Chapitre X

Il pleuvait, le matin où Agar arriva à Paris. Depuis le lever du jour, frottant de son mouchoir la vitre embuée du wagon, elle s’était efforcée d’apercevoir le paysage : méandres d’un grand fleuve aux eaux grises fouettées par la pluie ; petites gares de banlieue balayées, par le passage du rapide ; bois noircis par l’hiver, au-dessus desquels avait surgi un instant un étrange soleil rougeâtre, mangé presque aussitôt par un brouillard marron… À un moment, désireuse de distinguer de façon plus précise ces choses fugitives, Agar avait abaissé la glace. Le froid était entré.

Ayant pris un fiacre, elle se fit conduire rue des Écoles, à l’adresse d’une pension de famille que lui avait indiquée Mlle Weill. Mais la pension était remplacée par la succursale d’un établissement de crédit. Opportunément, Agar se rappela le nom d’un hôtel où elle avait jadis écrit à une camarade de music-hall. « Select-Hôtel, place de la Sorbonne », dit-elle au cocher. Elle fut surprise et un peu déçue de voir que ces deux endroits étaient aussi rapprochés l’un de l’autre.

Sitôt sa valise montée dans sa chambre, elle s’enquit du téléphone. Chaque minute qui s’écoulait n’était-elle pas une atteinte aux misérables finances de ce Puits de Jacob auquel son isolement dans cette ville inconnue la faisait penser avec une émotion dont elle ne se serait pas crue capable. L’annuaire ouvert, elle commença par être épouvantée de la multitude de Rothschild qui y figuraient. Ayant découvert le nom de celui auquel elle avait affaire, ses yeux se mirent à errer parmi l’énumération de chiffres d’appel entre lesquels elle hésitait à choisir : domicile particulier, bureaux, secrétariat. Finalement, elle ne téléphona pas. Elle écrivit quelques mots pour annoncer son arrivée et demander une audience.

Elle sortit afin de porter cette lettre à destination. Dehors, le froid la saisit. Son mince manteau était insuffisant à la protéger. Le remords au cœur, elle se résigna à en acheter un autre plus chaud. Elle eut vite trouvé ce qu’il lui fallait, à un prix raisonnable, au magasin de Cluny. Mais il y avait des retouches à faire. Elle y passa le reste de la matinée. À midi, elle déjeuna très vite, sans appétit et se remit à l’ouvrage. Il était près de quatre heures et la nuit tombait déjà, lorsqu’elle quitta sa chambre.

Elle parvint sans trop de difficultés à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré. Elle confia sa lettre à un portier galonné devant lequel elle se sentit aussi petite qu’autrefois, devant celui du Pera Palace, puis s’éloigna à grands pas, dans la crainte que cet homme ne la rappelât. Elle ne se sentait pas encore suffisamment préparée au redoutable tête-à-tête dont le salut de la colonie allait dépendre.

Perdant le sens de la direction dans ces rues trépidantes de lumières et de bruit, elle tourna à gauche, et, ayant marché environ un quart d’heure, elle se trouva tout à coup au milieu d’un carrefour géant, tout empli d’un prodigieux tumulte. Une immense avenue s’ouvrait d’un côté, bordée de deux rangées d’énormes lampadaires à globes blancs sous la clarté desquels Agar se sentit comme étourdie. De l’autre côté, un vaste monument découpait dans l’ombre violette ses colonnades superposées. Agar crut le reconnaître : l’Opéra, sans doute. Elle s’informa auprès d’un agent qui lui apprit en souriant qu’elle ne s’était pas trompée.

Parvenue sur le refuge central de la place, ombilic incontesté de l’univers, elle resta un quart d’heure, muette, incapable de discerner si c’était d’admiration ou d’épouvante que son âme était soudain saisie. À côté d’elle, la bouche du métropolitain engloutissait et vomissait alternativement une file ininterrompue d’hommes et de femmes qu’une sorte de fièvre ordonnée poussait vers leurs buts innombrables. Agar ne pouvait pourtant demeurer éternellement sur ce refuge. À plusieurs reprises, on l’avait bousculée. Un jeune garçon, porteur d’un gros paquet, la heurta avec violence, et par surcroît, l’injuria. Elle se décida à reprendre sa course.

Elle descendait maintenant une rue aux vastes trottoirs luisant de lumière. Elle passa devant un immeuble dont la porte cochère livra tout à coup passage à un flot de jeunes filles bruyantes. C’était l’heure de la sortie des ateliers. Sur la modeste plaque rivée à gauche de cette porte, Agar lut un nom qui la remplit d’un trouble plus fort que tout ce qu’elle avait ressenti depuis le matin. La rue où elle se trouvait, c’était donc la rue de la Paix. Et ce nom, celui d’un couturier illustre, dont elle avait jadis été si fière de se procurer une fois un modèle soldé par un commissionnaire de Constantinople, était-il possible qu’il lui apparût si simplement, tracé en petits caractères sur une humble plaque de marbre, alors qu’elle s’était figuré qu’il surgirait à ses yeux parmi des fanfares de lumières. Ce fut sans doute à cet instant-là qu’elle comprit – pour toujours : – la leçon de Paris.

Avertie désormais qu’aucune des choses qui l’entouraient ne devait plus passer inaperçue, elle s’arrêta devant le magasin d’un joaillier. Il portait lui aussi un nom fameux, qui la fit longuement tressaillir. Ses yeux agrandis contemplèrent, sur leur couche de velours, les trésors autour desquels tournent sans fin les désirs des femmes et les efforts des hommes. Aucun entassement, seulement quelques merveilles isolées et choisies : un rubis, une émeraude, un sautoir de perles roses… La fortune du vieux comte de Künersdorf et le labeur d’Isaac Cochbas réduits au même dénominateur et additionnés auraient peut-être à peine suffi à payer ces trois objets-là.

Une limousine venait de faire halte devant le magasin. Il en sortit un jeune homme élancé, et deux femmes dont les fourrures achevèrent le désarroi d’Agar. L’une d’elles retenait un lévrier à longs poils blancs qui tirait sur sa laisse. Un monsieur en jaquette avait ouvert de l’intérieur la porte de la bijouterie et saluait très bas les visiteurs. Mais elles, les femmes, arrêtées sur le seuil du magasin et se poussant du coude, elles regardaient Agar. Elles sourirent et échangèrent quelques paroles. La jeune femme n’entendit pas. Elle avait déjà fui. Telle était son attitude habituelle de défiance envers la vie. Elle s’était figuré que les deux inconnues raillaient sa pauvre mise, alors qu’elles étaient l’une et l’autre en train de s’accorder sur la surprise où venait de les plonger la rapide vision de sa beauté.

Incapable d’affronter une nouvelle épreuve de ce genre, Agar prit un taxi et se fit reconduire à son hôtel. Elle regagna sa chambre sans dîner. Elle aurait voulu dormir. L’excès même de sa fatigue l’en empêcha. Il était près de neuf heures quand on frappa à sa porte. Le garçon lui remit un pneumatique. Elle l’ouvrit fébrilement. C’était bien cela. Les affaires ne traînaient pas chez le Baron. Il la faisait informer qu’il avait bien reçu sa lettre, et qu’il la recevrait le lendemain, 31 décembre, à onze heures du matin.

Elle poussa un soupir de soulagement dans lequel la perspective de pouvoir quitter bientôt cette terrible ville entrait pour une part au moins égale à la satisfaction d’avoir été aussi vite exaucée. Quelle que dût être l’issue de l’entrevue, elle se promit d’aller aussitôt après à l’Agence Cook pour s’y renseigner sur la date de départ du premier paquebot à destination de la Palestine.

Le lendemain, des huit heures, elle était habillée. Elle sortit et, remontant le boulevard Saint-Michel, gagna le Luxembourg. Elle avait acheté un petit pain dont la moitié fut pour les moineaux et les lourds ramiers mauves. À côté d’elle, deux jeunes filles, des étudiantes, déjeunaient elles aussi en relisant leurs notes de cours. Agar regarda l’une d’elles, fine et rousse, et qui ressemblait à Guitelé.

Elle avait une telle frayeur d’arriver en retard à son audience que, dix heures venant à peine de sonner, elle se trouvait déjà faubourg Saint-Honoré. Elle fit et refit plusieurs fois le trajet de l’Élysée à la rue Royale, s’arrêtant devant les devantures. Elle entra même dans un magasin et y fit emplette d’un sac à main pour le rapporter à la petite fille à laquelle elle venait de penser avec tant de douceur.

À onze heures précises, elle s’engageait sous le porche de l’hôtel de Rothschild. Elle montra sa convocation au portier.

– C’est de M. Carcassonne, dit-il.

– M. Carcassonne ?

– Oui. Le deuxième secrétaire de M. le Baron. Je vais vous faire conduire auprès de lui.

– Est-ce que je ne verrai pas le Baron en personne ?

Le portier haussa les épaules : ces détails sortaient de sa compétence.

Sur les pas de l’huissier qui était venu la chercher, Agar traversa la cour d’honneur. En cette minute, son trouble disparut. Elle se sentit prête à la lutte.

Debout devant la porte d’un somptueux cabinet de travail, un jeune homme, vêtu avec une élégance sévère, l’attendait.

– Madame Isaac Cochbas, n’est-ce pas ?

Elle s’inclina légèrement.

– Voulez-vous vous donner la peine de vous asseoir. Je suis M. René Carcassonne. C’est moi, Madame, qui vous ai écrit. M. le Baron m’a chargé de vous introduire auprès de lui dans un quart d’heure.

Les craintes d’Agar se dissipèrent : elle allait être reçue par le Baron. Elle se donna alors le loisir d’examiner son interlocuteur. C’était un homme d’environ trente-cinq ans, fluet, déjà chauve. Il avait un binocle, une petite moustache châtain, une grande bonté de visage, et l’air appliqué du parfait élève de Polytechnique.

Il était intimidé devant Agar qu’il ne s’attendait certainement pas à trouver si belle. La jeune femme le sentit, et en tira aussitôt avantage, tout en s’efforçant de le mettre à son aise. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ils causaient déjà comme deux vieilles connaissances. Dans l’accueil chaleureux qui lui était fait, Agar crut néanmoins découvrir une nuance de curiosité qui ne fut pas sans lui causer un certain agacement. Un sioniste, à Paris, était-il donc considéré comme une sorte de phénomène !

Enhardi, cependant, M. Carcassonne parlait avec de plus en plus d’abandon.

– Tout le monde est heureux de vous voir ici, et moi peut-être plus que les autres. Savez-vous pourquoi ?

– Pourquoi ?

– Parce que j’occupe son poste.

– Son poste ?

– Oui, le poste de votre mari. C’est moi qui ai succédé à M. Cochbas. Le fauteuil dans lequel vous me voyez assis, c’est celui qu’il a occupé pendant les cinq années qu’il est resté auprès de M. le Baron.

Agar regarda de nouveau la confortable et vaste pièce, les meubles de bois rares, les larges fauteuils, le feu de bûches brûlant gaiement dans la cheminée. Eh ! quoi ! il avait vécu là ! Un tel bien-être, il l’avait abandonné pour mener dans l’âpre Judée la vie de forçat qu’elle savait ! Elle comprit que, jusqu’à cette minute, elle avait ignoré de quelle matière sublime était faite l’âme d’Isaac Cochbas, Avait-elle été pour lui ce qu’il méritait tant qu’on fût ?

M. Carcassonne continuait ses effusions.

– Personne n’a perdu son souvenir, M. le Baron a pour lui, à chaque instant, un mot aimable. Si vous saviez comme il s’est montré affecté en apprenant cet accident. Rien de grave, n’est-ce pas ?

Il parlait maintenant des excellentes dispositions du Baron à l’égard des colons du Puits de Jacob. Les efforts d’Isaac Cochbas n’avaient jamais été perdus de vue, ici. Sous ces assurances flatteuses, Agar crut néanmoins deviner que si les sympathies du faubourg Saint-Honoré continuaient à être tout acquises à l’homme, son œuvre y était jugée avec quelques réserves. Elle tenta une mise au point.

– Les trois premières années, les années d’installation, ne pouvaient pas être rémunératrices pour la colonie. Mais cette année s’est soldée par un excédent de recettes, et sans le malheureux incident dont je viens de vous parler…

– Vraiment, fit-il, vraiment, j’en suis ravi.

Mais on voyait trop qu’il avait recours à une formule de politesse. Visiblement, on avait de la peine à admettre, dans l’entourage du Baron, que le Sionisme parvînt un jour à se tirer d’affaire tout seul.

– Je n’ai pas qualité pour anticiper sur ce que va vous dire M. le Baron, lui confia-t-il, baissant la voix. Soyez en paix, cependant. J’ai causé avec lui à plusieurs reprises de cette affaire. Il vous soutiendra. Seulement, il est probable qu’il va vous entretenir du caractère quelque peu anarchique de la formule d’organisation que vous avez adoptée. Elle est de nature à mettre en défiance bien des bonnes volontés. Je vous parle en connaissance de cause, moi, qui m’occupe précisément de la centralisation des offrandes destinées à nos colonies de Palestine. Trop souvent, j’ai à lutter contre certaines préventions, et je dois reconnaître…

Brusquement, il s’arrêta. Un timbre électrique venait de retentir dans un angle de la pièce.

– C’est M. le Baron, murmura-t-il.

Tous deux, ils s’étaient levés. Machinalement, Agar le suivit. Il avait soulevé une tenture, ouvert une porte. Tout au fond d’une grande salle sombre, la jeune femme aperçut un bureau derrière lequel un vieillard se tenait assis. Une lampe électrique, qui laissait à peu près dans l’obscurité le reste de la pièce, faisait luire la cire du front, la neige de la barbe. Comme un automate, Agar marcha vers le bureau. La contention de tout son être était si forte qu’elle n’entendait plus le bruit de ses pas…

Une demi-heure plus tard, le visage rayonnant de joie, elle se trouvait de nouveau dans le cabinet de M. Carcassonne.

– Eh bien, répétait celui-ci, presque aussi heureux qu’elle, eh bien, ne vous l’avais-je pas dit ? N’est-ce pas que c’est un être unique ?

– Unique, répéta-t-elle à son tour, unique. Si vous saviez de quelle façon il m’a entretenue d’Isaac Cochbas, de nous tous. On croirait qu’il a vécu au Puits de Jacob. Il n’ignore rien de nos luttes, des nos souffrances passagères. Je lui ai parlé comme je n’aurais jamais cru pouvoir oser le faire. Je lui ai dit…

– Que lui avez-vous dit ?

– Tout ce que nous nous disons là-bas, entre frères. Je ne lui ai rien caché. Je lui ai dit que seul l’effort était valable, était méritoire, serait finalement couronné de succès, qui se poursuit sur la terre des ancêtres.

– Vous avez osé, vous lui avez dit cela, fit M. Carcassonne avec un ébahissement admiratif. Et qu’a-t-il répondu ?

– Il a souri, dit-elle, souriant elle-même, et il m’a répondu : « Dieu vous entende. Je souhaite aux sionistes une telle prospérité que les rôles se trouvent un jour renversés, et qu’à leur tour ils puissent venir à l’aide à ceux de leurs frères qui seront demeurés parmi les Gentils. »

– Je crois que ce jour-là, l’avènement de Celui qui doit venir ne sera plus très éloigné, dit M. Carcassonne, riant lui aussi.

– Puis-je vous demander, dit-elle, de joindre une autre marque de sympathie à celles que vous m’avez prodiguées. Le Baron m’a promis de faire expédier immédiatement au Puits de Jacob le solde de la somme que nous lui avions demandée. Il s’agissait de cinquante mille francs. De lui-même, il vient d’en ajouter vingt-cinq mille. Voulez-vous vous charger d’informer télégraphiquement Isaac Cochbas qu’il peut dès maintenant disposer de ces soixante-quinze mille francs.

– Je vais m’en occuper aujourd’hui-même, promit-il.

Elle poussa un long soupir de soulagement.

– Ma mission est terminée, dit-elle. Adieu, Monsieur.

Cette crise d’enthousiasme et de joie nerveuse traversée, elle avait repris sa froideur et son calme accoutumés.

– Est-ce que nous ne nous reverrons plus ? demanda M. Carcassonne, vaguement ému.

Elle secoua la tête.

– J’ai l’intention de reprendre le premier bateau en partance pour la Palestine. À propos, ne pourriez-vous me dire où se trouve le bureau de l’Agence Cook. C’est pour m’y enquérir de la date à laquelle aura lieu ce départ.

Il lui indiqua la succursale de la place de la Madeleine.

Quand Agar se présenta au guichet, l’employé chargé des passages pour le Levant venait de s’en aller déjeuner.

– Revenez à deux heures, lui dit l’un de ses collègues. Il sera là.

Comme elle était satisfaite de l’issue de ses négociations, elle se sentit faim. Elle entra au restaurant Duval et y déjeuna de bon appétit. Elle avait acheté plusieurs journaux, espérant y découvrir des nouvelles de Palestine. Mais il n’y était pas plus question du Sionisme que s’il n’eût jamais existé.

À deux heures, elle était de nouveau à l’agence, où elle obtint bientôt le renseignement qu’elle demandait. Le premier navire à destination de Caïffa quitterait Marseille le 5 janvier, dans six jours. Elle eût souhaité une date plus rapprochée. Décidément, Paris lui faisait peur. Elle pensa prendre le soir même le train pour Marseille et y attendre, dans une atmosphère moins angoissante et des conditions plus économiques, le départ du paquebot.

Ces réflexions, elle était en train de les faire sur le pas de la porte de l’agence, au coin de la rue Royale. Il y avait, juste en face d’elle, une colonne Moriss, sur laquelle les fêtes du nouvel an multipliaient les affiches de spectacles. Tout en songeant à son train et à son bateau, Agar laissait ses yeux courir machinalement sur ces affiches. Ce fut alors qu’elle eut comme un éblouissement. Les bruits de la rue disparurent. Les passants qui virevoltaient autour d’elle ne furent plus que de vagues ombres. Couvrant une des affiches de caractères hauts de plus d’un pied, la jeune femme venait de lire ces deux mots : Reine Avril.

Se rapprochant de la colonne, avec un trouble qu’elle ne parvenait pas à analyser, Agar lut toute l’affiche. Reine Avril chantait à l’Olympia, dans une revue dont le titre était Foule aux as. Le public était informé qu’en raison des fêtes, il y avait chaque jour, durant toute la semaine, matinée à deux heures.

Un agent se trouvait là. Agar lui demanda où était l’Olympia.

– Juste en face. Vous n’avez qu’à traverser le boulevard.

Juste en face ! Étrange ville, vraiment, et combien périlleuse, celle où dix minutes de marche, à peine, séparent l’Olympia de l’hôtel du baron Edmond de Rothschild.

Si Foule aux As s’était donné aux Folies-Bergère ou dans tout autre music-hall plus éloigné, Agar eût peut-être hésité à se mettre en quête de ces établissements. Mais seulement le boulevard à traverser ! Elle était en proie à un monde de sentiments contradictoires. Elle évoquait le souvenir de Reine Avril, sa mince silhouette, ses cheveux blonds ébouriffés, sa terreur à Beyrouth entre les griffes des agents des mœurs, auxquels Agar était parvenue à l’arracher, et, six mois plus tard à peine, le taudis d’Alexandrie où elle l’avait retrouvée une nuit sur un grabat, saoule de cocaïne. À la soigner, à la remettre à flot, Agar avait dépensé l’argent de deux robes de soirée qu’elle avait dû vendre… Puis la petite hirondelle s’était envolée. Et maintenant, voici que ce nom, Reine Avril, s’étalait en lettres majestueuses, à côté de ceux de Boucot, de Jane Marnac, de Maurice Chevalier. Agar les sentait, ces noms, mener une bizarre sarabande dans sa tête, y éclipser momentanément ceux de Mlle Weill et du Baron.

Reine Avril ! Au fait, peut-être n’était-ce pas elle. Agar tint à en avoir le cœur net.

Franchissant d’un pas rapide le boulevard, elle prit bravement sa place dans la queue des candidats qui se déroulait contre les murs de l’Olympia.

– Un promenoir, demanda-t-elle.

À peine entrée, elle s’arrêta, reconnaissant, humant cette odeur particulière des salles de théâtre, ces relents humides, poussiéreux, comme moisis.

Le spectacle était commencé. Agar ne comprit pas grand’chose à la revue, tissu d’allusions à des faits qu’elle ignorait et de coq-à-l’âne. Le programme qu’elle consulta lui apprit que Reine Avril jouait dans un seul tableau, le troisième du second acte.

Enfin, la chanteuse parut, saluée par des applaudissements dont la chaleur disait assez sa vogue. C’était bien elle, la petite artiste de Beyrouth et d’Alexandrie. Nerveusement, Agar prit dans son sac un papier sur lequel elle traça quelques mots. Puis elle fit signe à une ouvreuse :

– Voulez-vous porter cela à Mme Reine Avril ?

Un billet de vingt francs était joint au papier. L’ouvreuse s’inclina et partit. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle était de retour avec un large sourire qui disait sa satisfaction de rapporter une bonne nouvelle à une personne aussi généreuse.

Dans l’escalier des coulisses, elle se retourna pour confier à Agar :

– C’est Mme Avril qui a été surprise, et contente aussi. Elle a l’air de bien aimer Madame.

Si Agar avait pu nourrir quelques doutes sur la chaleur de l’accueil qu’allait lui faire son ancienne camarade, ils se dissipèrent lorsqu’elle entra dans sa loge. Reine Avril lui avait sauté au cou.

– Jessica ! Toi ! Que je suis heureuse ! Quand j’ai vu ton nom sur le papier, je ne pouvais y croire. J’ai bien des choses à me faire pardonner, n’est-ce pas ? Tu verras, je te raconterai… Mais toi, d’abord, comment es-tu ici ?

Agar lui expliqua qu’établie depuis peu en Palestine, elle était de passage à Paris, où elle était venue pour affaires.

– Alors, la danse, tu l’as abandonnée ? Momentanément ou définitivement ? Mais voilà que je t’abrutis avec un tas de questions. Tu sais, ce n’en est pas une, c’est cent mille que j’ai à te poser. Nous avons tout le temps, car je t’ai, je te garde. Ne secoue pas la tête. Ici, c’est moi qui impose ma volonté, comme c’est toi qui imposais la tienne à Alexandrie… Tu te souviens de ce que je veux dire. Commençons par ficher le camp. Zulma, Zulma ! Allons, dépêchez-vous. Comme vous êtes lente, ma pauvre amie.

Tandis que l’habilleuse lui mettait ses souliers, Reine Avril agrafait à son cou le collier de perles qu’elle venait de prendre sur la table de toilette, un collier aux perles aussi grosses que celles du sautoir contemplé la veille par Agar. La chanteuse aperçut la lueur d’admiration qui venait de passer dans les yeux de son amie. Elle éclata d’un rire d’enfant.

– Et ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’elles sont vraies, ma chérie. Oui, une veine, vois-tu, que je n’arrive pas à comprendre moi-même. Et tu sais, c’est venu tout d’un coup, ou presque, en moins de deux ans, car depuis six ans qu’on s’est quittées, j’ai eu pas mal de vache enragée à avaler. Donc, je te disais que, dans mon bonheur, j’avais tout le temps le remords de t’avoir plaquée ainsi, à l’anglaise ; Beyrouth, tu te rappelles ? Et à Alexandrie, quand j’étais en train de râler, le type qui est venu pour me renouveler ma provision de coco, et que tu as mis à la porte ?

Agar la regardait avec un sourire grave. Elle aussi, elle était heureuse, heureuse de constater que la prospérité n’avait pas fait une ingrate de Reine Avril.

– À ce soir, Zulma. Et laissez donc un peu la porte ouverte avant que j’arrive. On crève de chaleur, ici. Viens, toi. Oh ! inutile de te faire prier : tu m’appartiens.

Elles sortirent et gagnèrent une limousine qui stationnait sur le boulevard. Il y avait un entr’acte. Des spectateurs qui fumaient sur le trottoir se poussaient le coude en murmurant le nom de Reine Avril.

– Ouste, en voiture. Comment la trouves-tu, ma petite 12 chevaux ? Bientôt, tu verras mieux. Gaston m’a promis une Voisin.

 Gaston ?

– Oui, mon ami, tu verras aussi. Un bon gros. C’est lui qui, pendant la guerre, fournissait les courroies de bidons aux troupes.

Très vite, elles furent arrivées.

– Nous sommes avenue de Messine, dit Reine. Et voici ma maison.

Une femme de chambre débarrassait la jeune femme de son chapeau, de ses fourrures, Agar regardait le luxe qui l’entourait avec ces yeux qu’ont les dormeurs qu’on vient d’éveiller en sursaut. Reine la saisit dans ses bras.

– À quoi penses-tu, ma chérie ? À quoi penses-tu ?

– Je pense que je suis contente pour toi, bien contente.

– Je le savais, j’en étais sûre. Tu n’es pas comme les autres femmes, toi. Des rosses, tu ne peux pas en avoir idée. Je me fais un bonheur de la trompette qu’elles vont faire quand elles te verront. Car, je ne l’avais pas dit : tu es belle, Agar, plus belle encore qu’autrefois. Moi, je suis gentillette, je sais bien, mais enfin, je ne me fais pas illusion, la beauté du diable. Avec cela, je trouve le moyen de les mettre en rogne. Alors, qu’est-ce que ça va être lorsque tu vas t’amener au milieu d’elles. Embrasse-moi encore. Et justement, tu tombes bien. Demain soir, il y a le souper de centième de Foule aux As, la revue où je joue. Je t’y conduis, et fie-toi à ces yeux-là pour le reste.

Et elle couvrait de baisers les paupières d’Agar.

La jeune femme se dégagea en souriant.

– Tu es folle, Reine. Je ne suis pas à Paris pour y rester. Je repars.

– Tu repars, tu repars, ça, c’est une autre affaire. Pas avant que nous ayons causé. D’abord, ce n’est pas demain, n’est-ce pas, que tu repars ?

– Dans trois jours.

– Bon. Eh bien, ça suffit pour que tu sois demain des nôtres. Du Cange sera ravi !

– Du Cange ?

– Oui, l’auteur de la revue. Ne t’en fais pas pour la particule. Il s’appelle Jacques Meyer, mais il signe François du Cange. N’aie pas peur, tu ne seras pas seule de ta religion demain soir.

– Tu as l’air de t’imaginer, dit Agar, que j’ai d’autres vêtements que ceux que tu me vois sur le dos.

– Des raisons comme ça, ma petite, si elles devaient compter, ça ne vaudrait pas la peine d’être à Paris. Tu vas voir. Louvre 26-75. Parfaitement, Mademoiselle, c’est pressé. Merci, c’est bien ici la Maison X ?

Ici, Agar entendit le nom du couturier devant les ateliers duquel elle était passée la veille.

– Bien. Donnez-moi, je vous prie, Mlle Yvonne. C’est vous, Yvonne ? Ici Reine Avril, voici : il me faut ici, à onze heures demain matin, trois ou quatre robes du soir à essayer, pour une personne un peu plus grande que moi, et plus mince, à peu près votre taille. Hein ? Demain c’est le premier janvier ? De ça, ma petite, je me bats l’œil. Elle est impayable. Voyons, je ne sais si je me fais bien comprendre. Je ne vous demande pas la lune. Ah ! ça va mieux, je vous retrouve, ma petite Yvonne. C’est bien compris. Oui, venez vous-même, ça vaudra mieux. Et vous savez, pas vos modèles pour Brésiliens. C’est cela, des teintes sombres, de préférence. Enfin, j’ai confiance en vous. Demain matin, onze heures.

Reine raccrocha le récepteur téléphonique.

– Là, voilà une question réglée. À une autre, maintenant, car tu penses bien que jusqu’à l’heure du dîner on ne va pas rester ici. On va un peu sortir prendre le thé quelque part. Antoinette, Antoinette.

La femme de chambre entra.

– Des souliers, des bas, des chapeaux.

– Mon enfant, tu es folle, je te le répète, disait Agar. Je ne t’ai pas encore expliqué ma situation. Mais, à la façon dont tu me vois vêtue, crois-tu que je puisse faire les frais de la robe que tu viens de commander ?

La chanteuse lui mit la main sur la bouche.

– Tu tiens donc, méchante fille, à me faire souvenir de celles que tu vendis lorsque je n’avais pas d’argent pour payer le boulanger et le pharmacien. Elles valaient bien cinquante livres, n’est-ce pas ? C’était en 1919. Depuis, le change a travaillé pour toi.

Parmi les chaussures, les bas, les chapeaux que la femme de chambre venait d’apporter, Reine faisait un choix rapide.

– Tu as le même pied que moi. Tiens, prends ça et ça. Pour la robe, ne t’émotionne pas. Tu ne quitteras pas ton manteau, là où nous allons. En voici un.

Passive, Agar se laissait faire. À douze ans de distance, c’était la scène avec Lina de Marville qui se renouvelait. Seulement, aujourd’hui, il ne s’agissait plus d’un humble tailleur gris, mais d’un manteau de loutre vaste comme une guérite de factionnaire.

– Quelle heure est-il, Antoinette ?

– Six heures, madame. L’auto est là.

La limousine scintillait dans la nuit noire et or. Reine y installa Agar et avant de monter elle-même, elle donna au chauffeur cet ordre :

– Au Ritz.

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