prendre des allumettes. Comme elle en cherchait une boîte, à tâtons, sur la table, sur la commode, elle se sentit glacée d’horreur.

Du coin gauche de la chambre, le coin où était le lit de son mari, un sinistre petit bruit sortait. On eût dit le claquement sec d’un clapet. Il s’y mêla un hoquet, un gémissement atroce. Juste à cet instant, Agar éperdue découvrait enfin la boîte d’allumettes. Heureusement, la lampe était là tout près. Sa lumière s’arrondit, grandit…

Un bras pendait hors du lit, la tête renversée sur l’oreiller tout maculé de sang qui coulait à filets noirs de sa bouche, Cochbas lui apparut, râlant.

C’était Guitelé qui habitait la chambre voisine. Agar n’eut qu’à frapper contre la cloison. L’enfant fut aussitôt là.

– Cours réveiller Mlle Henriette et Ida Jokaï, lui dit brièvement la jeune femme. Elles seulement. Il ne faut pas donner l’alarme.

Presque tout de suite, elles arrivèrent. Mlle Weill serrait sur son torse étroit un extraordinaire châle gris. La grosse Ida Jokaï avait un peignoir de pilou mauve. Une nuée de bigoudis auréolait sa face rubiconde, qui, à l’aspect de la cuvette pleine d’eau sanguinolente, blêmit soudain.

Cependant, Agar avait déjà eu le temps de laver le visage du malade. Elle était maintenant en train de changer la taie d’oreiller. Elle procédait à cette besogne avec des gestes d’une précision saccadée.

– Quel malheur, ma chère petite, s’exclamait Mlle Weill. Le pauvre garçon ! Ah ! vraiment, il est écrit qu’aucune épreuve ne nous sera épargnée.

Il fallut qu’Agar fît signe à Guitelé de l’emmener poursuivre ailleurs le cours de ses lamentations.

À l’aube, l’hémorragie, qu’Ida Jokaï avait réussi à enrayer, recommença. La doctoresse prévint Agar qu’une issue fatale était à redouter d’un instant à l’autre.

– C’est ce qu’on appelle vulgairement la phtisie galopante. Jamais je n’avais vu le mal progresser de façon aussi rapide et violente. Il est vrai que votre mari était bien fatigué. Je savais qu’un de ses poumons n’était pas en bon état. Plusieurs fois, je l’ai grondé pour son insouciance. Mais le moyen de se faire écouter ! Allons, les récriminations sont inutiles. Faisons de notre mieux pour le sauver.

– Y parviendrez-vous ? demanda Agar.

Ida Jokaï hocha la tête.

– Je l’espère, à condition qu’il n’ait pas aujourd’hui une autre crise. Aussi rapprochée des deux premières, je ne sais s’il pourrait la supporter.

La crise redoutée ne se produisit pas. Le soir, Ida Jokaï se montrait plus confiante.

– Il y a du mieux. Il y a du mieux. Mais ne chantons pas trop tôt victoire.

Elle se tourna vers Agar.

– Vous, ma petite, vous allez me faire le plaisir de vous reposer.

– Laissez-moi veiller encore cette nuit, dit Agar.

Le lendemain, vers trois heures, ayant quitté à midi Cochbas sommeillant, Agar était en train de travailler dans l’économat, lorsque Mlle Weill entra.

– Il est réveillé. Il veut vous parler, dit-elle.

– Tâchez qu’il ne se fatigue pas trop, qu’il n’élève pas la voix, murmura la doctoresse à l’oreille d’Agar, quand celle-ci fut au chevet de Cochbas.

La tête d’Isaac Cochbas, presque exsangue, reposait sur l’oreiller. Des larmes vinrent aux yeux d’Agar.

Il parla, et Agar était obligée de se pencher plus près de lui qu’elle ne l’avait jamais fait encore pour entendre une voix qui n’était plus qu’un souffle.

– Nous sommes aujourd’hui vendredi, dit-il.

– Vendredi, répéta-t-elle.

– Le bateau sur lequel ma cabine est retenue part demain soir. Et le Baron attend.

Elle fit un geste. Il l’arrêta.

– Oui, oui, je sais. Il m’est impossible de partir. Cependant, le Baron attend.

– Nous allons lui télégraphier, dit Agar. Le Baron comprendra. Dans quinze jours, dans un mois tout au plus, un mieux se sera produit, et alors…

Il secoua la tête.

– Il n’y a pas d’homme meilleur que le Baron, ni plus bienveillant, c’est vrai, dit-il. Mais nous sommes ses débiteurs. Il a demandé des explications, il faut qu’on les lui donne. Or, dans quinze jours, dans un mois, je le sens, je ne pourrai partir pour Paris. Le Baron nous a donné une preuve de sa confiance, nous devons nous en montrer dignes. Il faut faire ce qu’il demande.

– Que faut-il faire ?

– Il faut que quelqu’un de la colonie parte demain à ma place.

– Quelqu’un de la colonie, dit Agar – et elle devina soudain le but dans lequel il venait de la faire appeler – quelqu’un ? Mlle Weill ?

Isaac Cochbas secoua de nouveau la tête.

– Pas Mlle Weill.

– Pourquoi ?

Il dut faire un effort.

– Je ne peux pas beaucoup parler, dit-il. Je suis obligé de réserver mes mots pour les choses utiles, indispensables. Je ne peux pas les employer à expliquer les raisons pour lesquelles il nous est interdit de charger Mlle Weill d’aller trouver le Baron. Nul plus que moi ne l’aime, la vénère. Cela me met à l’aise pour affirmer qu’à Paris elle compromettrait les intérêts de la colonie. Ce n’est pas elle qui doit partir.

– Qui, alors ?

Il sourit et fit un geste.

– Moi, dit Agar, moi, aller à Paris. Moi, parler au Baron. Mais c’est impossible. Je ne saurai pas. Je n’en suis pas capable.

– Personne n’en sera aussi capable, dit-il doucement.

On eût dit que la menace de la mort avait banni de cet esprit toutes les fumées de l’utopie. Pendant cinq minutes, d’une voix si basse qu’elle paraissait à chaque instant devoir s’éteindre, il précisa son devoir à Agar droite et blanche, tandis qu’il tressait à ce front la couronne la plus inattendue en même temps que la plus méritée. C’était la volonté du destin – car Cochbas ne faisait jamais appel au nom de Jéhovah – qu’elle partît.

Il termina avec un sourire douloureux :

– C’est la première fois que j’insiste ainsi, n’est-ce pas ? Mais quand je défends la cause de mes frères, je me sens plus d’éloquence que je n’en aurais pour plaider la mienne propre. Ce n’est d’ailleurs pas à quelqu’un d’aussi pénétré de notre splendide histoire que j’ai besoin d’apprendre que les femmes de chez nous semblent avoir reçu pour sublime mission de racheter par le détail la faute d’Ève.

Elle l’écoutait, interdite, dans l’affolement de ce qui lui arrivait. De brèves images lui apparurent, cueillies au hasard du défilé des actualités dans les cinémas. Paris ! Ce mot prodigieux lui bourdonnait aux oreilles. C’était donc à Paris qu’il fallait aller le chercher, le salut du Puits de Jacob ! Les yeux de Cochbas ne la quittaient pas. La lumière qui en sortait était si radieuse qu’Agar chancela. S’abattant auprès du lit, elle saisit la pauvre main qui en pendait et la baisa.

Le paquebot devait lever l’ancre à six heures du soir. Agar s’arrangea de façon à n’arriver à Caïffa que juste à temps pour s’embarquer. L’épaisse voilette qu’elle avait mise disait assez son souci de ne pas être reconnue dans cette ville. La petite Guitelé avait réclamé et obtenu la faveur de l’accompagner jusqu’au port.

Les vapeurs qui desservent ce port n’abordent pas à quai. Ils mouillent dans la rade, à un mille en mer. L’obscurité commençait à tomber lorsque la chaloupe qui devait emporter Agar fut parée. Comme elles s’étreignaient une dernière fois, Guitelé éclata en sanglots.

– Agar, Agar, s’écria-t-elle. Je le sens, tu ne reviendras jamais.

La jeune femme tressaillit.

– Pour qui me prends-tu ? dit-elle sèchement.

Mais tout de suite elle s’en voulut de la dureté de cette apostrophe. La douleur de l’enfant était si poignante qu’elle ne pensa plus qu’à essayer de la consoler.

Le paquebot avait à son bord une trentaine de colons Israélites. Nouveaux Grünnberg, nouveaux Samuel Lodz, ils désertaient eux aussi le sol sacré. Le Sionisme commençait à voir son sang s’échapper par tous ses pores. Agar distingua dans l’obscurité ces mélancoliques silhouettes. Il n’y avait plus une minute à perdre, si l’on voulait préserver le Puits de Jacob d’une telle contagion. Elle avait une cabine de seconde classe, tandis qu’eux, ils étaient parqués sur le pont, à l’avant, au petit bonheur. Elle ne put s’affliger démesurément de cette détresse qui devait la mettre, durant le voyage, à l’abri d’une aussi démoralisante promiscuité.

La ville, déjà éclairée, reflétait ses feux dans l’eau noirâtre. Accoudée au bastingage, Agar reconnut, avec un étrange frisson, un emplacement où les lumières brillaient plus nombreuses qu’elle ne l’aurait pensé… En huit mois, l’établissement de M. Divisio avait dû faire des affaires meilleures que le Puits de Jacob.

Un coup de sirène retentit. Le navire s’ébranla lentement.

Sitôt le promontoire du Carmel dépassé, le vent du large, claquant dans les bâches du pont, se mit à mugir, tandis qu’Agar, penchée au-dessus de l’onde invisible, s’efforçait d’apercevoir une dernière fois les montagnes de Palestine qui disparaissaient dans la nuit.

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