Chapitre VIII

Le mariage d’Isaac Cochbas et d’Agar Mosès eut lieu deux semaines plus tard. Ce fut une solennité de style composite. Elle se déroula dans la salle des fêtes, décorée de palmes et de myrtes. Cochbas et Mlle Weill qui se piquaient d’athéisme, se seraient fort bien dispensés des bons offices du rabbin de Naplouse, vieillard quinteux et arriéré qui ne perdait jamais une occasion de stigmatiser l’esprit irréligieux de ses voisins de la colonie. Mais Agar, d’accord en cela avec la plupart des colons, exigea qu’on le fît venir et que le rite fût observé.

Les gens du Puits de Jacob avaient revêtu leurs habits de cérémonie. Ces vêtements européens, uniformément noirs, formaient avec les draperies blanches, les palmes vertes un contraste étrange, quelque peu macabre. Il pleuvait. Le vent grondait, faisant vaciller quand la porte s’ouvrait, les flammes des bougies, si blafardes dans cette pièce claire, secouant les charpentes des baraquements, arrachant des cris stridents à la roue de l’aéro-moteur qui tournoyait comme une folle. Les fulgurantes lignes brisées des éclairs déchiraient par des saccades répétées les nuages suspendus au-dessus du Garizim. Malgré ces tristes présages atmosphériques, la joie était sur tous les visages, faible reflet de celle qui illuminait le front de Cochbas. Il ne semblait plus être cet homme en qui, tout le monde s’accordait, il n’y avait pas un mois, à voir une imminente recrue pour le tombeau. Il regardait Agar à la dérobée, avec un immense bonheur respectueux et craintif. Elle, comme elle était belle ! Mais elle semblait avoir hérité soudain la pâleur de son époux.

La harangue que prononça Mlle Weill fut quelque chose d’inouï dans les annales de l’éloquence épithalamique. Rien ne manqua à cet hosanna de la libre pensée, ni le Talmud, ni l’Éthique, ni le Capital. Elle trouva le moyen de parler de la loi Naquet, sans que cette allusion, en un tel moment, parût une seconde déplacée. En périodes émues et émouvantes, elle retraça les diverses étapes de l’existence de Cochbas. Elle fut nécessairement plus brève pour louer la carrière d’Agar antérieurement à son arrivée au Puits de Jacob. Mais les titres que la jeune femme s’était acquis en ces quelques mois eussent empêché d’être pris de cours le plus médiocre des apologistes. Mlle Henriette s’acquitta de cette dernière partie de sa tâche avec un lyrisme passionné. Elle salua en cette union le gage des prospérités futures de la colonie. Elle termina, au milieu des applaudissements de tous, en déclarant qu’elle était autorisée à donner immédiatement une preuve des heureux auspices sous lesquels l’ère nouvelle venait de s’ouvrir : le matin même, on avait reçu de Beyrouth un chèque de deux mille livres égyptiennes, montant du prix dû par l’armée française du Levant pour le vin qu’on venait de lui vendre.

Un banquet des plus réussis suivit, qui acheva d’édifier le malheureux rabbin sur la façon dont les sionistes respectaient les préceptes les moins contestés de la Loi en matière alimentaire. Il était trois heures, et le repas touchait à sa fin, lorsque Cochbas, à qui Agar venait de faire signe, se leva.

– Ma femme et moi, dit-il, nous vous remercions du fond du cœur, camarades. En nous prodiguant, comme vous venez de le faire, tant de marques d’affection, de confiance, vous savez que vous n’aurez pas à faire à des ingrats. Vous savez que tout ce que je pourrai… tout ce qu’elle.

L’émotion, le bonheur l’étranglaient, lui coupaient la parole. On le tira d’embarras en applaudissant. Les bravos retentissaient toujours qu’ils avaient, Agar et lui, quitté la salle. Mlle Henriette accompagna la jeune femme dans sa chambre où elle revêtit rapidement un costume de voyage, le tailleur de Caïffa modifié d’une façon plus austère encore. Dans le couloir, on entendait les pas de Cochbas qui, déjà prêt, se promenait fiévreusement.

Les trésors de tendresse accumulés dans le cœur de la pauvre vieille agrégée par cinquante ans de la vie la plus contre-nature se mirent à déborder.

– Ah ! mon enfant, ma chère petite, que je suis heureuse. Vous avez vu leur joie, à tous. Mais cette joie, il me semble que je n’en jouirai tout à fait que si vous me jurez que vous la partagez vous-même.

Agar jura. Peut-être était-elle sincère. Peut-être appartenait-elle à cette catégorie d’âmes très fines qui préfèrent le risque personnel d’un faux serment à la ruine de la quiétude de ceux qui les entourent.

Dehors, devant la grille, une automobile était arrêtée. On y plaça la valise d’Agar et le sac de voyage de Cochbas. Ils embrassèrent tous deux Mlle Weill.

– À bientôt, leur cria-t-elle, comme la voiture démarrait. Vous penserez à moi, sur la colline de Sion.

La semaine précédente, Cochbas ayant osé demander à Agar ce qui pourrait lui faire le plus de plaisir à l’occasion de leur mariage, elle lui avait répondu :

– Voir Jérusalem.

Naturellement, il avait acquiescé. Mais comme chez cet homme étonnant les scrupules de la conscience ne se taisaient jamais, même lorsqu’il s’agissait de faire plaisir à Agar, il avait décidé de combiner ce voyage avec une tournée d’inspection qu’il devait accomplir dans la Haute-Galilée. La jeune femme y avait vu d’autant moins d’inconvénient qu’elle n’était pas fâchée de connaître Tibériade. Ils devaient être de retour cinq ou six jours plus tard.

Le soleil se couchait dans un ciel d’orage majestueux quand ils atteignirent la Mer de Galilée, toute hérissée de petites vagues. Les premières vapeurs de la nuit s’élevaient déjà au flanc des sombres montagnes de Transjordanie, qui barraient à l’est l’horizon. C’était de là que sortaient jadis ces hordes amalécites qui fondaient à l’improviste sur les pasteurs chananéens. Trente siècles avaient si peu changé les choses de ce pays que les sionistes d’aujourd’hui continuaient à être à la merci des mêmes pillards. La première des colonies où le couple s’arrêta déplorait la perte d’une demi-douzaine de bestiaux qui leur avaient été ravis la veille par une bande de Bédouins.

Ils passèrent deux jours au bord de ce lac, un des paysages les plus lumineux, les plus chargés de mélancolie qui soient au monde. Le premier soir, ils couchèrent au petit village de Samakh, dans une sorte de vaste caravansérail dont les propriétaires étaient si simples et si pauvres qu’ils ne purent offrir à ces nouveaux mariés que l’hospitalité de leur dortoir commun. La redoutable échéance du nocturne tête-à-tête fut ainsi pour eux retardée de vingt-quatre heures. Mais le lendemain, hôtes d’une colonie qui avait ses aises, on leur donna leur chambre, une chambre qui ressemblait, par un excès de blancheur et de propreté, à une cellule d’hôpital. Quand on les y laissa seuls, leur gêne mutuelle était indicible. Aucune circonstance de sa vie antérieure n’avait paru à Agar aussi scabreuse. Ce fut peut-être là qu’elle se rendit compte de la façon la plus nette qu’elle avait été une prostituée. Et que dire de son trouble, à lui ! Le moindre geste un peu osé pouvait signifier qu’avec une femme telle que la sienne il n’y avait vraiment pas à se gêner. Mais un excès de délicatesse n’aboutissait-il pas, à rebours, au même genre d’offense. Misérable Cochbas qui, interrogé par Agar sur le nom d’une humble bourgade entrevue dans la journée, sentit sa voix trembler en répondant que c’était Magdala.

Le lendemain de cette singulière nuit de noces ils repartirent et couchèrent de nouveau à Samakh. Le jour suivant, ils descendirent la vallée du Jourdain, où le fleuve invisible coule entre les murailles de deux berges verdâtres. Puis ils abandonnèrent la vallée et le paysage se fit soudain, autour d’eux, d’une solennité de cataclysme. Toute végétation avait disparu. La petite automobile filait éperdument sur des chemins crayeux, sous l’immense moutonnement d’une armée de nuages de cuivre. L’invisible soleil déclinant déversait sur ces terres désolées une lumière inattendue, comme maudite.

– Plus vite, plus vite, répétait sans cesse Cochbas, penché sur le dos du chauffeur.

Et l’automobile faisait de son mieux pour gagner de vitesse la nuit.

Elle n’y parvint pas, et les ténèbres avaient déjà envahi le bas du ciel brun lorsque plusieurs lignes clignotantes de lumières superposées vinrent apprendre à Agar que Jérusalem était là.

Ils descendirent à l’hôtel Allenby. La salle à manger était pleine de touristes, d’officiers anglais. Agar promena sur ce luxe un regard étonné, comme déshabitué. Deux officiers l’observaient avec insistance. Elle se dit que peut-être elle les avait connus, à Salonique ou à Alexandrie. Et puis après ? Isaac Cochbas n’était-il pas au fait de son existence passée ?

Le dîner finissant, il lui proposa de sortir quelques instants si elle ne se trouvait pas trop fatiguée.

– Je voudrais, dit-elle, aller dès ce soir au mur des lamentations.

Il eut un sourire joyeux.

– C’était justement mon idée, répondit-il.

Dehors, à travers les méandres de la ville la plus effrayante du monde, elle se sentit soudain envahie par une telle angoisse, que, pour la première fois, elle prit le bras de son mari. Ils suivaient de sombres ruelles voûtées, taillées en escaliers dans la roche. D’autres ruelles tombant à droite, à gauche, perpendiculairement, ouvraient subitement d’inquiétants trous d’ombre. Ils entendaient, à quelques mètres devant eux, le bruit rythmé des pas d’un promeneur invisible qui les précédait.

À mi-voix, elle se répétait : « Jérusalem ! Jérusalem ! » C’était donc vrai ! Elle ne pouvait y croire. C’était donc cela, Jérusalem ! Un banal palace ! Une omelette fines-herbes, des côtelettes aux haricots verts, la carte des vins, des garçons en habits, un ascenseur… et peut-être aussi – qui pouvait bien savoir ? – un café-concert.

Elle trébucha, manqua tomber. Il la retint par une pression timide du bras. Maintenant, les voûtes des rues avaient cessé et l’on apercevait le ciel, des nuages blancs, quelques étoiles.

Cochbas s’était arrêté.

– Nous voici arrivés, dit-il.

Elle n’avançait plus, interdite devant les ténèbres soudain plus denses qui lui barraient la route. Il lui prit la main, la conduisit doucement jusqu’à l’énorme muraille invisible. Ils eurent tous deux alors le même geste : étendant le bras, ils s’appuyèrent à la pierre obscure.

Une chauve-souris, à intervalles réguliers, passait et repassait près de leurs têtes. Ils restèrent ainsi cinq minutes, dix peut-être. À quoi pouvaient-ils songer en cet endroit solennel, dans la paradoxale solitude d’un lieu vers lequel se tendaient pourtant à la même seconde les bras de leurs vingt millions de frères disséminés sur le vaste monde ? Agar avait laissé tomber son front contre son bras. Elle pleurait, peut-être. Mais était-ce sur elle-même ou sur Sion détruite, ses prêtres captifs, ses rois dispersés ?

Isaac Cochbas, défaillant d’angoisse, eut la hardiesse de poser la main sur l’épaule de la jeune femme. Elle tressaillit.

– Rentrons, murmura-t-elle, j’ai froid.

Durant leur retour à travers les ruelles pleines d’ombre elle marcha si vite qu’il eut peine à la suivre. Lorsque les premières lumières d’une rue tracée à l’européenne apparurent, il l’entendit pousser un soupir de soulagement. Elle ralentit sa course. Elle sourit même pour dire :

– Ah ! voici l’hôtel, Tant mieux ! Je n’en pouvais plus.

Ce hall ! Ce bar américain ! Ces lustres électriques ! À quelques centaines de mètres du Mur des Pleurs ! Comme ils réclamaient au bureau la clé de leur chambre, le gérant tendit un télégramme à Cochbas.

– Il est arrivé juste comme vous veniez de sortir.

Le temps que mettait son mari à lire cette dépêche attira l’attention d’Agar. Elle le regarda. Il était blême.

– Qu’y a-t-il ?

Sans mot dire, il lui tendit le télégramme. À son tour, elle lut :

– « Prière revenir toute urgence. Événement grave. »

Et c’était signé : Henriette Weill.

Agar rendit à Cochbas le papier froissé.

– Il faut partir tout de suite, dit-elle.

Lui, il commençait à s’affoler.

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir eu ? Le feu, peut-être… ou les Bédouins.

Tandis qu’Agar s’entretenait, à petits mots brefs, avec le gérant, il s’était laissé tomber dans un des fauteuils du hall, relisant dans tous les sens le télégramme. Les mots, les chiffres, l’heure du dépôt dansaient devant ses yeux.

Agar revint vers lui.

– Je viens de téléphoner dans tous les garages. Nous n’aurons pas d’automobile avant demain matin sept heures. Aucun chauffeur ne veut marcher de nuit. Il paraît que la route, d’ici Naplouse, n’est pas sûre.

Il la regardait avec de pauvres yeux désespérés. Elle se sentit une voix très douce pour lui dire :

– Le mieux est de monter le plus tôt possible nous reposer. Nous aurons sans doute demain besoin de toutes nos forces.

Le lendemain, à l’heure fixée, l’automobile qu’ils avaient commandée était à la porte de l’hôtel. Ils firent charger leurs petits bagages. Isaac Cochbas, ranimé par Agar, était un autre homme que la veille. Avec cette puissance d’illusion, ce manque de nuances des nerveux, il ne voyait plus maintenant, dans la lumière matinale, que les raisons qu’il avait de regarder le monde avec optimisme. Agar était certainement dans le vrai, et lui, n’avait-il pas été fou de s’inquiéter, de ne pas tenir compte de l’exaltation de Mlle Weill ! Il venait de téléphoner à Naplouse. On lui avait certifié qu’aucun événement n’avait troublé la région au cours de ces jours derniers. S’il y avait eu au Puits de Jacob un incendie ou une mauvaise histoire de Bédouins, un accident quelconque enfin, on n’aurait pas manqué de le lui dire… Devant tous ces motifs d’être calme, il ne voulut pas que l’automobile s’engageât immédiatement sur le chemin du retour. Agar était venue pour voir Jérusalem. Il serait trop sot que tout se réduisît pour elle à cette médiocre impression de palace, et au souvenir d’une promenade nocturne, lugubre et glaciale.

– Une heure, rien qu’une heure !

Et il ordonna allègrement au chauffeur de prendre la direction du Mont des Oliviers.

Ils commencèrent par suivre une voie fort large, qui eût mérité le nom d’avenue si elle avait traversé un peu moins de terrains vagues. Elle était bordée de villas, comme on en peut voir au Caire, à Ramleh, partout. Par moments, on longeait d’interminables murs blancs, par-dessus lesquels de maigres arbustes laissaient pendre des rameaux déshonorés par la poussière. Le chauffeur dépassa avec précaution un peloton de cavalerie britannique qui menait ses chevaux à l’abreuvoir. Les hommes en tenue de corvée, manches retroussées sur des bras musclés et rouges, avaient l’aspect qu’ils ont tous, de Dublin à Prétoria, d’Hayderabad à Sydney : bien-être, hygiène, indifférence totale pour les choses environnantes. L’un d’eux, toutefois, retirant sa pipe de sa bouche, décocha au passage à Agar un compliment dont Cochbas blêmit. Elle parut ne pas entendre. Elle était toute occupée des rares passants qui les croisaient, par groupes hâtifs de trois ou quatre hommes. Quel contraste entre les solides soldats anglais et ces furtives apparitions qui remplissaient la jeune femme d’un sentiment poignant et bizarre, fait à la fois de répulsion, de pitié, d’amour. Elle avait vécu si longtemps en dehors de ses frères qu’elle avait fini par les oublier, ces tristes fantômes de son enfance. Les Juifs du Puits de Jacob, eux, étaient habillés à l’européenne, et le rite, ils l’observaient de façon tellement édulcorée ! Elle avait fini à leur contact par ne plus se rappeler que les vrais Juifs vivaient encore. Et voici que, soudain, elle se trouvait en présence des éternels Isaac Laquedems. Ceux-là, on pouvait les oublier, mais les renier, quand ils surgissaient ainsi, c’était une autre affaire. C’étaient les autres qui étaient les déguisés, non eux, sous leur accoutrement invraisemblable. Ils allaient, avec leur démarche saccadée, déhanchée, les uns vêtus de la lévite noire, le pantalon tire-bouchonné retombant sur des bottes éculées, les longues papillottes blondes et rousses se balançant hors du chapeau de feutre noir ; les autres, les vieux, les purs, la tête recouverte d’une sorte de sinistre soleil poilu, les mains serrant fiévreusement contre la poitrine la sainte Thora, le corps perdu dans d’immenses robes de velours dont les couleurs éclatantes ne faisaient que rendre plus horribles la détresse et l’usure. Velours bleu pâle, velours émeraude, velours aubergine, et ce velours canari, le plus répandu parce que c’était sur lui que jadis on apercevait le moins l’infamante rouelle jaune… Ah ! fils de Jephté le magnanime, du splendide David adolescent, de ce Salomon aussi pur et beau que les lis des prairies, c’est donc vous, pauvres misérables. Pour réprimer un sanglot, Agar dut serrer son mouchoir contre ses lèvres. Mais presque aussitôt, avec une fierté sauvage, elle fit violence à sa détresse, elle se redressa. Plus fort, plus âpre que l’orgueil engendré par les acclamations est celui qui naît de la conscience de la haine, de la réprobation universelle.

Plus haut que Gethsémani, au pied de la Chapelle de l’Ascension, l’automobile fit halte. Agar eut enfin sous les yeux le panorama de la ville, semblable à s’y méprendre à une immense photographie bistre, unicolore. Site oblong, en forme de coque de barque retournée ; pitoyables taches brunes qui sont des buissons, des arbres ; fossés ravagés, pleins d’une ombre écrue, et dans lesquels il faut bien reconnaître avec une tristesse si pesante qu’on n’a même plus la force de se sentir déçu, les vallées du Hinnon, du Cédron, de Josaphat ; entassement de monuments baroques qui font songer à quelque Lourdes monstrueux, sans verdure et sans eaux ; églises, séminaires, hospices à faciès de maisons centrales et de casernes, et jusqu’à cette mosquée d’Omar tant vantée, et qui n’a l’air que d’un débile jouet oublié sur une toile cirée lépreuse. Seul le ciel, avec ses cohortes de nuages bizarrement échevelés, seule la toile de fond, avec ses tragiques Monts de Moab qui ressemblent aux collines de quelque lune maudite, seules l’abomination et la désolation de la Mer Morte luisant comme un plat d’étain au fond de son gouffre méphitique, rachètent par un peu de grandeur sinistre le poignant et hideux néant de ce chaos monochrome. Tout a cessé ici d’être conforme aux canons habituels de la vie. La lumière est cette lumière blême qui descend des soupiraux pour venir s’écraser sur les gravats des caves. Les rares oiseaux, d’un vol qui halète, paraissent drainer dans l’air leur part de malédiction. Les minces bruits qui parviennent à s’arracher du sol – un ânier s’emportant contre son âne, un triste coq s’égosillant, un forgeron frappant sur son enclume – ont quelque chose d’extra-naturel, de fêlé, comme s’ils se développaient dans un monde où l’acoustique n’est pas la même que partout ailleurs.

Il faut être auprès de quelqu’un qu’on aime pour discerner pleinement la beauté d’un paysage ou son horreur. Avec un étonnement épouvanté, Isaac Cochbas venait de se rendre compte que pour la première fois il apercevait Jérusalem. Il comprit la terrible imprudence dont il avait fait preuve en permettant à Agar de confronter ses rêves glorieux avec l’impitoyable réalité. Du coup, il n’osa même plus regarder la jeune femme, mais, sentant la nécessité de mettre fin de façon quelconque au silence désolé qui s’était emparé d’eux depuis qu’ils s’étaient arrêtés, il fit un effort, essaya de parler, de citer des noms, de rappeler des souvenirs : là, les piscines de Siloé ; là, l’emplacement du Temple ; là, le pli de terrain où s’étaient massés les soldats de Titus pour l’assaut final ; cette tour s’élevait sur l’emplacement de celle d’où David avait pour la première fois aperçu la femme d’Uri ; ce fut cette colline qu’il gravit, vieux roi en détresse, chassé de sa capitale par la révolte d’Absalon ; là, c’était… Inutile tentative. Cochbas sentait sa voix se sécher dans sa gorge, tant il y avait d’atroce ironie dans le contraste que formaient ces évocations grandioses avec le spectacle qui se déroulait à leurs pieds. Jusqu’à ce que le chauffeur, par un discret appel de trompe, leur eût fourni un prétexte que ni l’un ni l’autre n’eût osé faire naître pour regagner l’automobile, ils ne surent plus que garder le silence devant ce gigantesque sépulcre blanchi.

Le trajet de retour s’effectua sans incident, et il n’était pas encore onze heures quand ils arrivèrent à la colonie. « Mlle Weill, leur dit-on, s’était rendue le matin à Naplouse. Elle ne pouvait tarder à rentrer. » Sentant inconsciemment qu’il valait mieux ne pas semer par des questions le désarroi parmi des gens qui avaient l’air de n’être au courant de rien, ils s’assirent dans son bureau et attendirent anxieusement la vieille fille.

Bientôt, elle fut là. À sa pâleur, au ravage de ses traits, Cochbas devina que ses pires appréhensions de la veille n’étaient pas vaines.

– Qu’y a-t-il ?

Mlle Henriette mit la main sur son cœur. Agar s’était levée, comme pour les laisser seuls, Mlle Weill la retint.

– Non, restez. Vous n’êtes pas de trop, mon enfant.

Elle se tordait les mains.

– Mes amis ! mes pauvres amis !

– Qu’y a-t-il ? Mais qu’y a-t-il ? répétait Cochbas angoissé.

– Igor Wallstein…

– Eh bien, Igor Wallstein ?

– Il s’est enfui avec Dora Abramovitch.

– Igor Wallstein, avec Dora Abramovitch ?

Atterré, Cochbas ne savait que redire ces deux noms. Agar se taisait. Elle semblait attendre la suite.

– Mais, pourquoi ? Mais où sont-ils partis ?

– Je ne sais pas encore. À Naplouse, le service britannique, dès qu’il aura un renseignement, nous le communiquera. Sont-ils passés en Syrie ? Ont-ils pris un paquebot ? On l’ignore encore, je le répète. Et, en partant ainsi, vous savez qu’Igor Wallstein a emporté tout l’argent.

Isaac Cochbas s’était dressé, livide.

– L’argent ? Quel argent ?

– L’argent de la caisse. Il avait la clé.

Cochbas marcha en chancelant vers le coin de la pièce où était le petit coffre-fort de la colonie. Mlle Weill secoua la tête.

– Ce n’est pas la peine de regarder. Il n’y a plus rien.

– Combien restait-il ?

– Pas tout à fait cent livres. Il a tout pris.

Cochbas revint s’effondrer sur sa chaise.

– Comment cela s’est-il passé ? Dites-moi, racontez-moi.

– Le lendemain de votre départ, il est parti pour Caïffa. Rien de plus naturel. Dora Abramovitch l’a accompagné. Elle s’était arrangée pour avoir elle aussi des emplettes à faire. Ils devaient être tous deux de retour le même jour. Le soir, rien. Le lendemain, rien. Je commence à m’inquiéter. Je fais téléphoner à Caïffa. On avait vu Dora dans un bazar, où elle avait acheté une mallette. Quant à Wallstein, dès son arrivée, il avait encaissé le chèque à la Banque Anglo-Levantine.

– Le chèque ? quel chèque ?

– Mais le chèque de l’intendance de l’armée de Syrie.

– Il a encaissé ce chèque ?

– Naturellement, puisque c’était pour cela qu’il allait à Caïffa.

– Et, cet argent, il l’a emporté, aussi ?

– Naturellement.

Cochbas s’essuya les tempes.

– Mais alors, il ne nous reste plus un sou, rien.

– Non, rien.

Tous trois se turent. Au bout de quelques minutes de ce silence, Isaac Cochbas demanda en bégayant :

– Est-ce que vous avez porté plainte ?

– J’ai averti la police de la disparition de deux membres de la colonie. Mais je n’ai pas parlé d’argent. Cela valait mieux, n’est-ce pas ?

– Oui. Et ici, est-ce qu’on est au courant ?

– Personne encore, sauf Michel Abramovitch. J’ai été obligée de lui apprendre la chose, vous comprenez, avec tous les ménagements possibles. Il a été on ne peut plus digne. Quant aux autres, il sera toujours temps…

– Oui, dit Isaac Cochbas, avec un cri de désespoir, il sera toujours temps de leur apprendre qu’ils aient à se disperser dans d’autres colonies.

Mlle Henriette joignit ses maigres mains blanches.

– Nous en sommes là ?

– Eh ! ne le savez-vous pas aussi bien que moi-même ? Le Puits de Jacob est mort.

– Est-ce qu’à Jérusalem, on ne peut pas trouver d’argent ?

Il secoua la tête farouchement.

– Je suis mieux placé que personne pour savoir que non.

Il y eut dans l’étroite pièce comme une pluie de mornes cendres. L’ombre de la grande détresse du Sionisme leur apparut.

– Rien à attendre, dit encore Cochbas, avant le 1er février. Et d’ici là, comment vivre ? Non, je vous le répète, c’est fini.

À ce moment, Agar qui n’avait pas encore ouvert la bouche, prit la parole :

– Et si, dit-elle, nous nous adressions au Baron ?

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